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Le Japon sur la voie de la modernité - De 1853 à 1868

Samouraïs du clan Satsuma lors de la guerre de Boshin (1868-1869), Felice Beato. Colorisée par Julius Jääskeläinen.

« Lorsque une société de gens dirige une autre société de gens, lorsqu’une classe de gens commande une autre classe de gens, alors, il peut y avoir des dizaines de millions de gens et les lois ont beau y être magnifiques, nous n’obtiendrons pourtant qu’une société en général, jamais ce qu’on pourrait appeler une nation. On ne peut commencer à parler de nation que lorsque les classes sociales inventées par les hommes ont été totalement abolies et qu’on en vient à organiser un pays selon les deux grands éléments essentiels que sont l’ensemble des citoyens et le gouvernement ».

Cette citation de Takekoshi Yosaburō (« 竹越 與三郎 ») est reprise par Maruyama Masao (« 丸山 眞男 » ; Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon) pour soutenir l’idée que l’unification du Japon par le régime des Tokugawa («  徳川 ») ne fut qu’une relative unification politique, et ne permettait pas, à cette époque, l’affirmation d’une « nation japonaise ». En effet, pour Maruyama, la séparation stricte entre une « classe dominante » de samouraïs qui monopolisaient le pouvoir politique et une « classe dominée » (tout le reste de la population) qui n’avait aucun mot à dire sur la gestion de la vie publique au cours de la période des Tokugawa faisait obstacle à la naissance d’un réel sentiment national japonais. Ce sentiment national ne put finalement s’épanouir que quelques années plus tard, sous le régime de Meiji, « par son idéal d’égalité de tous les hommes sous leur Souverain (« Ikkun banmin » ; « 一君万民 ») ».

Mais le passage de « l’ère Edo » (« 江戸時代 ») à « l’ère Meiji » (« 明治時代 ») ne se fit pas en douceur. Le « Sakoku » (« 鎖国 »), période de fermeture du Japon à partir de 1641 (voir article « Le Japon est un coquillage – De 1641 à 1853 (1) »), prit en effet fin d’une manière assez inattendue. Si les dynamiques à l’oeuvre au cours de cette période (voir « Le Japon est un coquillage – De 1641 à 1853 (2) ») semblaient devoir nécessairement mener à des bouleversements politiques endogènes à moyen terme, la rupture se produisit contre la volonté du gouvernement japonais par l’intervention d’une puissance étrangère : celle des États-Unis d’Amérique. Contrairement à la période de fermeture précédente (838 – 1404; voir « Le Japon est un coquillage – Des origines à 1404 ») qui se termina lorsque le Japon le décida, le Pays du Soleil Levant fut cette fois contraint de s’ouvrir par la force, ce qui sera déterminant dans sa trajectoire du XXème siècle.

Mais entre la fin du Sakoku et la proclamation de l’ère Meiji, 15 années ont passés. Cette période de transition entre le shogunat Tokugawa et la restauration Meiji est une période aussi courte que déterminante quant au futur du Japon. Le destin du Pays du Soleil Levant s’est en effet joué dans ce laps de temps : était-il condamné, comme la Chine quelques décennies auparavant, à s’incliner devant la puissance Occidentale et à devenir à son tour son terrain de jeu ? Voire à subir une colonisation comme celle que connurent d’autres pays de la région ? Nous savons aujourd’hui que ce ne s’est pas ce qui s’est produit : le Japon parvint non seulement à conserver sa souveraineté, mais finit même par rivaliser avec l’Occident jusqu’à se retrouver, 70 ans plus tard, à se mesurer à cet Occident tout entier dans tout l’Extrême-Orient.

La première étape pour étudier cette trajectoire si spécifique, qui fit de ce petit pays reclus l’une des plus grandes puissances industrielles et commerciales du monde en à peine 60 ans, est l’analyse de cette période de 15 ans,de 1853 à 1868, qu’on appelle le « Bakumatsu » (« 幕末 »).

La rupture exogène du Sakoku

En ce début de seconde moitié du XIXème siècle, alors que la mondialisation était déjà bien en place, l’isolement du Japon faisait de plus en plus grincer des dents. Malgré la multiplication des demandes, les japonais continuent de se montrer catégoriquement hostiles à toute reprise du contact avec les pays étrangers ; Edwin Reischauer, dans Histoire du Japon et des Japonais, souligne que seuls quelques très minoritaires adeptes des Rangaku (« 蘭学 »), les « études néerlandaises » (voir « Le Japon est un coquillage – De 1641 à 1853 (1) »), « défendent courageusement le déverrouillage ». Alors que les pressions russes et britanniques pour demander l’ouverture de relations commerciales et diplomatiques avec l’archipel se faisaient de plus en plus pressantes, ce sont finalement les États-Unis d’Amérique qui perdirent patience : ils souhaitaient en effet absolument pouvoir permettre à leurs navires qui traversaient l’océan Pacifique de faire escale au Japon pour se ravitailler avant de poursuivre leur voyage jusqu’en Chine, ou au-delà. Dans ce but, ils organisèrent une démonstration de force pour contraindre le Japon à s’ouvrir. En Juillet 1853, le commodore Matthew Perry pénètra dans la baie de Tokyo avec quatre navires de guerre lourdement armés (surnommés par les japonais les « Kurofune »/« 黒船 », « Navires noirs ») pour remettre une lettre du président des États-Unis d’Amérique au shogun « demandant l’établissement de relations commerciales entre les deux pays » (Reischauer). Puis, Perry se retira et annonca qu’il viendra chercher la réponse du shogun l’année suivante. Les autorités japonaises sont tout bonnement traumatisées par cet événement ; « Ils découvrent que leurs batteries échelonnées tout le long du littoral ne leur sont d’aucun secours et que Edo se trouve pratiquement sans défense, malgré la flotte chargée d’assurer la protection côtière » (Reischauer).

Maquette du navire Susquehanna

Matthew C. Perry - 1858

Conscient qu’il n’a que peu de temps pour réagir avant le retour de l’émissaire des États-Unis, le gouvernement japonais se divise en deux tendances. D’un côté, un courant que Reischauer qualifie de « conservateur » préconise le maintien de la politique de Sakoku, la résistance aux pressions étrangères et la mise en place d’une politique de défense afin d’expulser les étrangers lorsqu’ils reviendront. De l’autre, un courant que Reischauer qualifie de « réaliste » prône l’ouverture du Japon ; plus du fait de l’impossibilité matérielle de résister aux exigences américaines appuyées par leurs navires de guerres que par véritable conviction. En effet, le véritable débat qui divisait les japonais était bien plus de savoir s’il était possible ou non, dans l’état actuel du pays, de résister aux étrangers, que de savoir s’il était bénéfique ou non pour le Japon de mettre un terme au Sakoku. Maruyama synthétise parfaitement cette opposition en opposant les discours du daimyo de Mito Tokugawa Nariaki (« 徳川 斉昭 »), qui appelait à combattre les américains armés « de lances et de sabres », et de l’autre ceux de Takashima Shūan (« 高島 秋帆 ») qui affirmait, s’appuyant sur le sort funeste que connût la Chine lors des « guerres de l’opium » face au Royaume-Uni, que les idées telles que celles prônées par le daimyo de Mito ne pouvaient mener qu’à une catastrophe.

« Les vaisseaux de guerre et leurs canons ne sont d’aucun secours pour décider de l’issue d’un combat. Même si les Barbares envahissent pour un temps les zones côtières, ils n’auront pas satisfait leur appétit tant qu’ils n’auront pas avancés à l’intérieur des terres. En choisissant nos plus valeureux guerriers, nous formerons alors une troupe de lanciers et de sabreurs. (…) Si nous les attaquons en les enfonçant sur le côté, en coupant leurs arrières, cela en nous battant à mort (...), alors exterminer les Barbares jusqu’au dernier sera une affaire reposant pleinement entre nos mains » - Tokugawa Nariaki, Mémoire adressé le 7ème mois de l’an 6 de l’ère Kaei (1853). 

Totalement dépassé par les événements, le shogun Tokugawa Iesada (« 徳川 家定 ») ne fut pas en mesure de trancher la discorde. « Pour la première fois depuis six siècles de pouvoir militaire, le gouvernement du shogun consulte l’Empereur sur cette importante affaire nationale. Il demande aussi l’avis des daimyo ». Le rôle de l’Empereur, comme nous l’avons vu (voir « Le Japon est un coquillage – De 1641 à 1853 (2) »), allait en effet croissant en cette fin d’ère Edo. L’Empereur Kōmei (« 孝明天皇 ») et les daimyo se prononcèrent pratiquement tous en faveur de la position consistant à refuser la demande américaine, et à « expulser les barbares » par la force.

L’Empereur Kōmei - (1831 - 1867)

Cependant lorsque le commodore Perry revient en 1854, avec cette fois-ci sept navires de guerre, réclamer la réponse pour le compte des États-Unis, le shogun ne put que constater qu’il n’avait, en définitive, aucun moyen pour faire appliquer la volonté de l’Empereur et des daimyo. Sous la menace d’une intervention militaire américaine, il consentit à signer le traité de Kanagawa (« 神奈川条約 ») qui ouvrit les ports de Shimoda et Hakodate aux navires américains, et autorisa le commerce de certaines denrées. Ce traité fut complété en 1858 par le « traité d’amitié et de commerce nippo-américain » (« 日米修好通商条約 »), ou « traité Harris », qui ouvrit cinq ports supplémentaires aux navires américains (Edo, Kobe, Nagasaki, Niigata et Yokohama) avec la possibilité pour tout citoyen américain de vivre et commercer librement dans ces villes. Ce traité permis aussi l’application d’un système d’extraterritorialité (permettant à tout ressortissant d’un pays étranger résidant au Japon d’être jugé selon ses lois nationales, et non les lois japonaises), ainsi que le contrôle des taxes à d’importation et d’exportation du Japon vers les pays Occidentaux par ces mêmes pays Occidentaux.

Au nom de la « clause de la nation la plus favorisée », la plupart des autres puissances européennes obtinrent très vite les mêmes avantages que les États-Unis ; le Royaume-Uni, la Russie, les Pays-Bas et la France négocièrent un traité similaire avec le Japon dès la même année. Ces traités sont connus sous le nom de « traités Ansei » (« 安政の仮条約 »), et correspondent à peu de choses près aux « traités inégaux » que la Chine avait déjà été contrainte de signer quelques années plus tôt avec ces mêmes puissances. Spectateurs de l’agonie chinoise qui avait commencée quelques années plus tôt, l’élite japonaise refusa catégoriquement de voir son pays suivre la même trajectoire.

« Sonnō jōi » : « Honorer l’Empereur, expulser les Barbares »

Alors que le régime shogunal, conscient que son retard militaire devant les Occidentaux l’a contraint à s’incliner face à leurs exigences, entreprend une modernisation militaire (dont le point culminant sera la mission militaire française arrivée en 1867 à la suite de la requête du shogun à Napoléon III), un fort mécontentement à son égard se cristallise. Reischauer précise que l’immense majorité des seigneurs féodaux et la cour de l’Empereur s’opposent aux tentatives de modernisation, qu’ils accusent d’être le résultat de la lâcheté d’un gouvernement qui a bafoué leur avis en cédant aux pressions des étrangers. Tokugawa Nariaki prend la tête de ce mouvement d’opposition au gouvernement, qui se fédère derrière le slogan « Jōi » (« 攘夷 »), « Expulser les Barbares ».

« Jōi » ; « Expulser les Barbares »

Les incidents se multiplient : « Ii Naosuke, qui avait signé le traité Harris et qui avait fait éliminer les opposants à l'occidentalisation pendant la réforme Ansei, fut assassiné en mars 1860 ». Les attaques et assassinats d’étrangers se multiplièrent à travers le pays, aboutissant à la multiplication des opérations de représailles de la part des puissances Occidentales. L’incident de Namamugi (« 生麦事件 ») en constitue un parfait idéal-type, et verra les britanniques bombarder la ville de Kagoshima en représailles contre l’assassinat d’un des leurs par des samouraïs de Satsuma.

Le meurtre de Namamugi ( 生麦之発殺 ), Hayakawa Shōzan ( 早川 松山 ), 1877

Le 5 Mai 1863, l’Empereur et sa cour affichèrent ouvertement leurs désaccords avec le shogun. L’Empereur promulgua un « ordre d’expulsion des Barbares » (« 攘夷実行の勅命 ») à destination du shogun ; si ce dernier n’en tint pas compte, les attaques contre les étrangers se multiplièrent alors. Ces mouvements d’hostilités culminèrent avec l’incendie de l’ambassade américaine à Edo en Mai 1863, et la multiplication par le clan Chōshū des attaques contre tous les bateaux Occidentaux qui longeaient son domaine, conduisant à guerre ouverte entre le clan Chōshū et les puissances Occidentales jusqu’à l’impressionnant bombardement de Shimonoseki (« 下関戦争 ») par une coalition anglo-americano-franco-hollandaise en 1864.

Le gouvernement shogunal, perçu comme incapable d’assurer la sécurité du pays, ayant cédé aux pressions des étrangers et ayant de surcroît contrevenu à un ordre formel de l’Empereur qui ordonnait « d’expulser les Barbares », était complètement délégitimé. Le slogan « Expulser les Barbares » des opposants au gouvernement se vit complété par la mention « Honorer l’Empereur », et donna ainsi naissance au slogan « Sonnō jōi » («  尊王攘夷 »), « Honorer l’Empereur, expulser les Barbares », scandé par les opposants à la politique du shogun. En plus de s’attaquer physiquement aux étrangers, ces derniers se mirent à organiser des révoltes contre le gouvernement.

L’une d’entre elles fut matée dans le domaine de Mito en Juin 1864, mais les zones les plus hostiles se trouvaient dans le sud du pays, dans les domaines de Satsuma (« 薩摩 ») et de Chōshū (« 長州 »). Les deux clans qui dirigeaient ces domaines, hostiles de longue date à la domination des Tokugawa, décidèrent de former une alliance contre le pouvoir. En 1863, le clan Chōshū tenta de prendre le contrôle de Kyoto et du palais impérial, avant d’être chassé de la ville par des partisans du shogun. Le gouvernement réunit alors une armée pour soumettre ce clan rebelle. « Une première campagne au cours de l’hiver 1865-1866 se termina par un compromis ; une seconde campagne entreprise l’été suivant se solda par la déroute de Edo. (…) 1 an et demi plus tard, Satsuma, Chōshū, Tosa et quelques autres fiefs (…) fomentent un coup d’état à Kyoto. Le 3 janvier 1868 ils annoncent la restauration du pouvoir impérial. Le shogun en place (…) paraît disposé à céder. Mais les derniers défenseurs du shogunats commencent à organiser la résistance. » (Reischuer).

C’est ainsi qu’eut lieu la « Guerre de Boshin » (« 戊辰戦争 ») entre les clans Satsuma et Chōshū et leurs alliés d’un côté, se battant au nom de la légitimité impériale, et les partisans de l’ordre féodale de l’autre. En arrière-plan, les troupes impériales étaient soutenues par les anglo-américains, tandis que les troupes shogunales, qui étaient en cours de modernisation sous la direction des officiers français, l’étaient insidieusement par la France. Ce fut cependant une débâcle pour les troupes shogunales. Edo tomba en Mai 1868 et le shogun Tokugawa Yoshinobu (« 徳川 慶喜 ») se rendit, tandis que le commandant de la marine shogunale Enomoto Takeaki (« 榎本 武揚 »), refusant de se rendre, continua la lutte avec les fiefs du nord (en particulier le clan Aizu). Après la chute de Sendai, il parti avec sa flotte (et une poignée de militaires français, dont le célèbre capitaine Jules Brunet) pour Hokkaido. Il y fonda la République d’Ezo (« 蝦夷共和国 ») d’où il continua la résistance jusqu’à la défaite finale le 30 Juin 1869.

La bataille du château de Fushimi ( 慶応四年戌辰正月三日 城洲於伏見戦争之図 ), Tsukioka Yoshitoshi ( 月岡 芳年 ), 1868

Enomoto Takeaki (1836 - 1908)

Shogun Tokugawa Yoshinobu (1837 - 1913) en uniforme militaire français (1867)

Jules Brunet (1838 - 1911)

La République d’Ezo

Ainsi finit de s’effondrer le shogunat Tokugawa, vaincu par l’alliance des clans de Chōshū et de Satsuma (dite « Alliance Satchō » ; « 薩長同盟 ») qui prétendait se battre au nom de la « légitimité impériale », et de la nécessité « d’expulser les Barbares ». La dynastie des shoguns Tokugawa laissa ainsi la place de maître du Japon au jeune Empereur Meiji (« 明治天皇 ») alors âgé de 15 ans (étant entendu qu’il ne devait être qu’une marionnette), et les hommes des clans Chōshū et Satsuma prirent le contrôle du nouveau gouvernement.

Alors que leur mouvement était parti de la contestation de la modernisation du pays orchestrée par un shogun qu’ils accusaient d’être aux mains de l’étranger, les hommes des clans de Satsuma et de Chōshū avaient eu l’occasion de se mesurer aux puissances Occidentales, et avaient pris conscience de leurs faiblesses après les bombardements de leurs capitales respectives, Kagoshima et de Shimonoseki. Reischauer souligne qu’ « avec une étonnante capacité d’adaptation, ils renoncèrent à l’isolationnisme exclusif qu’ils avaient jusqu’alors défendu et entreprirent d’étudier sans délai les techniques militaires qui assuraient à l’Occident une telle supériorité. (…) D’emblée, ils comprennent qu’il est vain d’espérer moderniser la défense japonaise sans procéder à une refonte globale des structures politiques, économiques, sociales et intellectuelles du pays ». C’est ainsi que le slogan « Honorer l’Empereur, expulser les Barbares » se vit remplacé par un nouveau slogan qui résume les nouveaux objectifs du gouvernement de Meiji : « Fukoku kyōhē » (« 富国強兵 »), « Un pays prospère, une armée forte ».

Les dynamiques intellectuelles aux origines de l’idéologie de Meiji

« La menace étrangère eut pour effet immédiat de diriger les esprits contre l’étranger. Diriger l’esprit contre l’étranger eut pour effet immédiat de faire déployer un esprit national. L’esprit national eut pour effet immédiat d’exhorter l’unification nationale. (…) Cette idée de "pays étranger" stimula la notion de "pays japonais". Le jour où naquit cette notion de "pays japonais" est celui qui marqua l’extinction de la notion de fief. Le jour qui marqua l’extinction de la notion de fief fut celui où fut renversée la société féodale ». Tokutomi Sohō (« 徳富 蘇峰 ») résume ici parfaitement les dynamiques qui firent passer le Japon d’un pays féodale et morcelé en une multitude de fiefs et de castes simplement unis par la domination autoritaire des Tokugawa, à une nation unitaire au sens Occidental du terme. La première étape de cette unification fut le développement d’une conscience nationale provoquée par la menace des pays étrangers. Comme nous l’avons évoqué plus haut, l’intervention américaine de 1853 ne venait pas de nulle part ; le Japon était soumis à une multitude de pression venant de l’étranger depuis les années 1760.

En réaction à cette situation, de nombreux penseurs japonais se sont mis à alerter le gouvernement de la menace que pourraient représenter à moyen terme ces puissances étrangères. Ōhara Kokingo exhortait les japonais à faire fi des rivalités entre daimyo pour se concentrer tous ensemble sur la défense du Japon contre la menace étrangère. Hayashi Shihei (« 林 子平 ») appelait dans le « Kaikoku heidan » (« 海国兵談 ») à revoir en profondeur le système de défense du pays pour l’adapter à l’insularité du territoire japonais, afin que le pays soit en mesure de se défendre contre ces puissances menaçantes qu’étaient à ses yeux le Royaume-Uni, la Russie et surtout la Chine des Qing. Pour lui, « il était fondamental que le Japon prenne conscience de l'état d'infériorité dans lequel il se trouvait par rapport aux Occidentaux et qu'il prenne des dispositions rapides pour mettre en place un système de défense nationale ».

Mais la trajectoire de Hayashi, dont l’ouvrage fut condamné par les autorités, permet de mettre le doigt sur l’un des problèmes fondamentaux de cette époque : toute remise en cause de la politique officielle du shogunat ouvrait la voie à des sanctions. Hayashi lui-même fut arrêté et placé sous résidence surveillée jusqu’à sa mort après la parution de ses ouvrages. Cette obstination des Tokugawa à interpréter toute critique de leur politique comme une remise en cause de leur légitimité, et donc de l’unité du pays, empêcha le Japon de prendre les mesures que nombre de ses intellectuel réclamaient de longue date, ce qui mena à la « catastrophe » qui suivit l’arrivée du commodore Perry en 1853. Et cela alors que l’ouvrage de Hayashi était paru en 1786, et qu’il était loin d’être le seul à appeler des réformes. Cette situation explique pourquoi Maruyama soulignait que Koga Sēri (« 古賀 精里 ») évoquait « en tête des mesures détaillant sa politique de défense, de "rendre libre l’expression afin de prévenir tout risque d’étouffement [de l’information]" ».

Malgré tout, la réflexion sur la défense du Japon se poursuivit. « Les traités sur la défense côtière, nés d’une préoccupation d’ordre national [envers la politique] extérieure, commençaient à cerner de plus en plus près le nœud du problème qui, lui, avait rapport à la politique intérieure. (…) C’est ici que nous assistons à la naissance d’un courant intellectuel considérant que la suppression de la menace étrangère exigeait, en préalable, la réalisation d’un équilibre économique intérieur sur lequel devaient s’appuyer les améliorations à apporter à la défense nationale. Aussi les premiers plaidoyers pour la défense côtière se convertirent-ils bientôt en plaidoyers pour "un pays prospère et une armée forte" ». Maruyama souligne ici que les intellectuels de l’ère Edo, au cours de leurs réflexions sur les moyens pour résister à cette menace grandissante de l’étranger, finirent par considérer les conditions économiques du pays comme facteur déterminant la possibilité ou non pour le Japon de moderniser son système de défense. « Dorénavant, donc, jouera un rôle central l’idée que c’est par la solution qu’on apportera à l’état présent de détresse économique que l’on surmontera la crise avec l’étranger » (Maruyama).

On comprend ainsi que les idées correspondantes au slogan « Un pays prospère, une armée forte », qui devinrent les mots d’ordres de la politique menée par les hommes de l’alliance Satchō une fois au pouvoir, n’étaient en rien des nouveautés dans le paysage intellectuel japonais : il s’agissait en définitive de théories déjà élaborées à la fin de l’ère Edo, et devant répondre à la menace que faisaient déjà peser des puissances hostiles pour permettre au Japon de conserver sa pleine autonomie. Et ainsi que l’affirme Maruyama, « Ces théories d’un "pays prospère pour une armée forte" se feront entendre toujours plus fort au fur et a mesure que l’on s’acheminera vers la fin du shogunat et, bientôt, en se joignant au courant loyaliste et xénophobe (« Sonnō jōi »), deviendront facteur à part entière dans la constitution de la forme définitive de ce proto-nationalisme ».

On peut évoquer deux grands théoriciens à classer dans ce courant : Honda Toshiaki (« 本多 利明 ») et Satō Nobuhiro (« 佐藤 信淵 »). Ces deux penseurs s’accordent sur le constat que l’Orient est en retard sur un Occident qui tire sa puissance de la richesse qu’il a engendré par le commerce international et la colonisation. « En conséquence, leurs théories de défense nationale (...) plaideront pour un système de défense volontaire soit par le commerce avec l’extérieur, soit par la colonisation, système qui culminera, chez Nobuhiro, avec l’ "homogénéisation universelle" (« Udai kondō »), c’est-à-dire l’unification du monde entier » (Maruyama).

Leur objectif est clair : faire du Japon « le pays le plus riche et le plus puissant du monde » (Toshiaki), ou « le premier parmi les grands pays du monde » (Nobuhiro). Nobuhiro alla même jusqu’à exhorter à la conquête du monde et la « conversion du monde entier en départements japonais », dont le plan est très finement élaboré dans ses ouvrages tels que le « Udai kondō hisaku » (« 宇内混同秘策 »). Y est évoquée une conquête de la Mandchourie et de la Corée comme première étape pour une conquête de la Chine, ainsi que celle des Philippines comme préalable à une expansion dans toute l’Asie du sud-est. Ne pouvant nous éterniser trop longtemps sur le développement des théories, nous renvoyons les lecteurs intéressés aux références, et à une future série sur la philosophie politique japonaise.

Pour atteindre ce but de toute-puissance du Japon, les deux hommes s’accordent sur le fait qu’il faille unir le Japon et les japonais. Pour ce faire, ils prônent tous les deux l’abolition de la structure féodale de la société, et la construction d’un Japon dans lequel tous les japonais, peu importe leurs castes et rôles, seraient égaux sous un souverain unique et absolu (« Ikkun banmin »), permettant ainsi au Japon d’atteindre une union nécéssaire à la conquête de l’extérieur. Et Maruyama de conclure : « Et ainsi, la théorie du "pays prospère pour une armée forte" en viendra-t-elle bientôt à accoucher d’elle-même de celle du "Respect envers l’Empereur" ».

Ainsi, la boucle est bouclée. Parti de l’inquiétude des japonais de voir tant de nations leur imposer des pressions pour les contraindre à l’ouverture, de nombreux intellectuel japonais avaient conscience de l’impossibilité pour leur pays de leur résister très longtemps. Ils commencèrent donc par exhorter leurs concitoyens à prendre conscience qu’ils étaient menacés par un danger commun, et à se pencher sur des réformes militaires et stratégiques pour que leur pays soit capable de se défendre. Ensuite, ils se rendirent compte que la mise en place de ces stratégies était impossible dans le cadre des difficultés économiques que connaissait le Japon. La réforme économique du pays apparut ainsi comme une nécessité, et donna naissance au courant « Fukoku kyōhē » (« 富国強兵 » ; « Un pays prospère, une armée forte »). Nobuhiro et Toshiaki, adeptes des Rangaku, virent dans le commerce international et la colonisation des Occidentaux le principal facteur de la réussite économique soutenant leurs puissances, et exhortèrent les japonais à les imiter et à s’unir derrière un souverain, faisant d’eux des précurseurs des théories « Honorer l’Empereur » (« Sonnō » ; « 尊王 ») et « Toute la population sous un seul souverain » (« Ikkun banmin » ; « 一君万民 ») qui furent au fondement du gouvernement de Meiji.

Il serait cependant faux de penser que la vie intellectuelle du Japon fut un long fleuve tranquille, et que ces idées de « Un pays prospère, une armée forte », « Honorer l’Empereur » et « Toute la population sous un seul souverain » firent consensus, tant avant d’arriver au pouvoir qu’une fois qu’elles y furent. Le débat intellectuel parmi les classes dominantes fut aussi rude à la fin de l’ère Edo qu’au début de l’ère Meiji, et l’idéologie de Meiji ne put s’imposer sans lutte, tant intellectuelle que militaire.

Mutsuhito, l’Empereur Meiji, par Uchida Kuichi (« 内田 九一»), 1873


Sources :

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MARUYAMA, Masao. « Essai troisième », dans Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, Clermont-Ferrand, Éditions Les Belles Lettres, 2018, pp. 333-372.

LAVELLE, Pierre. « Les sources prémodernes de la pensée politique contemporaine », dans La pensée politique du Japon contemporain (1868-1989), Paris, PUF, 1990, pp. 5-29. 

CHESNAUX, Jean. « Le Japon de l’ère Meiji à 1937 », dans L’Asie orientale aux XIXème et XXème siècles, Paris, PUF, 1966, pp. 146-158.

HORIUCHI, Annick. « Le Kaikoku heidan (De la défense des pays maritimes) de Hayashi Shihei. Présentation et traduction de la préface », dans Ebisu, n°38, 2007. pp. 83-101. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2007_num_38_1_1484

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