Introduction à Emmanuel Todd : Anthropologie politique et systèmes familiaux

 
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« Ce que j’essaie de comprendre, c’est ce sentiment d’impuissance qu’on a, très aigu en France. (…) Et je suis arrivé à la conclusion que l’économie et la politique ne suffisaient pas, que si on descendait au niveau des mouvements de l’éducation de très longues périodes (…) et dans l’inconscient, dans les structures familiales (qui conditionnent les mœurs, les façons d’être, les façons de se comporter), eh bien on est confronté à l’intérieur même du club des nations avancées (les anglo-américains, les français, les allemands, les russes, les japonais…) à une diversité qui permet d’expliquer des phénomènes de divergences. Et en particulier (...) pourquoi le monde anglo-américain (…) et l’Allemagne (…) sont dans une phase d’éloignement ». C’est ainsi que l’historien, démographe et anthropologue Emmanuel Todd tentait de résumer sa démarche en Septembre 2017 sur la chaine de télévision Public Sénat.

Cet intellectuel français bâtit sa renommée grâce à l’ouvrage qu’il publia en 1976, La Chute finale, dans lequel il prédisait « la décomposition de la sphère soviétique ». Cette conclusion fut le fruit d’un travail d’analyse statistique à partir de variable démographiques a priori étrangères aux analyses des dynamiques politiques. Todd formula en effet cette hypothèse à partir du constat de la remontée du taux de mortalité infantile en URSS, phénomène inédit dans un pays industrialisé, et combiné à une chute brutale de la fécondité et à une hausse spectaculaire du taux de suicide. Le chercheur interpréta ces données comme des signes de la décadence du système soviétique, devant inexorablement mener soit à des réformes de grande ampleur, soit à un effondrement du pays, mais aboutissant dans tous les cas à une abolition du système soviétique tel qu’il existait jusqu’alors.

C’est ainsi avec cette méthode d’analyse fondée sur l’étude de variables telles que que l’alphabétisation, l’évolutions des niveaux éducatifs, les dynamiques religieuses et l’influence des systèmes familiaux qu’Emmanuel Todd est parvenu, et parvient toujours aujourd’hui, à nous proposer un regard original sur les dynamiques politiques passées et contemporaines. Et la conjoncture politique des années 90 et 2000 nous permet de valider empiriquement certaines des hypothèses qu’il formula : outre l’effondrement de l’URSS, les évolutions politiques aux États-Unis et en Angleterre (élection de Donald Trump, Brexit…) ou l’échec économique de l’euro sont en effet à mettre à son crédit.

Aussi, il nous semble pertinent de mettre en lumière et d’expliciter du mieux que nous le pourrons la théorie d’Emmanuel Todd sur la persistance de l’influence des systèmes familiaux traditionnels dans les mentalités et trajectoires politiques des nations. Nous considérons en effet que la prise en compte de cette variable dans les réflexions sur les dynamiques politiques présente un intérêt non négligeable, semble permettre d’expliciter nombre de phénomènes qui se présentent sous nos yeux et permet de prolonger considérablement l’horizon des questionnements sur les dynamiques politiques.

 
Emmanuel Todd

Emmanuel Todd

 


Lien entre système familiaux et idéologies politiques

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un « système familial » ? Oliveira Pedro en propose la description suivante : « Au sein de la famille, l’individu fait partie d’un système social auquel il doit s’adapter, et ses actions sont régies par les caractéristiques du système (…). La famille est donc perçue comme un système, un tout, une globalité qui ne peut être comprise que selon une perspective holistique. Celle-ci représente beaucoup plus qu’une simple addition de ses éléments ».

Lorsqu’Emmanuel Todd parle des « systèmes familiaux », il fait référence aux éléments qui distinguent différents types d’organisations familiales traditionnelles selon les rapports que ses membres entretiennent entre eux. Il met en particulier en avant deux variables : « le caractère intégré ou non de la famille, qui s'observe dans les rapports parents-enfants, et se manifeste en particulier par la cohabitation ou non de plus de deux générations » et « le caractère symétrique ou non de la famille, qui s'observe dans les rapports entre frères (et sœurs) et en particulier dans les coutumes successorales ». Et la thèse d’Emmanuel Todd est que ces structures familiales traditionnelles, même après leurs disparitions empiriques provoquées par l’urbanisation, continuent d’imprégner les inconscients des populations, et ont un impact fondamental dans la construction des valeurs et des référentiels politiques de ces populations et des nations.

Le point de départ de cette méthode, qui fonde par ailleurs une bonne partie des analyses des dynamiques politiques de Todd, vient du lien qu’il perçut entre un système familial spécifique, dite « communautaire », et la carte du communisme durant la Guerre Froide. Il précise à ce sujet dans l’introduction de son ouvrage Où en sommes-nous ? :

« J'avais, en effet, constaté que la carte du communisme achevé de la fin des années 1970 s'emboîtait dans celle d'un système familial paysan spécifique, présent en Russie, en Chine, au Vietnam, en Yougoslavie, en Albanie, forme qui associait un père à ses fils mariés, autoritaire pour ce qui concerne les rapports entre parents et enfants, égalitaire dans les rapports entre frères. Autorité et égalité représentent bien le noyau dur de l'idéologie communiste et la coïncidence entre famille et idéologie n'était pas difficile à expliquer. Elle résultait d'une séquence simultanément historique et anthropologique: urbanisation et alphabétisation décomposent la famille paysanne communautaire ; celle-ci, désintégrée, relâche dans la vie sociale générale ses valeurs d'autorité et d’égalité ; l'individu, émancipé de la contrainte paternelle, cherche un substitut à sa servitude familiale dans l'adhésion au parti unique, dans l'intégration par l'économie centralisée, dans le contrôle par le KGB dans le cas russe. Partant de cette constatation empirique très simple, et de son explication, j'avais généralisé le résultat obtenu pour le communisme aux idéologies concurrentes de l'époque du décollage éducatif et économique, puis associé chacune d'entre elles - social-démocratie, démocratie chrétienne, anarchisme, nationalisme ethnocentrique, libéralisme pur anglo-américain, libéralisme égalitaire français - à structure familiale sous-jacente ».

Un élément cependant qu’il convient de préciser, et qu’Emmanuel Todd rappelle lui-même dans son ouvrage : cette analyse à partir des systèmes familiaux n’est en rien son invention. « La méthodologie de mon travail n'est pas innovatrice. (…) Les variables sur lesquelles je travaille - structure et développement du groupe domestique, statut de la femme, mortalité infantile, fécondité du moment, descendance finale, taux d'alphabétisation, proportion d'éduqués supérieurs, conceptions théologiques, pratique religieuse, vote politique, normes sexuelles - m'ont été inspirées par mes années de formation à Paris et Cambridge. Elles furent celles de l'École française des Annales et de l’École d'anthropologie historique de Cambridge, deux écoles qui n'étaient pas très différentes à l'époque. C'est là que j'ai fait mes études, puis soutenu ma thèse. Je suis resté un étudiant loyal, fidèle à l'enseignement de mes maîtres - Emmanuel Le Roy-Ladurie, Peter Laslett, Alan Macfarlane, Pierre Chaunu, Tony Wrigley, Pierre Goubert, Jacques Dupâquier, Michel Vovelle, Lawrence Stone, François Furet, Jacques Ozouf et Akira Hayami. Ma seule originalité tient sans doute dans le fait d'appliquer une méthodologie conçue pour comprendre le XVIIème et le XVIIème siècle à l'analyse du monde d'aujourd'hui ».

La perpétuation des valeurs des systèmes familiaux traditionnels

Une question cependant qui peut se poser est celle de savoir comment ces valeurs, issues des systèmes familiaux du monde paysan des sociétés pré-industrielles, peuvent se perpétuer jusqu’à nos jours, dans des sociétés urbanisées. Todd affirme qu’il considérait initialement seulement que lors de la désintégration de ces structures familiales traditionnelles, en période de crises et de hausse de l’alphabétisation des populations, les idéologies politiques qui véhiculaient des valeurs conforme à celles de ces systèmes familiaux avaient de fortes chances d’être encouragées et adoptées par ces populations. Il affirme qu’il s’attendait à voir, du fait de la diffusion du mode de vie urbain sur l’ensemble de la planète, une uniformisation progressive des idéologies et attitudes politiques. Or, « ce qui m’est apparu avec le temps, c’est que tout se passe comme si ces valeurs ne disparaissaient pas » (Entretien sur Herodote, 12/04/2015). Il précise par ailleurs dans Où en sommes-nous ? : « Il est tout à fait concevable qu’un système de valeurs survive à la désintégration du groupe domestique dans lequel il s’incarnait à l’époque paysanne. La nucléarisation des ménages n’implique pas forcément celle des mentalités » (Où en sommes-nous ? ; « Chapitre 15 : La mémoire des lieux »).

« [Je pensais que] comme les russes vivent maintenant en ménages nucléaires, comme les allemands vivent en ménages nucléaires, et les japonais aussi, comme les ménages sont nucléaires partout, ça va converger sur le types de valeurs qu’on observe dans la France du nord, en Angleterre, ou en Amérique, pays de familles nucléaires. Et constatant que ça ne convergeait pas sur certains indicateurs fondamentaux (comme par exemple le taux de mariage mixte des filles d’immigrés algériens en France était au début des années 90 de plus de 25%, celui des filles d’immigrés turcs en Allemagne inférieur à 2% et celui des filles d’immigrés pakistanais en Angleterre était insignifiant),  j’ai pu expliquer ça par des différences de fonctionnement objectifs. Ensuite vous regardez le fonctionnement des économies occidentales. Tous les pays anglo-américains ont des balances commerciales déficitaires, se sont financiarisés, avec une hausse très rapide des inégalités... Et puis de l’autre côté le Japon et l’Allemagne, que je savais très proches par les structures familiales, évoluent autrement mais en parallèle, c’est-à-dire en assurant une continuité technologique de l’industrie, en dégageant des excédants commerciaux absolument systématiques… Et je me suis dis que si on fait l’hypothèse que les valeurs familiales, qui ne sont plus dans la famille aujourd’hui mais qui sont à l’état diffus dans la société, continuent d’exister, transmises d’individus à individus, autrement, eh bien on peut comprendre pourquoi ces divergences. » - Entretien sur Mediapart, 14/09/2017.

L’hypothèse qu’admet Todd est donc que ces valeurs héritées des systèmes familiaux continuent d’influencer, dans une sorte d’inconscient collectif, les valeurs des populations et des nations. Mais une nouvelle question se pose alors : comment ces systèmes familiaux, différents selon les pays et parfois même selon les régions d’un même pays, peuvent se maintenir dans un contexte de multiplication des flux humains, autant endogènes qu’exogènes ? L’hypothèse qu’avance Emmanuel Todd est la suivante : « Les valeurs idéologiques ne sont pas si fortes que ça au niveau de chaque individu, mais sur un territoire donné, elles sont portées par des centaines de milliers ou des millions d’individus. Donc ça veut dire que si les gens sortent d’un territoire, et bien au bout d’une ou deux générations, ou même tout de suite, ils adoptent le système de valeur du territoire dans lequel ils vont. Je crois que ce qui est le plus difficile à comprendre, c’est que finalement plus les valeurs sont fragiles au niveau des individus, plus les territoires seront stables. (…) La plasticité de l’être humain permet la stabilité des systèmes territoriaux » (Entretien sur Herodote, 12/04/2015).

Ces valeurs héritées des systèmes familiaux ne sont donc pas à percevoir comme des valeurs figées et auxquels les individus sont consciemment et très fortement attachés, mais subsistent plutôt par un phénomène que Todd qualifie de « mémoire des lieux » : « Le concept de mémoire des lieux permet, en effet, de comprendre la persistance des tempéraments nationaux sans diaboliser les individus, sans faire de chacun d’eux le porteur intense des valeurs de sa nation. On peut, grâce au concept de mémoire des lieux, accepter l’évidence d’une persistance des cultures allemande, japonaise, russe, américaine, anglaise, chinoise, arabe ou suédoise sans imaginer une seconde que chaque citoyen allemand, japonais, russe, américain, anglais, chinois, arabe ou suédois est un archétype vivant et immuable. S’il est séparé de son groupe, l’individu commence immédiatement de dériver et de s’éloigner de sa culture d’origine, à des vitesses diverses il est vrai » (Où en sommes-nous ? ; « Chapitre 15 : La mémoire des lieux »).

Typologie des systèmes familiaux

Todd a dressé une typologie des principaux systèmes familiaux, d’après les deux variables que nous avons citées précédemment : les rapports parents/enfants, et entre frères et sœurs.

Concernant le rapport parents/enfants, Todd considère qu’ils peuvent être soit de type « autoritaire » (« Dans un contexte paysan traditionnel, un lien fort se manifestait par une fréquence élevée du nombre des ménages, associant sous un même toit trois générations : parents, enfants et petits-enfants. Un tel système doit être qualifié d'autoritaire parce qu'il pré-suppose, à certains stades du développement du groupe domestique, l'existence d'enfants adultes, mariés, ayant déjà procréé et restant néanmoins soumis à une autorité parentale » - L’illusion économique), soit de type « libéral » (« Un lien faible entre parents et enfants, un attachement modéré de l'individu au groupe familial, entrainait à l'inverse un départ précoce des enfants, souvent antérieur au mariage. L'installation dans une vie conjugale impliquait la fondation d'un ménage autonome, associant au plus les parents et leurs enfants, en un noyau minimal. Ce type familial nucléaire peut donc être qualifié de libéral » - L’illusion économique).

Ensuite, en ce qui concerne les rapports entre frères et sœurs, Todd les analyse à partir des coutumes d’héritage, et les qualifie alors soit d’« égalitaires », soit d’« inégalitaires »  (« L'existence d'une règle de partage strictement symétrique révèle un système égalitaire. (…) À l'opposé, avec le principe de l'héritier unique, obligeant les enfants non choisis à l'émigration familiale, on peut parler d'un système inégalitaire. (…) Si les parents disposent librement de leurs biens, distribués par testament sans que la coutume impose des parts spécifiques, le système peut être qualifié de "non-égalitaire". Il est proche de l'inégalité mais évoque aussi une certaine indéfinition de la relation entre frères (et/ou sœurs) » - L’illusion économique).

 
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C’est le croisement de ces deux variables qui aboutit au final à l’élaboration d’une typologie regroupant quatre systèmes familiaux distincts :

La « famille nucléaire absolue » est un système qu’on peut qualifier de « libéral inégalitaire » : « La famille contient essentiellement un couple et ses enfants. Ceux-ci doivent s’éloigner à l’adolescence pour fonder ensuite, par le mariage, des unités domestiques autonomes ». En ce qui concerne les règles d’héritages, « les parents répartissent comme ils l’entendent leurs biens entre leurs enfants ». Il s’agit d’un système familial que l’on retrouve en Angleterre, puis qui s’étendit par la suite à l’ensemble de ce que Todd appelle « l’anglosphère » (concept qui regroupe tous les pays de langue anglaise et fonctionnant selon le système familial nucléaire absolu, incluant donc en plus de l’Angleterre les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Si l’angloshpère regroupe la majorité des pays dans lesquels on retrouve ce système familial, celui-ci se retrouve aussi dans des pays de taille plus réduite comme le Danemark ou les Pays-Bas, ainsi que dans une partie de la Norvège (région d’Oslo) ou encore en France dans la Haute-Bretagne de langue romane.

La « famille nucléaire égalitaire » est un autre système qui se distingue de la « famille nucléaire absolue » par l’ajout « à la même nucléarité des ménages d’une règle d’héritage égalitaire » ; on qualifiera alors ce système de « libéral égalitaire ». On retrouve ce système dans la France du bassin parisien, dans l’Espagne du centre et du sud (Castille, Andalousie...), au centre du Portugal (région de Lisbonne) ou en Italie du sud (Napolitaine, Sicile, Sardaigne). Ces deux systèmes familiaux nucléaires semblent aux premiers abords très proches, mais conduisent à des orientions politiques totalement différentes. Todd décrivait ainsi : « La France, c’était un système familial dit "nucléaire". Ce qu’il faut imaginer, c’est simplement le couple et ses enfants. Donc, libéral, en fait, puisque les enfants pour se marier devaient partir. Mais très égalitaire aussi, puisque les règles d’héritage des paysans du bassin parisien, bien avant la Révolution française, étaient frénétiquement égalitaires. Et là en fait dans le fond paysan français du bassin parisien, dans la famille, on retrouve au fond les valeurs de la Révolution. Liberté, liberté des enfants, liberté des citoyens. Et puis égalité. Égalité des enfants, garçon et fille, donc égalité des citoyens. Si on passe en Angleterre, là, on va trouver un système familial nucléaire comme les français, mais sans valeurs d’égalité. Et donc on comprendra pourquoi les anglais sont très attachés à la liberté et moins chauds pour l’égalité. D’où leur attitude, au départ positive, face à la révolution française ; ensuite moins chauds quand il ont vu le dérapage égalitaire » (Télérama, 17/10/2017).

Outres ces familles nucléaires, il y a la « famille communautaire », que l’on qualifiera d’« autoritaire égalitaire ». On trouvait fréquemment, dans le monde paysan des pays qui appartiennent à cette catégorie, des ménages qui regroupaient sous un même toit deux voire trois générations. C’est en effet un système qui associait « en milieu paysan, le père, ses fils mariés et qui était organisé autour de valeurs d’autorité très très forte, et d’égalité puisque à la mort du père, l’héritage était divisée de façon égalitaire entre les fils ». On retrouve ce système en Italie centrale (région de Rome), autour du Massif central en France, dans de nombreux pays d’Europe de l’est (Pays Baltes, Serbie, Bulgarie, Albanie…), en Russie, en Chine, en Mongolie ou au Viêt-Nam. C’est en observant la répartition de ce système familial que Todd aperçus les nombreux points communs avec celle des pays qui avaient faits des révolutions communistes endogènes, ou des pays dans lesquels on trouvait un vote communiste très fort (France, Italie…).

Enfin, la « famille souche », « autoritaire inégalitaire ». Dans ce type de famille est désigné « un héritier unique, généralement l’ainé des garçons, qui prend la majeure partie du bien familial. Le jeune couple cohabite, selon des formules plus ou moins étroites, avec les parents du mari (patrilocalité), permettant l’apparition de ménages comprenant, lorsque il a des enfants, trois générations ». On trouve ce genre de systèmes dans des pays comme l’Allemagne, le Japon, la Corée ou la Suède, dans des pays plus réduits comme la Tchéquie, l’Irlande, l’Écosse ou l’Autriche, et dans des régions spécifiques comme le nord de l’Espagne (Catalogne, Pays-Basques ou Galice), le nord du Portugal, ou le sud de la France (Occitanie, Provence…). Ainsi que l’affirme Emmanuel Todd, « Dans ces systèmes-là, les valeurs fondamentales sont des valeurs d’autorité, comme dans les systèmes communautaire qui donnent le communisme. Mais aussi il y a une très forte valeur d’inégalité, d’asymétrie, parce que les frères ne sont pas égaux. C’est des systèmes qui disent à l’inconscient, au subconscient, "les frères ne sont pas égaux, les hommes ne sont pas égaux, les peuples sont inégaux". Et donc si vous avez un gros peuple de famille souche dans une phase de crise religieuse et économique comme l’Allemagne, vous aurez un gros peuple famille souche qui dit qu’il est supérieur. Ou les japonais. Et puis si vous avez un petit peuple de famille souche, comme les catalans, vous aurez un peuple qui dit qu’il est différent, et qu’être indépendant ne serait pas si mal » (Télérama, 17/10/2017).

 
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Gardons cependant en tête que cette typologie en quatre catégories est très schématique, et si la compréhension générale des dynamiques politiques et historiques européennes ne nécessite pas forcément plus de détails, une compréhension du monde dans sa globalité nécessite d’approfondir cette typologie en rajoutant des critères et en la subdivisant encore. Apparaissent alors par exemple les familles nucléaires à co-résidence temporaire (familles nucléaires prévoyant une cohabitation provisoire entre plusieurs générations, tout en restant fondamentalement nucléaires), qui peuvent elles-mêmes se subdiviser entre des formes bilocales (Philippines, Belgique), patrilocales (peuples turcophones d’Asie centrale, indiens d’Amérique du sud...) ou matrilocales (Birmanie, Thaïlande, Malaisie, Java…). Il en va de même concernant les familles souches (matrilocales, bilocales ou patrilocales, elles-mêmes divisées en différents niveaux de patrilinéarités) et les familles communautaires (avec une multitude de variantes : exogames ou endogames, matrilocales, bilocales ou patrilocales, elles-mêmes divisées en différents niveaux de patrilinéarités).

Il faut aussi avoir conscience que cette théorie ne postule en aucun cas une « immuabilité des caractères nationaux », ou une « essentialisation des nations » : les systèmes familiaux et les valeurs qui en découlent ne sont pas figés, et bien que leurs évolutions se fassent en termes de siècles, il s’agit malgré tout de systèmes dynamiques, dont Todd tente même d’esquisser une logique de développement. Il montre ainsi que la Chine est passé de la famille nucléaire à la famille souche vers 1100AVJC, puis à la famille communautaire autour de 200AVJC. Il date encore la formation du système de famille souche allemand au XIIIème siècle, ainsi que celui du Corée et du Japon autour du XVème siècle. Il met par ailleurs en avant dans son dernier ouvrage, La lutte des classes en France au XXIème siècle, et malgré avoir affirmé depuis des décennies le maintien des systèmes familiaux locaux en France, une progressive homogénéisation du pays sous le système familial « nucléaire égalitaire » du bassin parisien.

La théorie du maintien de l’influence des systèmes familiaux et leur typologie ayant été brièvement introduites, il conviendra la prochaine fois de mettre en avant une de leurs applications à partir des dernières réflexions d’Emmanuel Todd quant aux dynamiques de la démocratie libérale en Europe à court et moyen terme, et son lien avec les systèmes familiaux.

 

Sources :

TODD, Emnmanuel. Où en sommes-nous ?, Éditions du Seuil, 2017.

KACZMAREK, Nicolas. « Emmanuel Todd pour tous ; Introduction » [en ligne]. Herodote, 09/05/2020. Disponible sur : https://www.herodote.net/Introduction-synthese-1997-397.php 

KACZMAREK, Nicolas. « Emmanuel Todd pour tous ; I - D'où vient la diversité des systèmes familiaux ? » [en ligne]. Herodote, 09/05/2020. Disponible sur : https://www.herodote.net/I_D_ou_vient_la_diversite_des_systemes_familiaux_-synthese-1998.php

KACZMAREK, Nicolas. « Emmanuel Todd pour tous ; II - Le poids des structures familiales dans la "modernisation" des sociétés » [en ligne]. Herodote, 19/03/2019. Disponible sur : https://www.herodote.net/II_Le_poids_des_structures_familiales_dans_la_modernisation_des_societes-synthese-1999.php

KACZMAREK, Nicolas. « Emmanuel Todd pour tous; III - Le rôle des structures familiales dans le contenu des crises de transition et des idéologies dominantes » [en ligne]. Herodote, 13/05/2019. Disponible sur : https://www.herodote.net/III_Le_role_des_structures_familiales_dans_le_contenu_des_crises_de_transition_et_des_ideologies_dominantes-synthese-2000.php

LARANÉ, André. « Emmanuel Todd pour tous ; Introduction » [en ligne]. Herodote, 27/11/2018. Disponible sur : https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=1288&ID_dossier=397

LARANÉ, André. « Où en sommes-nous ? Une esquisse de l'Histoire humaine » [en ligne]. Herodote, 20/01/2020. Disponible sur : https://www.herodote.net/Une_esquisse_de_l_Histoire_humaine-article-1664.php?ID_dossier=397

LAGRANGE, Hugues ; ROCHE, Sebastian. « Types familiaux et géographie politique en France » dans Revue française de science politique, 38ème année, n°6, 1988. pp. 941-964. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1988_num_38_6_411179#rfsp_0035-2950_1988_num_38_6_T1_0946_0000

AIMÉ, Michel. « C’EST LA « CHUTE FINALE » ? Comment Emmanuel Todd démontra que l’URSS était un pays sous-développé » [en ligne]. France Catholique, 12/11/2013. Disponible sur : https://www.france-catholique.fr/C-EST-LA-CHUTE-FINALE.html 

CHARTIER, Claire. « Emmanuel Todd : "Depuis le Covid, nous savons que le mensonge d’Etat règne en France" » [en ligne]. L’Express, 26/07/2020. Disponible sur : https://www.temoignagefiscal.com/emmanuel-todd-depuis-le-covid-nous-savons-que-le-mensonge-detat-regne-en-france/ 

Emmanuel Todd [en ligne ; version du 28/07/2020]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Todd 

Système familial selon Emmanuel Todd [en ligne ; version du 09/10/2019]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Système_familial_selon_Emmanuel_Todd

Famille souche selon Emmanuel Todd [en ligne ; version du 19/03/2020]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_souche_selon_Emmanuel_Todd 

Système familial [en ligne ; version du 31/08/2018]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Système_familial 

OLIVEIRA, Pedro. « Les rapports père/enfant et le développement psychosocial du sujet » [Thèse en ligne], 3.3 – La Théorie Systémique Familiale. Université Lumière Lyon 2 ; 2010. Disponible sur : https://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2010.oliveira_p&part=359828

https://cerif.uqo.ca/sites/cerif.uqo.ca/files/demontignybeaudet1997_chapitre2.pdf

YouTube. « La France va-t-elle disparaître ? Emmanuel Todd - Aurélien Enthoven - François Asselineau », Union Populaire Républicaine, 31/10/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=nr_xbTXYNqY 

YouTube. « "Où en sommes-nous?" : entretien avec Emmanuel Todd », Telerama, 17/10/2017. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=wXd1cEhSogc

YouTube. « Emmanuel Todd : Trahison des élites françaises ? [EN DIRECT] », Thinkerview, 07/11/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=6adEOQR3ea4

YouTube. « Emmanuel Todd : Où en sommes-nous ? une esquisse de l'histoire humaine », Agora Des Savoirs, 08/12/2017. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Z0TLjvmLay8

YouTube. « Emmanuel Todd et Jérôme Fourquet : "La France au XXIème siècle : archipel ou lutte des classes ?" », etbadaboum, 28/02/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=jfnh_0_i_go

YouTube. « Emmanuel Todd, esquisse de l'histoire humaine - Intégral grand entretien (On Va Plus Loin) », Public Sénat, 28/09/2017. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=zVWE8RE2VIQ

YouTube. « Emmanuel Todd – l’Europe selon Todd (Arnaud Montebourg en bonus) », Conférence Gambetta, 14/11/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Y9cUYnEZAxA