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Histoire du centralisme français

Alexis de Toqueville, homme politique français et precurseur de la sociologie - Portrait par Théodore Chassériau

« La France est une République indivisible » ; c’est en ces quelques mots que commence l’article premier de la Constitution de 1958. Ainsi, l’État ne reconnaît qu’une seule autorité, celle de l’administration centrale sur le territoire national. Pourtant, la France n’a pas toujours été unie et uniforme. Lorsqu’advient le premier de ses rois – Hugues Capet en 987 – le royaume est divisé en multiples comtés, duchés et baronnies autonomes suivant la tradition féodale alors en vigueur. Comment expliquer cette évolution dans la mentalité institutionnelle et nationale ?

Tout commence bien avant l’ascension des Capétiens. Au crépuscule de l’Empire romain, la Gaule est déchirée par les mutations sociales et culturelles liées aux invasions barbares. Le sud du pays – fortement romanisé – est loyal envers les institutions impériales tandis que le nord a déjà assimilé les peuples francs et leurs coutumes. La principale séparation est d’abord linguistique avec une mutation progressive du latin vulgaire parlé par les Gaulois depuis leur conquête par Rome. C’est la langue d’oïl (Nord) face à la langue d’oc (Sud) – la distinction s’opérant sur la manière de dire « oui ». Vient ensuite une scission culturelle et coutumière entre un nord germanisé, appliquant la loi salique des Francs, et un sud encore latin ; bientôt la féodalité franque face au clientélisme romain. Cependant, et contrairement à nombre de provinces latinisées d’Europe, la Gaule et son peuple apparaissent déjà fortement homogènes d’un point de vue culturel et historique. Les Gaulois, romanisés depuis quatre siècles, forment un puissant creuset assimilationniste et accusent une tradition « nationaliste » (terme volontairement anachronique) avec déjà une tentative d’indépendance entre 260 et 274 : l’Empire des Gaules.

Clovis est le premier roi franc à unifier les monarchies nouvelles sur l’actuel territoire français. Conscient que pour régner et gagner en légitimité aux yeux des populations gauloises il doit embrasser la religion de ses administrés, le premier des Francs se convertit au christianisme. L’ère mérovingienne est une période troublée où les successions monarchiques vont se transformer en véritables guerres civiles. Il faudra attendre Charlemagne et sa dynastie carolingienne pour voir réapparaître un royaume franc unifié. Mais la tradition germanique tend à diviser les héritages – y compris ceux afférant aux royaumes – de telle sorte que les conflits réapparaissent. À Verdun (843 EC), les petits-fils de l’Empereur se réunissent pour acter d’une séparation définitive et héréditaire de leurs possessions. L’Empire carolingien est divisé en trois monarchies souveraines dont la future France à l’ouest. Là encore, et contrairement aux deux autres « Francie », le royaume de Charles II se distingue par une homogénéité plus forte qu’ailleurs. Finalement, c’est l’affaiblissement du pouvoir central face aux invasions normandes qui va condamner l’autorité royale à un rôle symbolique, renforçant le pouvoir des grands féodaux.

Cette situation délétère conduit à l’ascension d’une nouvelle famille dynastique : les Robertiens. Comtes de Paris et ducs de France (correspondant à l’ancienne province d’Île-de-France), ils se distinguent par leur gestion de la crise normande. Alors que s’éteint la monarchie carolingienne, les Grands féodaux font le choix du descendant de Robert le Fort : Hugues Capet. Légitimé par son mérite familial, il est surtout nommé pour sa faiblesse seigneuriale face à d’autres possessions riches et puissantes comme l’Aquitaine, la Normandie ou le comté de Toulouse. Pourtant, c’est alors que commence la politique capétienne de centralisation et de réaffirmation du pouvoir royal en France. Loin d’avoir écarté l’ingérence parisienne, les nobles du royaume vont signer leur propre condamnation à mort. Et pour cela, il ne manque qu’un prétexte qui s’imposera avec l’accession à la couronne anglaise d’un jeune duc de Normandie du nom de Guillaume…

La première grande extension du « domaine royal » – c’est-à-dire les terres directement possédées par le monarque – intervient au cours de la guerre opposant Philippe II de France et Richard Ier d’Angleterre. De retour de la Troisième Croisade, les deux princes vont se livrer bataille pour la domination du duché de Normandie. Condamné pour félonie (désobéissance envers son suzerain), Richard puis son frère Jean vont perdre une grande partie de l’empire combiné de leur père Henri II Plantagenet et leur mère Aliénor d’Aquitaine – autrefois mariée au roi Louis VII de France. Malgré une alliance de revers avec le Saint-Empire romain germanique, les Français triomphent lors des batailles de la Roche-Aux-Moines et Bouvines (1214). Dans les mois qui suivirent, la capitale londonienne tombera même aux mains du prince-héritier de France (futur Louis VIII) du fait d’une révolte seigneuriale anglaise. Mais les craintes d’un centralisme royal sur l’Angleterre mettront vite fin au projet d’union entre Paris et Londres. Devenu « roi de France » et non plus « des Francs », Philippe Auguste va assurer sa domination sur le Maine, l’Anjou, la Touraine, la Normandie et les Flandres ; l’autorité centrale est restaurée. Il ne reste plus que l’Aquitaine qui échappe à son autorité ainsi que le Midi qui se convertit au catharisme. En 1229, sous le règne de son fils Louis VIII, c’est tout le Languedoc qui rejoindra le domaine royal à l’issue d’une victoire décisive sur les Albigeois.

Déjà, la France s’affirme comme un État et un royaume avec une conscience commune d’appartenance à un tout supérieur. Sous Louis IX, les compétences ultimes de justice et de guerre sont progressivement attachées à l’administration étatique : ce seront les fameux domaines régaliens. La mort du dernier des Capétiens en ligne directe – Charles IV en 1328 – confirme le choix des grands notables d’un souverain national et non étranger, préférant Philippe de Valois à Édouard III d’Angleterre, pourtant plus légitime. La guerre de Cent-Ans et l’épopée de Jeanne d’Arc parachève le sentiment national français en même temps qu’il sacralise la figure du roi de France à travers l’importance du sacre de Reims. Tout le travail des rois Valois sera dès lors de renforcer l’autorité étatique sur les derniers fiefs du royaume. Provence, Bourgogne, Bretagne, Picardie ; ces territoires rejoignent bientôt le domaine royal au cours du XVème siècle. Avec François Ier et son fils Henri II, le pays achève sa mutation de sorte que les frontières du royaume se confondent quasiment avec celles des possessions personnelles du roi. Seules demeurent la Navarre et Foix qui sont toutefois aux mains de la maison française des Capet-Bourbons. Malgré les crises religieuses qui vont secouer la France au XVIème siècle, l’autorité royale devient de plus en plus incontestable.

Mais la France est-elle centralisée pour autant ? De nombreuses particularités et de nombreux privilèges demeurent à travers tout le royaume. Malgré un attachement commun au domaine royal, les provinces annexées conservent leurs cultures, traditions et coutumes tout en voyant leurs droits locaux réaffirmés si tant est qu’ils n’entrent pas frontalement en contradiction avec les lois nationales. Même sous les règnes centralisateurs des Bourbons, d’Henri IV à Louis XIV, la France conservera ce « métissage » culturel et local. Le roi ne règne pas sur un peuple mais des peuples. Et finalement, ce qui sera qualifié d’absolutisme n’est autre qu’un renforcement de l’administration étatique qui gagne alors en efficacité et en puissance.

Le basculement décisif a lieu en 1789 au cours de la Révolution française. D’inspiration anglo-saxonne et décentralisatrice, la réforme institutionnelle est vite dépassée par les débordements populaires. Les anciennes provinces sont transformées en départements anhistoriques – leurs noms sont inspirés de caractéristiques géophysiques. Les privilèges individuels et collectifs sont abolis et l’égalité institutionnelle est proclamée à travers tout le royaume. De prime abord, ces changements brutaux sont accueillis favorablement par des populations en quête de retour à l’ordre public. L’idée de fédération défendue jusqu’en 1792 séduit à travers le pays. Mais la chute de la royauté et la domination politique de la petite bourgeoisie parisienne alliée au peuple en armes vont rapidement entraîner une centralisation extrême autour de la capitale. Paris devient le centre institutionnel (siège des assemblées), législatif, juridique (Comité de Salut public) et militaire de la France (symbole du Champ de Mars). La lutte contre les « fédéralistes » royalistes et catholiques en Vendée ou encore en Provence va précipiter des réformes de plus en plus radicales. Suspendues par le Directoire libéral, ces mesures vont réapparaître avec le Consulat puis l’Empire napoléoniens. Le Code civil réglemente la vie de tous les Français quand la Légion d’honneur les récompense pour leurs mérites. Les privilèges accordés sont purement honorifiques à l’image de la noblesse d’Empire. En deux décennies, la France révolutionnaire et impériale aura fait plus pour la centralisation étatique que la royauté en un millénaire. L’expérience achevée, la monarchie restaurée, les principes nouveaux sont reconduits car arrangeants pour des souverains pour qui ce renforcement était un but intemporel.

De 1799 à 1969, la France sera un pays unitaire et centralisé autour de Paris, ce malgré de multiples changements de régimes politiques. L’exception demeure la réintégration de l’Alsace-Moselle en 1919 qui conserve une législation religieuse différente de la laïcité instaurée alors qu’elle était allemande. Des décentralisateurs et fédéralistes existent toujours, à Droite (légitimistes, orléanistes et réactionnaires) comme à Gauche (communistes et anarchistes). Mais la République ne leur permet pas une tribune favorable. C’est finalement Charles de Gaulle qui, empreint d’une conscience historique doublement millénaire, va proposer la régionalisation aux Français en 1969. Rejeté par référendum, son projet de loi sera finalement imposé sous François Mitterrand dans un but plus économique que politique – dynamiser la Province alors en retard sur la macrocéphalie parisienne. Ce n’est qu’avec le traité de Maastricht (1992) et le projet fédéraliste européen que la régionalisation revient en force avec, cette fois, un projet antinational à savoir la destruction des États-nations par la mise en avant des « euro-régions ». Malgré cela, le pouvoir demeure fermement ancré à Paris où les institutions trouvent leur siège ainsi que les grands groupes économiques – résultat de 1500 ans de politique centralisatrice royale, impériale et républicaine…



Sources :

L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville (1856)