« Être moral » : Quid est hoc ? (Bref) Retour à Kant (1/2)
Introduction generale
Pour bien envisager la place et l’intérêt de la morale kantienne, son actualité et sa force, un peu de contexte est nécessaire. Commençons par revoir brièvement quelques des grands courants courant de pensées de traversent le champ de la réflexion.
Le rationalisme moral : les vérités morales (ou au moins les principes moraux généraux) sont connaissables a priori par la seule raison.
L’intellectualisme moral : L’intellect seul peut découvrir le bien universel ; l’intellect est le moteur de l’acte moral.
Le scepticisme moral : Douter de la possibilité en raison la morale. Pour Pascal : la raison peut réfléchir sur les fondements de la morale mais ne peut la fonder, complémentarité entre le fidéisme et le scepticisme => Conformisme éclairé.
Le relativisme moral : La morale dépend de chaque homme ; homme condamné et tiraillé par plusieurs conceptions du bien donc voué à l’irrationalisme.
Le subjectivisme moral : Le bon n’est qu’une propriété relationnelle de l’émotion ressentie.
L’anti-réalisme moral : rien n’est objectivement moral => moralité possible que par un jugement, vient d’une autre réalité qui est celle du langage.
Le sentimentalisme : Rousseau, morale fondée sur une tendance spontanée qu’est la pitié qui va ouvrir à l’altruisme // Adam Smith, Théorie des sentiments moraux : morale fondée sur la sympathie comprise comme partage désintéressé du sentiment des autres par un processus cognitif qui fait appel à l’imagination.
Dans son ouvrage Logique(1), Kant pose les quatre grandes questions auxquelles le domaine de la philosophie se rapporte : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? A la première répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie … ». Dès lors, la question de la morale est une des parties essentielles (mais non autonome) qui doit permettre à la Raison humaine de s’élever.
Sur la place et les enjeux de la morale
Plus généralement, la question de la moralité, la question du fait morale, traite de la problématique du réalisme moral. Le réalisme moral est la thèse selon laquelle il existe des vérités morales objectives et que ces vérités correspondent à des faits ou des propriétés qui existent indépendamment de ce que les agents pensent ou croient. En d’autres mots, pour un réaliste moral, les actions sont réellement bonnes ou mauvaises, et ceci indépendamment de ce que nous pensons, croyons, ou disons. Kant pense, et c’est remarquable empiriquement, que nous avons un penchant inné pour l’altruisme, que nous résistons à l’utilitarisme naturel.
La question de la moralité est au carrefour de nombreuses autres : En effet, se pose la question de savoir(2) ce qu’est une bonne action, qu’est-ce que la justice, quels en sont les caractères fondamentaux, à quelles conditions ; mais le problème du droit, de la légitimité, de ce qu’est que « l’homme », de la dignité humaine, du respect, etc.
Tout d’abord, Kant, grande figure des Lumières (Die Aufklärung), pose une théorie de « l’intérêt moral » pour penser le problème de l’autonomie morale, de l’émancipation.
Rappelons que Les Lumières se veulent être : Les Lumières sont un mouvement culturel, philosophique, littéraire et intellectuel qui émerge dans la seconde moitié du XVIIe siècle, désireux de lutter contre l’irrationnel, l’arbitraire, l’obscurantisme et la superstition des siècles passés ; c’est aussi une volonté de renouvellement du savoir, de l’éthique et de l’esthétique (de leur temps).
Kant va, en philosophe, chercher à réhabiliter le paradigme classique de la morale tout en l’expurgeant du naturalisme. Rappel : Le naturalisme est la conception d'après laquelle tout ce qui existe – objets et événements – peut être expliqué par des causes ou des principes naturels. Il doit, cependant, être distinct du matérialisme stricto sensu.
En effet, il faut rappeler qu’en matière de morale, il existe deux grands paradigmes :
Le Paradigme Classique est une éthique du Juste, une Ethique du bien naturel, une Ethique téléologique. La vertu y est définie comme propre à chaque espèce d’être lui correspondant, c’est l’excellence (la forme pleinement accomplie d’un être), c’est également l’harmonie (ajustement à soi-même) ; cela permettant d’arriver à une forme supérieure de bonheur. Le vice comme défaut d’accomplissement (inaction, contingence, perversion / défiance).
Le Paradigme Moderne quant à lui est impératif de justice, est aptitude à faire le bien de manière désintéressée, quitte à mettre de côté ses intérêts ; il n’y a donc plus d’idée de réalisation de soi. D’autre part, c’est une distinction nette entre la légalité et la moralité. La légalité (le juste) est comprise comme extérieurement conforme à une norme, c’est l’indifférence vis-à-vis de la convenance intérieure. La moralité est quant à elle comprise sous la forme d’impératifs, de correspondances intérieures avec une loi / maxime prescrite.
Aussi s’attaque-t-il à l’Ethique classique (éthique téléologique du bien naturel) et à l’Ethique conséquentialiste. Il est défenseur d’une forme de scepticisme morale. Les tenants de l’éthique conséquentialiste (que nous simplifierons au « simple » courant utilitariste, celui de Bentham et J-S Mill principalement) tiennent pour juste l'action qui génère le plus de bonheur pour la totalité de l'ensemble des agents, le bonheur étant défini comme la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines. Ainsi défini, l'utilitarisme affirme que ce qui compte c'est la somme totale de bonheur, ou bonheur agrégé, le bonheur de tous et non pas le bonheur de quelques-uns ou le bonheur d'une personne spécifique.
Il critique ainsi l’idée de l’individu de Bentham comme « sac de préférence » et est en grand désaccord avec Hutcheson. Selon Hutcheson, le fondement de la morale est dans un instinct naturel, que rien ne peut remplacer ni contrôler. Sitôt qu'il nous apparaît, il apparaît comme notre souverain légitime. Ce qu'il commande avant tout, c'est la bienveillance ; il commande ensuite le courage, la droiture, la véracité. La satisfaction de ces tendances constitue le souverain bien. De là dérive la doctrine des devoirs sociaux et les lois du droit naturel.
(1) P.25-p.26. Plus de détail dans la bibliographie
(2) « Que puis-je savoir », question que la métaphysique prend en charge.
Sources :
Kant, (1785), Fondement de la métaphysique des mœurs, Le livre de poche, Paris, 2017
Kant, (1795), Métaphysique des Mœurs, Vrin, Paris, 2011
Kant, (1781 / 1787), Critique de la Raison pure, Vrin, Paris, 2006
Kant, (1788), Critique de la Raison Pratique, PUF, Paris, 1966
Kant, (1800), Logique, Vrin, Paris, 1966
Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant, la philosophie critique, Tome II, Vrin, Paris, 2007
Mai Lequan, La philosophie morale de Kant, Seuil, Paris, 2001
https://encyclo-philo.fr/realisme-moral-a/
http://www.guillaumenicaise.com/philosophie/le%20mal/le%20mal.pdf
Meyer Michel, « Morale, éthique et justice : Aristote contre Kant », dans : , Petite métaphysique de la différence. Religion, art et société, sous la direction de Meyer Michel. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2008, p. 115-120. URL : https://www.cairn.info/petite-metaphysique-de-la-difference--9782130567646-page-115.htm
Lequan Mai, « Y a-t-il une morale transcendantale chez Kant ? », Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 115-139. DOI : 10.3917/rmm.071.0115. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2007-1-page-115.htm
Rey Lucie, « Les Lumières comme enjeu philosophique et politique : Pierre Leroux face à Victor Cousin », Dix-huitième siècle, 2015/1 (n° 47), p. 501-528. DOI : 10.3917/dhs.047.0501. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2015-1-page-501.htm
Jaffro Laurent, « Hutcheson (1694-1746) : des bons sentiments au calcul de l'utilité », dans : Alain Caillé éd., Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2001, p. 420-424. URL : https://www.cairn.info/histoire-raisonnee-de-la-philosophie-morale-et-pol--9782707134219-page-420.htm
Roullé Antoine, « La cohérence des deux premières Critique. Lecture du « Canon de la raison pure » », Archives de Philosophie, 2004/3 (Tome 67), p. 399-419. DOI : 10.3917/aphi.673.0399. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2004-3-page-399.htm