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Fiscalité : comment faire (vraiment) payer les GAFA

Photo par : Christian Wiediger, Google Search Engine - Unsplash

Nous y revoilà : à chaque fois que les grands groupes mondiaux publient leur bilan de fin d’année, c’est un concours à celui ou celle qui sera le plus virulent pour dénoncer avec acharnement ces multinationales sans âme ou ces GAFA sans cœur qui paient des taux d’impôts ridiculement faibles en comparaison des bénéfices colossaux qu’on leur attribue. On y mélange pêle-mêle la fraude fiscale, l’optimisation agressive et les paradis fiscaux, couplés à la faiblesse des Etats qui n’oseraient pas s’attaquer à ces mastodontes pour leur réclamer un juste taux d’impôts.

Pourtant la réalité est plus nuancée, et paradoxalement aussi plus injuste : bien loin d’outrepasser nos règlements en matière d’impôts, ces GAFA sont au contraire de bons élèves. Ils ne font qu’appliquer nos lois désuètes, pour le plus grand malheur de nos finances publiques ! La preuve par trois avec un cas emblématique : Facebook.

Un problème plutôt simple sur le papier

Le schéma d’affaires de Facebook est relativement simple. L’entreprise se rémunère via la vente d’espaces publicitaires en ligne (Advertising) à travers ses applications mobiles (Faceboook, Instagram, Whatsapp…). Ses clients sont donc toutes les entreprises ou les particuliers souhaitant insérer une publicité dans sur une page ou dans un lien géré par elle, afin de bénéficier de l’immense communauté de la firme (qui compte près de 2,7 milliards d’utilisateurs mensuels, dont 1,5 milliards d’utilisateurs quotidiens). Ce sont autant de consommateurs potentiels, surtout quand on est rémunéré au clic ou au temps passé sur une page. Il est bien sûr aussi possible de passer par une agence ou un intermédiaire (broker) qui va négocier directement les espaces pour le compte du client et gérer leur optimisation au sein d’une campagne marketing moyennant commission.

Les conditions d’achat de publicité de Facebook en Europe sont claires : « Vos achats de publicités Facebook s’effectuent par l’intermédiaire de notre siège social européen à Dublin ». Jusqu’en 2017, ces services de placement d’annonces étaient donc directement facturés par une filiale irlandaise de Facebook (qui en compte quatre dans le pays). En plaçant le contrat sous juridiction Irlandaise, l’entreprise s’offrait la possibilité de bénéficier de l’impôt sur les sociétés très clément de ce pays de l’Union Européenne (régulièrement décrié pour ce qui est assimilé à du dumping fiscal), à un taux de 12,5%. En revanche, tout le travail effectif de démarchage des clients français, de négociation des prestations ou des tarifs et du suivi de l’activité de ces comptes était effectué par la filiale française (Facebook France SARL). En guise de chiffre d’affaires, cette dernière se contentait alors de facturer Facebook Irlande pour son « aide » dans l’apport et la gestion des clients français, selon un contrat de services européen, pour une prestation finale qui était toutefois domiciliée fiscalement en Irlande (ce qui permet aussi d’échapper à la TVA française à travers un mécanisme d’autoliquidation). C’est ce qui explique le très faible montant de revenus déclarés par la structure française en 2017 : 56 millions d’euros, enregistrés comme des « Services Exports ».

Mais que dit la loi ?

Comment est-ce possible ? Pourquoi des services vendus à des clients français et « consommés » en France (quoi que les données soient ensuite éparpillées aux quatre coins du globe) se retrouvent-ils à être taxés en Irlande ? Pour ce faire, regardons ce qu’en pense la loi.

Si on ouvre le Code Général des Impôts français, on peut y lire que « les bénéfices passibles de l'impôt sur les sociétés sont déterminés […] en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France […] ainsi que de ceux dont l'imposition est attribuée à la France par une convention internationale relative aux doubles impositions. ». Les activités de publicité étant logées dans une entreprise exploitée en Irlande, exit la première solution. Reste donc celle de les attribuer à la France par le biais d’une convention.

Et justement, le problème avec la convention fiscale bilatérale franco-irlandaise en vigueur depuis 1968, c’est qu’elle n’est pas plus avantageuse pour le fisc français. En effet, elle stipule à son article 4 que « Les bénéfices industriels et commerciaux d'une entreprise d'un Etat contractant ne sont imposables que dans cet Etat, à moins que l'entreprise n'exerce une activité industrielle ou commerciale dans l'autre Etat contractant par l'intermédiaire d'un établissement stable qui y est situé. ». Le seul moyen pour Bercy de faire payer des impôts à la filiale irlandaise serait donc de se placer sous ce régime et de faire reconnaître qu’elle possède sur le territoire français un « établissement stable ».

Qu’est-ce qu’un établissement stable ? C’est l’organisation, sur un territoire étranger à celui de l’immatriculation de la société (ici la France), d’un cycle économique complet et autonome, quelles que soient les modalités de cette affaire (par le biais de commerciaux salariés, d’intermédiaires commissionnés, par le biais d’une autre filiale…). L’idée est celle qu’on peut identifier une « installation fixe d’affaires » (article 9 de la convention), qui est attribuable à la société étrangère car elle exerce des affaires sur le territoire français, alors même que ses profits sont selon la loi, attribuables à l’Irlande. Dans le cas de Facebook, le fisc français pourrait donc s’appuyer dessus pour considérer que les prestations de publicité vendues par Facebook Irlande à des clients français sont exercées en France, et donc taxables en France à l’impôt national (33,33% tout de même, mais il sera de 25% en 2022).

Oui mais non. Le groupe Facebook a pu jouer de l’ambigüité d’un autre article de la convention pour éviter ce piège. En effet, on apprend plus loin que : « Une personne agissant dans un Etat contractant pour le compte d'une entreprise de l'autre Etat […], est considérée comme " établissement stable " dans le premier Etat si elle dispose dans cet Etat de pouvoirs qu'elle y exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l'entreprise. ». C’est dans ce détail que se cache le diable, car la décision finale de créer un contrat de publicité entre une entité du groupe Facebook et un client français est belle est bien prise par la société irlandaise, Facebook France ne fait que conseiller cette dernière et accompagne son démarchage, mais elle n’intervient pas juridiquement dans la décision de vendre (et donc de facturer) un espace, car elle n’en a pas le pouvoir. Facebook a donc soulevé cet article pour rentrer dans l’exception à l’établissement stable et arguer que ses profits liés à la publicité sont bel et bien attribuables à l’Irlande. Voilà le Trésor Français qui réussit donc l’exploit de se faire rouler dans la farine par sa propre loi. Mais voilà aussi une entreprise qui a su exploiter la faille dans l’arme de son concurrent, et a pu manœuvrer pour défendre ses intérêts fiscaux tout en profitant du marché français.

Le faible montant d’impôts payé par les GAFA n’est donc pas un problème d’évasion fiscale, Facebook respecte à la lettre ses obligations fiscales en France. Il est avant tout un problème d’assiette de chiffre d’affaires taxable entre plusieurs Etats. S’il est des bonnes âmes pour se plaindre que les GAFA ne remplissent pas leur obligations morales de participer à la solidarité collective, ou comme Manon Aubry, de désigner « Les véritables coupables, le premier maillon de la chaîne de l'évasion fiscale, c'est l'Irlande, c'est le Luxembourg » , on ne peut que leur rétorquer que le responsable de tout cela, c’est bien le législateur français, qui s’interdit depuis 50 ans au nom de conventions dépassées, de taxer des activités lucratives sur son propre sol.

Des évolutions encourageantes

Pourtant tout n’est pas figé, et les positions évoluent : en septembre 2018, un rapport parlementaire déposé par Bénédicte Peyrol et Jean-François Parigi proposait, entre autres, de créer un concept d’« établissement stable virtuel », qui insisterait sur la « présence numérique » d’une société étrangère pour faciliter le rattachement de ses revenus à la France.

De plus, la France est signataire depuis le 7 juin 2017 de la convention « BEPS » (Base Erosion Profit Shifting), qui est une initiative de l’OCDE pour mettre en place un pacte supranational, supérieur aux lois et aux conventions bilatérales, qui encadrerait les relations qu’entretiennent les Etats et les multinationales. Ce dernier prévoie à son article 12 de lutter contre des « Mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable par des accords de commissionnaire et autres stratégies similaires ». Exactement le sujet qui nous intéresse ici.

Mais le salut viendra sans aucun doute de…Facebook lui-même ! En décembre 2017, ce dernier a annoncé, par la voix de son Directeur Financier Dave Wehner, vouloir passer à un système de facturation locale des prestations de publicité. En clair : « cela signifie que les revenus publicitaires engrangés par nos équipes locales ne seront plus enregistrés à notre siège international à Dublin, mais par notre société locale dans ce pays. ». Voilà que Facebook prévoie maintenant de localiser ses revenus dans leur marché de vente, et non plus dans un siège unique européen. Cette petite révolution ne s’est pas fait attendre pour remplir les caisses du fisc français : en 2018, Facebook France déclare pour 319 millions d’euros de services vendus…en France. Près de 6 fois plus qu’en 2017 (56 millions) ! Ce qui multiplie par trois sa charge d’impôts (5,7 millions d’euros en 2018). Ce revirement ne signifie qu’une chose : on ne résoudra les polémiques fiscales de l’économie numérique ni en imposant un taux européen, ni en sortant de son chapeau de nouvelles taxes sur les GAFA, n’en déplaise à Madame Manon Aubry ou à Monsieur Bruno Le Maire.

Sources

Système de facturation de Facebook
https://www.facebook.com/business/help/133076073434794?helpref=faq_content

Annonce de Facebook sur son nouveau système de facturation
https://newsroom.fb.com/news/2017/12/moving-to-a-local-selling-model/

Facebook 2018 Financial Annual Report :
https://s21.q4cdn.com/399680738/files/doc_financials/annual_reports/2018-Annual-Report.pdf

Rapport parlementaire sur la fraude fiscale :
http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rap-info/i1236.pdf

Convention fiscale Franco – irlandaise : https://www.impots.gouv.fr/portail/files/media/10_conventions/irlande/irlande_convention-avec-l-irlande_fd_1806.pdf

Convention multilatérale de l’OCDE : https://www.impots.gouv.fr/portail/files/media/10_conventions/multilaterale/convention-multilaterale-pour-la-mise-en-oeuvre-des-mesures-relatives-aux-conventions-fiscales-pour-prevenir-le-beps.pdf

Activité de Facebook en Irlande
https://www.irishtimes.com/business/technology/facebook-will-no-longer-use-ireland-as-a-global-tax-and-revenue-base-1.3324646

Facebook newsroom
https://newsroom.fb.com/company-info/

Interview de Manon Aubry.
https://www.europe1.fr/politique/taxe-gafa-un-pansement-sur-une-jambe-de-bois-juge-manon-aubry-lfi-3890588