De la légitimation de l'ordre politique à travers l'Histoire des idées
« L'unité de la philosophie politique moderne tient à un même refus : la modernité rejette comme irréaliste et néfaste toute la tradition antérieure. Plus profondément, ce rejet s'appuie sur quelque chose de commun que l'on peut appeler l'esprit moderne et qui travaille en ce sens : l'émancipation de la volonté ». Ainsi s’exprima le philosophe Philippe Bénéton dans son ouvrage Introduction à la politique, en mettant en avant ce qui fait l’unité de la « philosophie politique Moderne » et nous permet de parler d’elle comme d’une catégorie à part entière au sein de l’Histoire de la philosophie, malgré la diversité des théories qu’elle renferme.
La notion de « légitimité » est un concept central dans la pensée politique, dans la mesure où il s'agit de la variable permettant de rendre acceptable n'importe quel théorie ou système politique régissant une société. Aujourd'hui, ce concept de légitimité est fortement attaché à l’œuvre du sociologue allemand Max Weber, qui le définit comme un mécanisme politique correspondant à la reconnaissance par ceux qui obéissent de la validité, des mérites et du bien-fondé des décisions auxquelles ils obéissent (voir article « Pourquoi obéissons-nous ? »). Si cette définition peut paraître anachronique et trop sociologique, la célèbre typologie des trois formes de dominations légitimes que propose Weber ne nous permettant que difficilement d'évaluer la façon dont les idées et théories politiques en elles-mêmes deviennent « légitimes », elle nous permet cependant de nous mettre sur la voie avec cette idée que la légitimité repose sur la reconnaissance du bien-fondé du système politique en question. Un régime politique légitime est, en définitive, un régime politique auquel on adhère, cette adhésion étant justifiée par une conformité avec une certaine idée du Bien et de la Justice.
Cette recherche du régime légitime fait directement référence à ce qui constitue le cœur de cette discipline qu'est la théorie politique, centrée en définitive sur deux questions : « Qu’est-ce que la politique ? » et « Quel est le meilleur régime politique possible ? ». La recherche du meilleur régime possible fut clairement un enjeu central dans toute l’histoire intellectuelle et philosophique européenne, ayant menée à la genèse de différentes traditions de pensée et différentes analyses relatives à la nature de la politique et à la façon d’engendrer ce meilleur régime possible. Philippe Bénéton recense quatre étapes dans l'histoire des idées politiques en Occident : 1) La philosophie politique Classique ; 2) La philosophie politique Chrétienne ; 3) La philosophie politique Moderne ; 4) La « politique scientifique », ou « science politique » (voir « Pour une réhabilitation de la philosophie politique »). Ces quatre étapes étant posées, le professeur précise ensuite que la philosophie politique Chrétienne pouvant être perçue comme une continuation de la philosophie politique Classique « sublimée » par la Révélation, et que la « politique scientifique » s’interprétant comme une conséquence logique de la « rationalisation » de la politique et de l'émancipation de la volonté initiée par la philosophie politique Moderne, la rupture fondamentale dans l'histoire des idées politiques se trouverait dans le passage entre la philosophie politique Chrétienne et la philosophie politique Moderne.
Aussi, nous allons tenter de mettre en avant en quoi la philosophie politique Moderne fut effectivement à l'origine d'une rupture quand au critère de légitimité d'un système/théorie politique, en mettant en avant une conception de la politique et de ce qui le rend légitime totalement à rebours de ce qui avait court jusqu’alors. Nous nous concentrerons pour se faire sur, dans une première partie, une étude de la pensée de Platon, Saint Paul et Saint Augustin en mettant en avant la continuité qui existe dans leurs pensées. Puis, nous étudierons les principaux éléments au fondement de la transformation de la pensée politique et de l’émergence de la pensée Moderne, avant de mettre en avant la rupture fondamentale qui se produisit entre ces deux visions de la politique en détaillant celle promue par les deux penseurs qui furent incontestablement à l'origine de ce qui devint après eux la « Modernité philosophique » : Thomas Hobbes et Nicolas Macchiavel.
Une politique transcendantale : De l’harmonie du cosmos à la volonté divine
Le monumental philosophe Platon développa sa philosophie en réaction aux idées des sophistes, qu’il dénonçait vigoureusement. En opposition à des hommes qui plaçaient l'homme au centre de l'univers et faisaient de la vie terrestre et de l’expérience humaine le cœur de l’ordre politique et social (Protagoras, par exemple, disait : « L'homme est la mesure de toute chose »), Platon développe une philosophie politique « transcendantale », qui subordonne l'ordre social à un ordre autonome et supérieur. Selon le philosophe, qui cherche dans son ouvrage La République à imaginer la « cité Juste », les valeurs que sont la Justice ou le Bien ne sont pas des conventions humains mais des valeurs en soi, qui dérivent de la nature, et dont il faut avoir connaissance par la raison avant de les appliquer dans l'organisation de la vie de la cité. Dans sa célèbre « allégorie de la caverne », Platon schématise sa conception de la connaissance en divisant le monde entre le « monde intelligible », le « monde matériel » dans lequel nous évoluons, et le « monde des idées », seul vrai monde dans lequel il est possible d'avoir accès aux « idées » dont le « monde intelligible » n'est qu'un pâle reflet. Platon explique que la majorité des hommes sont enfermés dans le « monde intelligible » (la « caverne »), et considèrent que ce monde et ce qu'ils y perçoivent sont la seule et unique réalité, et qu'il n'y a rien au-delà. Au contraire, les philosophes ont accès à ce « monde des idées » (l’extérieur de la « caverne ») et ont connaissances de la réalité de ces idées ; eux seuls savent donc ce qu'est le Bien, ce qu'est le Juste. Aussi, il est de leur devoir, afin d'aider les autres hommes, de s'impliquer dans le « monde intelligible » et de guider les hommes. Ils doivent pour cela chercher autant que faire se peut à appliquer le Bien et le Juste dont ils ont connaissance en gouvernant la cité, afin de pouvoir permettre au plus grand nombre de mener sa vie en adéquation avec le Bien. Les philosophes doivent donc devenir rois, afin d'organiser la vie des hommes selon le Bien et le Juste dont ils sont les seuls à avoir la connaissance, ladite connaissance découlant de leur accès à la transcendance, c’est-à-dire au « monde des idées ».
Cette conception de la politique fait du critère de conformité à l'ordre du Cosmos le critère de légitimité de l'ordre politique. La politique n'est légitime que dans la mesure où elle organise la vie de la cité en adéquation avec les idées de Bien et le Juste, c'est-à-dire si elle se conforme à un ordre cosmologique qui lui est extérieure et qui s'impose à elle. La « cité idéale » est donc une cité régie selon des principes cosmologiques et naturels, que Platon place dans cet autre monde qu'est le « monde des idées » pour schématiser sa pensée, et qui s'imposent aux hommes. Le gouvernement du « monde intelligible », pour être légitime, se doit de se conformer à l'ordre naturel, aux principes transcendants du Bien et du Juste.
Ce dualisme platonicien, cette division du monde en deux, aura une grande postérité, sera abondamment reprise par les premiers penseurs chrétiens et restera la grande référence de la philosophie chrétienne jusqu’aux alentours du XIIIème siècle. En effet, dès le Ier siècle, Saint Paul évoque cette idée d'un monde séparé en deux, d'un « monde terrestre » et d'un « monde céleste ». Comme le souligne Francisco Javier Luque Castillo : « Il approfondit l'idée du monde séparé en deux, le "monde terrestre" et le "monde céleste", bien qu'il n'ait pas affirmé que les deux mondes existaient de manière autonome mais que le terrestre était soumis au céleste, puisque c'était Dieu qui avait créé le monde de telle sorte que tout ce qui s'y produisait répondait à ses desseins » (Sobre política). Cette cosmologie paulinienne, qui fait état d'un « monde terrestre » soumit à un « monde céleste », sera appliquée au niveau politique pour justifier le devoir de respect de la part des chrétiens de l'autorité politique : si le « monde terrestre » est soumis au « monde céleste », alors tout ce qui s'y passe est le fruit de la volonté de Dieu. Les pouvoirs terrestres, même injustes et tyranniques, sont le fruit de la volonté de Dieu qui les a mit en place dans un but supérieur. « Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu » (Romains 13, 1). Il est donc proscrit d'y désobéir, car désobéir au pouvoir institué par Dieu revient à désobéir à Dieu lui-même.
Le dualisme « monde terrestre/monde céleste » sera encore approfondi quelques siècles plus tard par Saint Augustin, docteur de l’Église plus directement influencé par les idées du philosophe Platon que son prédécesseur, sous les expressions de « cité terrestre » et « cité céleste ». Le docteur de l’Église, de son côté, ne met pas en avant le fait qu’une cité soit soumise à l’autre, mais plutôt l’idée d’une « opposition de principe » entre elles, à tel point que l’on peut comprendre l’histoire de l’humanité comme une lutte entre ces deux principes. Il continue en affirmant que ces deux cités sont intimement mêlées ; plus précisément, la frontière qui les sépare est d’ordre spirituel, elles se trouvent dans le cœur de chaque homme et s’affrontent dans sa conscience. Saint Augustin disait : « Deux amours ont bâtis deux cités. L’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi la cité céleste. Celle-là se glorifie en soi-même, celle-ci dans le Seigneur ; celle-là cherche une gloire venue des hommes, pour celle-ci, Dieu témoin de la conscience est sa plus grande gloire » (La Cité de Dieu, XIV, 28). Comme le précise Philippe Bénéton, « La cité terrestre ne se confond pas avec la réalité temporelle de la cité humaine, elle est la part corrompue de l’humanité, celle qui oublie sa vocation à l’éternel pour s’idolâtrer elle-même. La cité de Dieu n’est pas l’Église visible, elle comprend ceux qui ont choisi la meilleure part, ceux qui, dans l’Église mais aussi hors de l’Église, se consacrent à la vérité et à la vertu » (Introduction à la politique). Cette opposition n’est donc pas une opposition entre les chrétiens et les païens, car chaque homme est à la fois membre des deux cités. Mais la citoyenneté qui importe le plus est évidemment celle de la « cité céleste ». Les hommes ne doivent pas s’affliger de ce qui se passe dans la vie temporelle ; en tant que citoyens de la « cité céleste », il savent parfaitement que ce qui importe réellement, le « royaume de Dieu », « n'est pas de ce monde » (Jean 18, 36).
Saint Augustin réaffirme et approfondit encore la doctrine politique de Saint Paul en réaffirmant le fait que dans ce contexte, les hommes doivent obéir au pouvoir politique en toute circonstance, y comprit aux tyrans. Ce qui se passe dans le monde temporel, le « royaume terrestre » de Saint Paul, le « monde intelligible » de Platon, n'a en définitive aucune importance puisque ce n'est pas le « vrai monde ». Toute résistance est futile, et détourne de la réalité transcendantale dont ce monde terrestre n'est qu'un pâle reflet. De même que la légitimité de l'organisation politique et sociale des Classiques trouvait son origine dans la conformité à l'ordre cosmologique, la légitimité de l'ordre politique et social des chrétiens tient à sa conformité avec la volonté divine.
Vers la Modernité : Réhabilitation de l’expérience terrestre et mutation de la Raison
L’histoire des idées nous permet de dégager une certaine logiques dans les évolutions ultérieures que connurent la philosophie européenne, et qui firent de cette civilisation européenne encore toute entière orientée dans le sens d’un mépris de la « réalité empirique » au profit d’une réalité supérieure et transcendante (système de pensée instauré par le triomphe du christianisme mais hérité de la pensée platonicienne) la civilisation complètement immanente (qui tire ses principes de lui-même, et pas d’un ordre extérieur et supérieur) que nous connaissons aujourd’hui. Très rares sont les bouleversements historiques inexplicables et complètement imprévisibles du point de vu de l’histoire des idées, et on peut très souvent mettre en lumière par cette discipline les germes intellectuels qui engendrèrent les dynamiques aboutissant à des conséquences politiques concrètes et considérables plusieurs siècles plus tard.
La première dynamique à prendre en compte vient d’une différence fondamentale qui va au-delà de cette apparence de symétrie entre la pensée Classique et la pensée Chrétienne. Si la pensée Chrétienne s’inscrit effectivement dans la continuation de la pensée greco-romaine (et en particulier platonicienne, stoïcienne et de cicéronienne), on peut trouver un certain nombre d’innovations qui furent lourdes de conséquences, et qui permettent de faire le lien entre la pensée européenne telle qu’elle était avec les Classiques, et telle qu’elle sera à l’époque Moderne. Car en effet au-delà de cette symétrie apparente entre les deux traditions, qui verrait simplement remplacé l'ordre spontané du Cosmos par la volonté divine, c'est sans doute dans le passage de la première à la seconde qu'eut lieu le glissement fatal, et que s'ouvrit la brèche par laquelle put s'engouffrer la Modernité.
Pour les Anciens, le cosmos était traversé par le Logos, la « Raison universelle », et c'est parce que les hommes étaient aussi dotés de cette raison qu'ils étaient en mesure de comprendre la Raison naturelle, et pouvaient chercher à s'y conformer et à l'imiter. L'ordre naturel était rationnel et prévisible, et l'allégeance à la transcendance ne prenait pas la forme de la soumission à une volonté subjective mais était un acte de raison. Le stoïcien Sénèque disait en ce sens, de manière parfaitement représentative : « Je n'obéis pas à Dieu, je suis d'accord avec lui ». Pour les chrétiens, la Création et l'univers sont le fruit de la volonté de Dieu, et la foi est supérieure à la raison (bien que l'importance de celle-ci n'ait jamais été niée) ; la vie morale perd son caractère de fruit d'un examen rationnel pour se baser sur la foi et l'obéissance à Dieu. L'ordre naturel, dans la pensée chrétienne, devient le fruit d'une volonté agissante – celle de Dieu –, et il suffira aux Modernes de substituer à Dieu le volonté contractuelle pour que l'on retrouve l'idée protagorienne, pourtant finalement vaincue par Platon des siècles auparavant, que la subjectivité pourrait être au fondement de l'ordre politique.
Si la substitution de l'ordre rationnel du cosmos par la volonté de Dieu portait dès l'origine les germes de la Modernité, ce n'est qu'à partir XVIème siècle et de la Renaissance que l'on pourra véritablement parler de rupture. La Renaissance peut se caractériser tout d'abord par un rejet de la transcendance, le rejet de l'idéal de cet autre monde supérieur qu’était le « monde céleste » au profit d'un accroissement de l’intérêt pour « l'ici », pour le monde empirique, pour le « monde terrestre ». Mais si la Renaissance marque la rupture aux niveaux politiques et culturels, il faut garder en tête que la rupture s’est faite avant au niveau intellectuel et philosophique, et que cette rupture intellectuelle se matérialisa finalement trois siècles plus tard par ce que l’on a appelé la « Renaissance ». En effet, il convient de souligner que ce retour en force du « monde intelligible », dont l’importance supplanta clairement celle de la transcendance à partir de la Renaissance, nous semble être une conséquence directe de la rupture opérée par Saint Thomas d’Aquin dans la pensée Chrétienne. Cette rupture thomiste s’est en particulier faite au nom de la réhabilitation de la pensée d’Aristote, et donc nécessairement des critiques aristotéliciennes contre Platon, et en particulier celle de l’origine de la connaissance et la remise en cause de la théorie des idées et donc du dualisme platonicien (mais nous reviendrons sur ce point ultérieurement).
En parallèle de l'intérêt pour ce monde présent au détriment de ce qui était jusque là considéré comme le « vrai monde » dont parlaient les Anciens, s'enclencha le processus de « rationalisation du monde » (voir « Pourquoi obéissons-nous ? ») qui triomphera au cours du XIXème siècle. Mais la raison dont il est désormais question n'a plus grand chose à voir avec le Logos des Anciens, Raison universelle qui meut le Cosmos autant que les hommes. Il s'agit, selon l'expression de Philippe Bénéton, d'une « raison autonomisée » répondant à 3 caractéristiques fondamentales :
1) Rejet du principe de finalité : « L’homme n'est plus parti prenante d'un ordre qui le dépasse - le Cosmos des grecs, la Création du christianisme -, il n'est plus ordonné à une fin qui est dans sa nature, il est autonome » (Introduction à la politique) ;
2) La Raison comme « principe conquérant » : « La Raison des anciens et des chrétiens avait pour objet premier la vie personnelle : la raison doit permettre à chacun de maîtriser ses passions et de conduire sa vie conformément à sa nature d'homme raisonnable. La Raison moderne change d'orientation : elle s'attache au monde extérieur et entend changer la condition de l'Homme. Elle est animée par un esprit de conquête qui vise à la fois à la domination de la nature grâce à la science et la technique, et la maîtrise de la société au moyen d'une organisation rationnelle » (Ibid) ;
3) La Raison comme « principe servant », la focalisation de la raison sur l'extérieur et la négation du principe de finalité l'amenant à abandonner le gouvernement intérieur et l'auto-discipline des hommes : « Sous sa forme pure ou radicale, la pensée moderne considère l'homme comme le créateur de lui-même. La volonté efface la nature. La raison en prend acte, elle n'est plus vitale mais instrumentale, elle gouverne les moyens en vue de la puissance humaine » (Ibid).
Une politique immanente : L’autonomie de la Raison et la renaissance de l’ordre artificiel de la politique
Machiavel et Hobbes sont généralement considérés comme les deux premiers « penseurs Modernes », comme ceux qui vont poser les bases de ce qu’on pourrait appeler la « révolution Moderne ». La pensée politique de Nicolas Machiavel ne peut se comprendre sans une prise en compte de l'anthropologie radicalement nouvelle sur laquelle il se base : la condamnation de l'anthropologie des Classiques et des Chrétiens. Machiavel entend chasser leur conception de l’homme, qu'il juge utopique, et voir les hommes tels qu'ils, selon lui, sont vraiment. Philippe Bénéton citant la chapitre XV du Prince : « Mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginés des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver ».
La critique envers les présupposés de la philosophie Classique (« L’homme est par nature est animal politique », « Nul n’est méchant volontairement », « Tout homme, en tant que fils de Dieu, est naturellement porté vers le Bien »…) est tout à fait clair : tout cela est faux, tout cela est utopique, et se reposer sur cette anthropologie pour bâtir l’organisation en société est une erreur. La vision d'un homme destiné par nature à mener sa vie selon le Bien et la vertu est perçue comme irréaliste, et condamnée par Machiavel, qui voit plutôt les hommes comme des créatures méchantes et mesquines et qui, surtout, ne dispose pas de cette « fin naturelle » dont parlait les Anciens. Toute politique efficace se doit de partir de la réalité ; ou plutôt de ce que Machiavel conçoit comme « la réalité », en opposition aux conceptions précédentes. Il faut analyser les hommes et la société tels qu'ils sont vraiment pour les diriger avec efficacité ; la pensée politique ayant selon lui jusque-là été bâtie sur des mythes, il convient de repartir de zéro.
Outre ses célèbres diatribes dans lesquelles il affirme que l'essentiel pour un homme politique est de conquérir le pouvoir et de le conserver autant que faire se peut, il traite largement dans ses Discours de la question des objectifs de la politique : la stabilité, la prospérité, le règne de la loi. On constate qu'il s'agit d’objectifs purement externes et temporels, organiser sa vie selon le Bien ou atteindre le salut ne sont en rien des objectifs d'ordre politique pour Machiavel, qui pose alors les bases d'une politique immanente en expulsant d'emblée le religieux et la portée morale « traditionnelle » de la sphère politique.
La définition de la politique ayant été posées, il convient désormais d'en fixer les moyens. S'il ne fallait retenir qu'une chose de la pensée de Machiavel, ça serait la suivante : Machiavel opère une « moralisation de la nécessité ». La pensée machiavélienne considère en effet qu'est moral tout ce qui est fait dans le but d'assurer la conservation du pouvoir ou d'assurer les objectifs de la politique, cette conservation du pouvoir pouvant si nécessaire justifier des actes généralement considérés comme mauvais, voire abominables. Ce qui justifie de la légitimité de la politique, d'une théorie politique ou des institutions, se réduit à son efficacité temporelle. Un gouvernement qui assure la paix et parvient à faire régner l'ordre parmi une masse de créatures imparfaites et mesquines est on ne peut plus légitime, et on ne lui demande pas autre chose. Machiavel fut le premier penseur d'envergure à avoir mis en avant une telle conception de la politique, et c'est en cela qu'il représente dans l'histoire des idées politiques le symbole du passage de la philosophie politique des Anciens (Classiques et Chrétienne) à la philosophie politique Moderne.
Même s'il ne le cita jamais explicitement, le philosophe anglais Thomas Hobbes vint près d'un siècle plus tard poursuivre l’œuvre de Machiavel. Tout comme lui, Hobbes rejette l'anthropologie classique comme irréaliste ; les hommes n'étant pas ce que les Anciens dirent qu'ils sont, il devient nécessaire de repenser toute la politique pour rebâtir un système qui prendrait cette fois les hommes tels qu'ils sont, et donc seul valide. Hobbes passe beaucoup de temps à décrire ce que sont vraiment, selon lui, les hommes. Il commence par s'attaquer aux mythes des Anciens : les hommes ne disposent d'aucune finalité naturelle, et surtout l'homme n'est pas, contrairement à ce qu'affirmait Aristote, un animal naturellement politique. La sociabilité n'est pas naturelle chez l'homme, qui est foncièrement égoïste et méchant ; à l'origine, les hommes était incapables de cohabiter les uns avec les autres, et vivaient dans ce concept qui deviendra capital dans la suite de la philosophie politique Moderne et qu’inaugure (dans l’Occident Moderne seulement) Hobbes qu’est « l'état de nature ».
Disposant d'une liberté totale et sans limite, les individus disposent d’un droit illimité sur toute chose et tout homme (le « droit de nature »), et ne connaissent aucune autre limite que leur propre volonté et le droit du plus fort, généralisant violence, viol et meurtre et rendant la vie brutale, instable et difficile, le risque d'une mort violente étant omniprésent. Du fait de la terreur générale induite par cette situation, qui correspond à une situation permanente de guerre de tous contre tous, les hommes décidèrent selon Hobbes, afin obtenir la sécurité, de fonder « l'état social ». Ils abandonnèrent ainsi l'ensemble des droits et libertés dont ils disposaient par nature à un État dit « Léviathan » qui, disposant seul du droit illimité sur toute chose ou tout homme, a pour raison d’être d’assurer paix et sécurité. Ainsi est né « l’état social », ou « état civil ». Cette théorie est proprement révolutionnaire en ce sens qu’elle suppose que les liens entre les hommes ne sont pas bâtis sur un quelconque amour naturel pour ses congénères ou « instinct social », mais bien plutôt sur une peur réciproque et sur la volonté d’obtenir l’assurance de ne pas se voir massacré par autrui, quitte à renoncer pour cela à sa liberté.
Tout comme Machiavel, Hobbes présente une légitimité politique débarrassée de toute transcendance : la politique est légitime lorsque elle parvient à assurer la sécurité des individus. L’État-Léviathan a été fondé pour mettre fin à l'état de nature, dans lequel « L'homme est un loup pour l'homme » (formule reprise au dramaturge romain Plaute), afin de permettre aux hommes de vivre des vies plus supportables, plus sûres et sans courir le risque continuel de la perte de la vie. Mais plus encore que chez Machiavel, Hobbes propose un système politique fondé sur une théorie très élaboré et systématisant, comme nous l’avons évoqué, l'origine artificielle de la cohabitation entre les hommes. Fondé sur cette anthropologie qui considère la nature humaine comme essentiellement mauvaise et anti-sociale, Hobbes bâtit toute une théorie politique débouchant sur un projet de régime politique qui instrumentalise cette nature « mauvaise » : c'est ainsi sur les passions et les pulsions animales qui habitent les hommes que Hobbes bâtit son ordre politique, à savoir la peur de la mort et le désir d'une vie agréable.
La légitimité des théories politique des Anciens est sapée par la condamnation de la nature humaine sur laquelle elles étaient bâties ; Hobbes propose de nouvelles institutions fondées sur ce qu'il considère être la réalité de la nature humaine, et donc de ce fait seules institutions légitimes aptes à proposer le « meilleur régime possible ». Et par la négation de la nature sociale de l'homme, Hobbes va jusqu'au bout de la logique de rejet de la transcendance : l'ensemble de la politique devient artificiel, et ce jusqu'à son origine. La communauté des hommes elle-même tire son origine de la « raison moderne ». C'est toute la nature de la politique qui s'en trouve bouleversée.
La genèse de la pensée politique Moderne et sa perception du « meilleur régime possible », et donc de ce qui rend légitime toute forme de politique, est ainsi fondée sur un bouleversement de la perception de la nature humaine que l’on trouve pour la première fois dans l’Histoire européenne Moderne (bien que ce ne soit pas une innovation dans la pensée humaine, ni même dans la pensée européenne, nous aurons l’occasion d’y revenir) avec Machivael, puis Hobbes. Si l’on veut, en définitive, remettre en cause les conclusions qui découlent de la philosophie politique Moderne, c’est en premier lieu à l’anthropologie des Modernes, au fondement de l’ensemble des théories politiques ultérieures, qu’il faut s’attaquer. Remise en cause qui, comme nous l’avons déjà indiqué (voir « Introduction à la philosophie politique chinoise »), n’est pas très difficile, les démonstrations justifiant de cette nature « mauvaise » de l’homme n’étant en définitive pas bien nombreuses, et se limitant généralement à une déclaration sans aucune démonstration sérieuse – en témoigne le célèbre « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » du chapitre IV du tome I de L’Esprit des Lois de Montesquieu. Il semblerait que Platon, Aristote, Cicéron et autres Saint Augustin n’aient pas eu les mêmes expériences de la nature humaine, mais que plus encore, ils aient proposé des démonstrations que très peu de Modernes n’aient jamais tenté de prendre la peine de remettre en cause de façon sérieuse.
Aussi fondamental peut-être que l’anthropologie, c’est un bouleversement quand à la nature et l’objectif de l’usage de la Raison par les hommes qui témoigne de ce passage à la « pensée Moderne ». La Raison n’est à partir des premiers Modernes plus considérée comme un moyen de comprendre les lois de la nature, et comme un outil permettant de décrypter un sens objectif donné par la transcendance qu’il conviendrait d’appliquer au niveau personnel par la morale, et collectif par la politique. De façon générale, le critère d’adéquation avec l’ordre transcendant n’est plus perçu comme celui de la légitimité de l’ordre politique, et la transcendance est complètement exclue du champ de la réflexion politique. Les hommes ne parvenant plus à s’entendre sur les questions morales, on les décrète subjective et elles sont expulsées à leur tour du champ du politique, qui ne recherche plus « le Bien » mais simplement le « fonctionnel ». Quand à l’application de la Raison en politique, elle ne consiste plus à décrypter dans le Cosmos ou la volonté divine la façon de gouverner les hommes en appliquant des données transcendantes, mais à créer de toute pièce un ordre politique totalement immanent en accordant les volontés individuelle sur ce qu’elles considèrent comme « le Bien » : c’est le « contractualisme », initié par Hobbes et qui prendra d’autres formes quelques siècles plus tard avec John Locke et Jean-Jacques Rousseau.
« Le projet moderne signifie que la politique cesse d’être un art pour devenir une technique. La définition finaliste de la politique cède la place à une définition instrumentale. L’objet de la politique selon la tradition était de travailler au bien-vivre de l’homme, l’objet de la politique selon les Modernes est d’ordonner rationnellement le monde social au service de l’émancipation humaine. Pour les Classiques, la politique reste nécessairement en deçà de la raison ; pour les Modernes, le problème politique a une solution rationnelle. Cette solution est institutionnelle. La philosophie moderne ne s’attache plus aux vertus des acteurs, elle table sur les vertus du système » - Philippe BÉNÉTON, « III – L’émancipation de la volonté et la politique comme technique », dans Introduction à la politique, p.67.
Sources :
BÉNÉTON, Philippe. « I – Le projet philosophique et l’art de la politique. La philosophie politique classique », « II – L’économie du salut et l’art de la politique. La pensée catholique et la politique », « III – L’émancipation de la volonté et la politique comme technique. La philosophie politique moderne », dans Introduction à la politique, PUF, 2010, pp.15-94.
ORTEGA RUIZ, Manuela ; SOJKA, Aleksandra. « Capítulo 2. En los albores de la teoría política. Del esplendor a la crisis de la democracia ateniense », dans Sobre política – Ideas políticas desde la Polis a la Revolución Inglesa (Santiago Delgado Fernández y Manuela Ortega Ruíz), Comares, 2018, pp.39-56.
LUQUE CASTILLO, Francisco Javier. « Capítulo 3. Pensamiento romano : Republica e Imperio », dans Sobre política – Ideas políticas desde la Polis a la Revolución Inglesa (Santiago Delgado Fernández y Manuela Ortega Ruíz), Comares, 2018, pp.57-73.
LOSADA MAESTRE, Roberto. « Capítulo 5. El fin de la aventura : el pensamiento político en el renacimiento », dans Sobre política – Ideas políticas desde la Polis a la Revolución Inglesa (Santiago Delgado Fernández y Manuela Ortega Ruíz), Comares, 2018, pp.93-112.
DELGADO FERNÁNDEZ, Santiago ; JIMÉNEZ DÍAZ, José Francisco. « Capítulo 7. Un salto a las tinieblas : soberanía absoluta y Estado », dans Sobre política – Ideas políticas desde la Polis a la Revolución Inglesa (Santiago Delgado Fernández y Manuela Ortega Ruíz), Comares, 2018, pp.135-150.
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