Histoire constitutionnelle de la France (5/6)
France, 2 décembre 1851. Après trois années de conflit institutionnel, le premier président de la République vient de se rendre maître du pays. Prenant de vitesse un coup d’État orléaniste qui se tramait contre lui, Louis-Napoléon se dresse en sauveur d’un régime moribond. Comme son oncle avant lui, il marche dans les pas des dictateurs de l’Antiquité romaine. Et comme son illustre ancêtre, il compte bien donner à la France des institutions solides et durables…
Le Second Empire, de l’expérience autoritaire à parlementaire
Le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte est accueilli favorablement par une population française inquiète des répliques de la récente révolution. Malgré quelques résistances et barricades républicaines dans les jours qui suivirent, les Français entérinent le coup de force par référendum à une très large majorité (92%). De ces événements naissent une nouvelle constitution.
La constitution du 14 janvier 1852 est unique en son genre. Elle transforme la République en régime personnel et autoritaire. Le président de la République incarne seul le pouvoir exécutif. Élu par le suffrage universel direct pour un décennat, il dispose de la légitimité populaire. Le pouvoir législatif est de nouveau divisé entre deux chambres ; le Corps législatif (chambre basse) d’une part et le Sénat (chambre haute) d’autre part. Ces organes ne disposent que d’une très faible autonomie politique, servant plus de caisse de résonnance présidentielle que d’assemblées représentatives. Les ministres sont seuls responsables devant le chef de l’État et de Gouvernement.
Mais ce qui constitue la singularité de la constitution de 1852 c’est son adaptabilité. En effet, alors qu’elle instaure une République, elle ne sera abolie qu’en 1870 alors que la France est entre-temps redevenue un Empire. Pendant ses dix-huit ans d’application, elle aura ainsi connu seize révisions constitutionnelles dont le rétablissement de la dignité impériale (1852), les conditions de régence (1856), la libéralisation des institutions parlementaires (1861), les modalités coloniales concernant l’Algérie (1863-65) ou encore le passage d’une monarchie personnelle à parlementaire (1870). Pour ce dernier point, on assiste bien à une volonté impériale d’instaurer en France un régime parlementaire d’inspiration anglo-saxonne – Napoléon III étant un grand admirateur de nos voisins britanniques. Largement approuvées par le peuple via divers plébiscites (ou référendums), ces réformes sont toutefois stoppées par la chute du régime impérial lors de la guerre franco-prussienne de 1870-71. Preuve de la force des institutions impériales, celles-ci ne tomberont jamais d’un choc intérieur mais toujours de guerres extérieures… En 2020 encore, le Second Empire français est le troisième régime le plus durable après la Troisième et la Cinquième Républiques.
La Troisième République, un régime par défaut
France, 1870. Le Second Empire est au sommet de sa popularité. Contre ses opposants républicains les plus farouches, le régime impérial est tout auréolé de ses récentes consultations populaires qui approuvent massivement les institutions de Napoléon III. Mais la Prusse aspire depuis plusieurs décennies à diriger l’Allemagne. Prétextant une fausse insulte diplomatique, les Prussiens provoquent une guerre d’unification contre Paris. En quelques semaines, les armées impériales, mal commandées et mal préparées sont balayées. L’Empereur à leur tête est fait prisonnier à Sedan. Du jour au lendemain, la monarchie bonapartiste s’écroule alors qu’elle avait réussi une superbe (et improbable) alliance politique, entre orléanisme et césarisme. La République est restaurée et proclamée le 4 septembre 1870. Dans ce contexte de guerre totale contre Berlin, le gouvernement provisoire s’érige en Gouvernement de la Défense nationale. Bientôt gangrené par les courants monarchistes qui aspirent à la paix et la restauration royaliste, cette institution exceptionnelle demande l’armistice. Des élections législatives sont tenues qui voient la victoire magistrale des royalistes.
De 1870 à 1873, la République n’est qu’un mot. Dépourvue de constitution écrite ou de lois organisationnelles, elle affiche le même réalisme que la Convention en son temps. Elle dispose d’un chef, le président de la République, institué par la loi constitutionnelle de 1871, ainsi que d’une représentation avec l’Assemblée nationale élue sous la pression allemande. En 1873, la loi De Broglie oriente le régime provisoire en république parlementaire où les prérogatives du chef de l’État sont réduites. Cette décision tient principalement dans le conflit qui oppose l’Assemblée monarchiste et la personne populaire et charismatique du président de la République Adolphe Thiers.
La Troisième République va enfin être administrée par les lois constitutionnelles de 1875. Alors que les députés royalistes sont en conflit ouvert pour savoir quelle forme devra prendre la nouvelle monarchie, il apparaît évident que la République doit demeurer ne serait-ce que pour préparer la restauration à venir. Le régime doit être parlementaire avec un chef de l’État qui « règne » et un chef de Gouvernement – le président du Conseil des ministres – qui gouverne. Le premier est irresponsable car incarnation de la Nation tandis que le second doit rendre des comptes au Parlement qui prend une forme bicamérale entre la Chambre des députés (chambre basse) et le Sénat (chambre haute). Ces lois constitutionnelles sont un compromis que tous, républicains comme royalistes, espèrent temporaires – elles administreront la France pendant 70 ans !
La pratique républicaine des institutions
France, 1876. La France attend une nouvelle restauration monarchique qui ne vient pas. Les deux camps principaux, orléanistes et légitimistes s’écharpent pour des questions formelles tandis que les républicains gagnent les consciences au cours des élections législatives. Le triomphe électoral provoque une crise institutionnelle que seule la démission du président de la République, le maréchal Patrice de Mac Mahon, saura résoudre. Le 30 janvier 1879, le républicain Jules Grévy est élu pour le remplacer. Sa politique présidentielle se résume à cette citation seule : « Eh bien, je ne ferai rien ». Effectivement, cette seule affirmation va conditionner une pratique capitale des institutions : en République, le chef de l’État s’efface au profit du chef du Gouvernement. C’est la naissance du parlementarisme français qui ne cessera qu’avec la Cinquième République en 1958.
Contre la constitution qui accorde de larges prérogatives au chef de l’État, tous les républicains qui se succèderont à l’Élysée mettront un point d’honneur à ne rien tenter contre la vie « démocratique » du pays. Et tout ce temps, les réformateurs – ou révisionnistes – vont tout faire pour redonner du pouvoir à l’exécutif présidentiel. Le parlementarisme connaît, quant à lui, deux périodes distinctes : le revanchisme (1879-1924) et le pacifisme (1924-1940). Dans la première, la France et sa vie parlementaire sont dédiées à la réparation de l’humiliation allemande subie en 1870. Dans la seconde, après avoir obtenu gain de cause – le retour des provinces perdues d’Alsace-Moselle, le parlementarisme va s’embourber dans ses propres contradictions et sera incapable d’en sortir autrement que par la destruction du régime tout entier…
La principale caractéristique de cette pratique républicaine des institutions est la mise en place du poste de Président du conseil des ministres qui n’existe pas au sein des lois constitutionnelles de 1875 car le chef du gouvernement est sensé être le président de la République lui-même. Cette création artificielle et illégale est le résultat d’une concession accordée aux républicains après leur triomphe aux élections législatives de 1876. Preuve de l’inconstitutionnalité de cette fonction, le cumul des mandats avec un portefeuille ministérielle distinct : Jules Ferry (Gouvernement Ferry II) est ainsi président du Conseil et ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (1883) puis ministre des Affaires étrangères (1883-1885). Dans son premier gouvernement, Georges Clemenceau occupe le ministère de l’Intérieur puis, lors de son second mandat (1917-1920), le ministère de la Guerre. Cette pratique politique est ainsi extrêmement révélatrice des préoccupations du moment, le président du Conseil prenant la tête du ministère « le plus important » à ses yeux.