Histoire constitutionnelle de la France (6/6)
France, 17 juin 1940. Après une longévité inégalée depuis le début de la Révolution française, la Troisième République vit des heures sombres et gravissimes ; pour la troisième fois en un siècle, les troupes allemandes déferlent sur la France. Cette fois-ci, pas de sursaut sur la Marne, pas de résistance acharnée et héroïque autour d’un petit village du nom de Verdun, pas de victoire mécanisée massive et glorieuse… Cette fois-ci, Paris voit flotter sur ses toits l’étendard germanique. La capitale française, invaincue depuis 1814, tombe sans combattre. Les troupes continuent la résistance par-delà la Loire et certains osent espérer combattre à Bordeaux, Lyon, Marseille ou Alger – pour l’honneur ! Mais à la radio ce jour-là, une vieille voix prend la parole pour appeler à l’arrêt des combats. Cette voix est celle du maréchal Philippe Pétain, vainqueur de Verdun, héros de guerre. Le conflit touche à sa fin, l’armistice est demandé. L’Assemblée nationale, en exil à Bordeaux, lui votera les pleins pouvoirs.
Vichy, l’échec de la Révolution nationale sous occupation allemande
Le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale réunie en la ville thermale de Vichy vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, devenu président du Conseil des ministres. Depuis moins de deux semaines, un armistice a suspendu la guerre contre l’Allemagne et l’Italie. Depuis moins de deux semaines, le nouveau gouvernement s’affaire à proposer une réforme politique majeure. Comme pour la précédente défaite contre Berlin, les parlementaires choisissent un « fusible » qui devra endosser la responsabilité de l’échec et la transition vers des lendemains meilleurs. Le 11 juillet, la Troisième République était suspendue et un nouveau régime politique voyait le jour…
De quoi le régime de Vichy est-il le nom ? Tout d’abord, il convient de rappeler que le pouvoir personnel attribué à Pétain est de même nature que celui donné à Adolphe Thiers en 1871, dans un contexte d’invasion et d’occupation similaire. Il faut un héros populaire pour endosser la responsabilité politique et militaire de la défaite. Mais le Maréchal n’est point homme politique comme Thiers son prédécesseur. Il a vu le franquisme en Espagne en tant qu’ambassadeur en poste à Madrid de 1939 à 1940. Il a vu le parlementarisme français et ses dérives coupables – dont il a été la première victime pendant l’Entre-Deux-Guerres, lui qui prônait la motorisation, la modernisation de l’Armée et s’opposait initialement à la ligne Maginot. Depuis le début des années 1930, il s’était inscrit dans le mouvement antiparlementaire et révisionniste, c’est-à-dire un retour aux fondamentaux constitutionnels de 1875 où le président de la République est le seul chef de l’exécutif. Désormais, il a l’occasion rêvée de réformer la France.
Du 11 juillet 1940 au 26 novembre 1942, le maréchal Pétain va organiser l’État français suivant 12 Actes constitutionnels censés être provisoires – dans l’attente d’un traité de paix avec l’Axe et l’établissement d’un nouveau régime politique. Le pouvoir exécutif devient personnel avec l’abrogation de la fonction présidentielle. Le chef de l’État est Philippe Pétain. Le nouveau régime de Vichy est un régime autoritaire et dictatorial (sens antique) avec une concentration des pouvoirs exécutifs et législatifs dans les mains d’un seul individu. La succession du chef de l’État est désignative ou élective à défaut (élection par le conseil des ministres). Dès le départ, Vichy se veut un régime d’exception et de transition. Pétain, homme du XIXème siècle, voit dans les malheurs de la France un écho aux malheurs de la Prusse en 1806. Il convient donc de la nécessité de redresser le pays pour préparer la victoire finale, aux côtés des Anglo-Saxons de préférence. Mais son programme de Révolution nationale se heurte à un problème de taille : la France est occupée par l’Allemagne. Les réformes sont vues comme une imposition étrangère et non une volonté autochtone de changement. Et finalement, dès l’invasion de la zone libre en 1942, Vichy n’est plus qu’un État fantoche et impuissant subordonné à Berlin.
La Quatrième République : persister et signer
Europe, 1945. La paix ! Après six ans d’un conflit meurtrier et destructeur, la France est libre et victorieuse. Désormais, il faut reconstruire des institutions malmenées par le régime d’exception de Vichy. Menée par Charles de Gaulle, la République a été restaurée sur tout le territoire national – reste à déterminer sa forme. Là encore, le débat fait rage entre les révisionnistes (De Gaulle) qui insistent pour un retour aux lois constitutionnelles de 1875 et les tenants du parlementarisme républicain qui défendent un régime parlementaire pur d’inspiration anglo-saxonne. L’Assemblée nationale constituante, dominée par la Gauche socialiste et communiste, obtient la démission du Général et le vote par référendum d’une nouvelle constitution. La Quatrième République est née.
Initialement, la Quatrième République devait être un régime démocratique et social avec une seule chambre de laquelle était issu un gouvernement et son chef. Le président de la République devait être une simple figure symbolique semblable au monarque britannique pour nos voisins outre-Manche. D’abord rejeté par référendum, le projet est finalement adopté par le corps électoral avec une modification minime : le bicaméralisme – le retour du Sénat. La Quatrième République est ainsi un régime républicain et parlementaire, une Troisième République constitutionalisée en somme. Comme son prédécesseur, ce régime va rapidement démontrer ses défaillances.
France, 1958. Après seulement douze ans d’existence, la Quatrième est morte. Plongée dans des crises institutionnelles et parlementaires à répétions, une instabilité gouvernementale crasse, le régime s’effondre face aux guerres coloniales. Comme en 1871 et 1940, le Parlement fait appel à un homme fort pour endosser la responsabilité des échecs : Charles de Gaulle. Une fois de plus, le recours à l’homme providentiel va se retourner contre les parlementaires.
La Cinquième République, enfin la synthèse ultime ?
Charles de Gaulle est un homme de la Troisième République. Né en 1890, il a pu constater les échecs de la pratique républicaine des institutions et s’apparente très tôt au mouvement révisionniste. De tradition monarchiste, ce jeune officier va se démarquer au cours de la Seconde Guerre mondiale contre son ancien mentor, Philippe Pétain. Vainqueur du conflit, il milite très tôt pour un retour aux fondamentaux constitutionnels de la Troisième République, contre les parlementaires socialistes et communistes qui voient en lui un dictateur (sens contemporain). Confronté aux manœuvres politiciennes d’une classe politique moribonde, il s’éloigne de la vie publique. Mais les échecs répétés de la France en Indochine (1954), en Égypte (1956) et en Algérie (1956-1962) ne font que ramener son nom sur le devant de la scène. Finalement, c’est un coup d’État militaire qui permet son retour aux affaires. Face au risque de guerre civile, les parlementaires en appellent De Gaulle à l’aide. Comme Bonaparte avant lui, comme Thiers, Clemenceau ou Pétain, il est choisi par des institutions mourantes pour traverser les heures les plus sombres. Mais comme tous ses prédécesseurs, il ne compte pas en rester là.
Le 1er juin 1958, Charles de Gaulle est nommé président du Conseil des ministres par l’Assemblée nationale. Deux jours plus tard, le Parlement lui vote les pleins pouvoirs constituants – condition sine qua none de sa participation aux affaires publiques. Mais le souvenir de Vichy est encore dans toutes les têtes, c’est pourquoi les parlementaires ne lui accordent que des pouvoirs encadrés et limités dans le temps (6 mois). Les chambres sont ajournées le temps des travaux constitutionnels. Le 4 septembre, jour anniversaire de la Troisième République, il présente le projet de Cinquième République. Trois semaines plus tard, le projet devient constitution, adoptée à hauteur de 80% par le peuple français.
La Cinquième République est un régime semi-parlementaire, bicaméral et conservateur. L’exécutif est partagé entre le président de la République – élu par le Parlement pour un mandat renouvelable de sept ans – et le Premier ministre issu de la majorité parlementaire. Ce compromis est en réalité la mise en place constitutionnelle de la tradition et fonction royale de Ministre principal. Le modèle politique de De Gaulle étant ainsi le règne de Louis XIII qui fût assisté par le cardinal de Richelieu. Le Parlement est composé de deux chambres : l’Assemblée nationale (chambre basse) et le Sénat (chambre haute). La première est constituée de députés élus par les Français tandis que la seconde voit siéger des représentants d’élus locaux. La principale innovation est donc présidentielle, ce dernier augmentant ses prérogatives dont la possibilité de s’octroyer les pleins pouvoirs pour une durée limitée à six mois (héritage dictatorial antique).
Sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle, la Cinquième République ne connaît qu’une modification majeure : l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct. C’est la levée d’un tabou républicain vieux de 1851 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Depuis, les différentes constitutions avaient pris soin de retirer au peuple cette possibilité. L’idée d’un chef fort de la légitimité nationale directe avait ainsi toujours effrayé la classe politique. Mais depuis, cette dernière a su tourner les institutions à son avantage pour confisquer le pouvoir. Ainsi, après le départ de Charles de Gaulle (1969), les différents membres de la classe politique vont tout faire pour se maintenir au pouvoir, quitte à déformer la constitution. Une vingtaine de révisions plus tard, la Cinquième République n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le quinquennat (qui soumet l’Assemblée au pouvoir présidentiel) et la soumission des textes français au droit européen achèvent de transférer le pouvoir décisionnel aux seuls initiés. En 2020, soit plus de six décennies après l’instauration du régime en France, la Cinquième République ne conserve plus que 30 articles originaux intacts sur les 92 initiaux.
Conclusion
La France est un champ d’expérience politique inégalé. En deux siècles, elle a connu tous les régimes politiques ou presque. Aujourd’hui, elle affiche des institutions stables et conciliant de nombreuses traditions historiques. Mais pour autant, cela n’a pas empêché une dérive autoritaire qui a conduit à un accaparement du pouvoir au profit d’une oligarchie politique. Toutefois, pour le citoyen, ces luttes constitutionnelles du passé permettent de mieux comprendre les clivages et oppositions du présent – sorte d’arsenal argumentaire et intellectuel pour mieux résister aux œuvres toujours plus importantes et totales de propagande médiatique et politique, rendue possible par la communication de masse. Certains désormais proposent une Sixième République pour pallier les problèmes constatés dans notre pays. Mais après avoir revu l’histoire constitutionnelle nationale, la question est moins de savoir si la France a besoin d’un nouveau régime politique que de savoir s’il ne faudrait pas plutôt prévenir les dérives d’une classe politique toujours plus ambitieuse et partisane.