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La Cinquième République existe-t-elle encore ?

Charles de Gaulle, premier président de la Ve République.

La Cinquième République n’aura vécu que quelques décennies. Fondé en 1958 par Charles de Gaulle, ce régime républicain destiné à lutter contre l’instabilité gouvernementale congénitale des deux institutions précédentes aura été bien bref. Après la démission de son fondateur, elle sera progressivement transformée en un nouveau régime, révisions constitutionnelles après révisions constitutionnelles. En 2020, seuls 32 articles sur les 108 qui la composent sont demeurés inchangés. Avec presque trois quarts de son texte original déformé depuis 1969, la Cinquième République a, en l’état, disparu. Ainsi, ceux qui promeuvent la « Sixième République » depuis des décennies ont vu leurs vœux exaucés : c’est une réalité tangible. Mais pour autant, à quoi ressemble ce régime ? Comment le caractériser ?

Comprendre la Cinquième République

Pour comprendre la mort de la Cinquième, il faut analyser sa naissance. Et pour cela, il nous faut remonter le temps jusqu’en 1875. Des suites de la terrible défaite de la France impériale puis républicaine contre l’Allemagne s’unifiant, la Troisième République est dominée par les royalistes. Ceux-ci, cependant, ne s’accordent pas sur le futur souverain depuis que l’un des prétendants, « Henri V » a refusé catégoriquement d’adopter le drapeau tricolore. Attendant pragmatiquement sa mort pour voir régner son concurrent, les députés votent les Lois constitutionnelles ; un groupement de textes fondateurs ordonnant le régime républicain. D’inspiration conservatrice et libérale, la Troisième République affiche une organisation des pouvoirs qu’il est aisé de retrouver dans la Cinquième. C’était sans compter sur la victoire des républicains à partir de 1876. Rapidement, ceux-ci instaurent un régime parlementaire d’inspiration orléaniste (cf. la monarchie de Juillet 1830). Et par là même, mettent en application une profonde instabilité gouvernementale qui mènera la France à une nouvelle défaite traumatisante en 1940.

Charles de Gaulle, né en 1890, fait partie de cette petite bourgeoisie républicaine qui va triompher sous la Troisième République. Diplômé de l’École militaire de Saint-Cyr, il devient officier d’infanterie et participera aux deux conflits mondiaux. Au cours des années 1930, il développe une philosophie militaire étroitement liée au pouvoir politique. Démocrate-chrétien de conviction, il pense que la République est le meilleur régime possible, non pas intrinsèquement, mais de façon pragmatique. Le royalisme, incarné par l’Action française, est moribond tandis que l’École et l’Armée ont parachevé la républicanisation du pays. Partisan d’une refonte institutionnelle destinée à renforcer l’exécutif jusque-là traditionnellement privé du pouvoir, il s’inscrit dans les revendications portées à la Chambre par André Tardieu. Ce dernier, député de l’Alliance démocratique (centre-droit), devait proposer une révision constitutionnelle en 1934. Mais les événements tragiques du mois de février ajourneront le projet à jamais.

En soi, l’antiparlementarisme n’est pas une opinion orpheline. En France, depuis 1789, elle aura tantôt porté le nom de « césarisme », « bonapartisme », « boulangisme », ou encore « gaullisme ». En 1940, elle portera même le nom de « Révolution nationale », promue par le maréchal Philippe Pétain. La victoire finale de De Gaulle et des Français libres en 1945 est pour « l’Homme du 18-Juin » une occasion inédite de réformer en profondeur le pays. Mais les forces politiques traditionnelles l’en empêchent. Dominée par la Gauche communiste et socialiste, la nouvelle Assemblée propose d’abord une Quatrième République sociale, fortement calquée sur le modèle de la Convention nationale de 1792 (régime parlementaire monocaméral). Rejeté par référendum, le projet évolue pour accoucher d’une version réaffirmée de la Troisième, l’instabilité gouvernementale en pire. Fatalement, elle ne survivra pas longtemps avant que Charles de Gaulle, appelé en ultime recours par le régime agonisant, ne fonde la Cinquième.

Du perfectionnement gaullien à la trahison des élites

La Cinquième République est un régime démocratique bicaméral et semi-parlementaire. Sous étroite surveillance du Parlement, De Gaulle et les rédacteurs n’ont cependant pas réussi à rendre une copie définitive. Le président de la République est toujours élu par le Parlement tandis que le Sénat est sanctuarisé. Redoutant de la part du héros de la France libre une trahison similaire à celle de Pétain, les parlementaires obtiennent un compromis qui ne tardera pas à être remis en cause. Ainsi, profitant de la fusillade du Petit-Clamart, le président De Gaulle propose une première révision constitutionnelle aux Français (et non au Parlement ce qui ne manquera pas de provoquer l’ire des députés et sénateurs) : l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La ligne rouge a été franchie et le tabou levé : depuis 1848 et l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte (fossoyeur de la Deuxième République) par les Français, plus aucun chef d’État n’avait été élu ainsi. Le résultat de la consultation est un triomphe : 62,25% de « OUI ». Mais si la plus grosse réforme a été menée, il reste un point important : le Sénat. Jugé désuet par le père de la Cinquième, il est l’objet d’une tentative de suppression par référendum en avril 1969. Plus par rejet du chef de l’État (alimenté par ses propres alliés comme Valéry Giscard d’Estaing) que par réelles convictions, la consultation est un échec et entraîne le départ définitif du Général, fidèle à sa conception de mandat impératif confié par le Peuple français.

De Gaulle partit, s’engage alors une série de révisions constitutionnelles voulues par les gouvernements successifs. Si De Gaulle appartenait à « l’Ancien Monde », les élites atlantistes, européistes et mondialisées du « Nouveau Monde » vont rapidement tordre une Constitution honnie depuis sa naissance. Pour autant, ils ne vont pas l’abolir, bien au contraire, ils vont la transformer pour servir leurs intérêts partisans. Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand vont engager des révisions dont le bloc le plus important sera celui engagé en vue de l’adoption du traité de Maastricht en 1992. Union économique et monétaire, vote des ressortissants européens aux élections municipales, politique commune des visas, langue française, lois organiques relatives aux territoires d'outre-mer, résolutions parlementaires sur les actes communautaires, tout y passe pour satisfaire à la future Union européenne, le tout, avant même que le référendum soit voté. En 1993, la magistrature et le droit d’asile sont révisés, comme à chaque fois, devant le Congrès et non via consultation.

Puis vint Jacques Chirac. Sous ses deux mandats, onze révisions constitutionnelles sont menées. La plus importante est l’adoption du quinquennat en 2000. Promu par tout le corps politique comme un outil d’efficacité, ce projet est, en l’état, un basculement profond de la Cinquième d’un régime semi-parlementaire démocratique à un régime présidentiel oligarchique et absolu. Puisqu’il fait concorder les mandats présidentiels et parlementaires, le Quinquennat offre au chef d’État nouvellement élu une majorité législative quasiment assurée (l’exemple le plus frappant étant les élections législatives de 2017 au cours desquelles un président sans parti a réussi à obtenir la majorité absolue). De plus, cette majorité est conservée (sauf dissolution par le chef de l’État) jusqu’à la fin de son mandat ce qui assure une toute-puissance politique en cela que l’Assemblée nationale a le dernier mot constitutionnel. D’un régime démocratique, le Quinquennat a fait basculer la France dans le régime du Parti unique, conservant juste un parement démocratique.

Cette toute puissance transpire dans la politique menée par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy entre 2005 et 2008 pour l’adoption du traité européen. Le premier, convaincu de la bénédiction des Français, sort fragilisé par un rejet d’autant plus massif que le projet de Constitution européenne est rejeté à hauteur de 54,7% contre 51% de « OUI » à l’Union européenne. Qu’à cela ne tienne, le Congrès avait déjà adopté les révisions constitutionnelles en mars 2005 et allait adopter le traité de Lisbonne (Constitution européenne déguisée) en 2008. Enfin, une dernière révision prend la forme d’une Loi constitutionnelle, votée la même année que Lisbonne par le Congrès, actant la fin de la Cinquième République : limitation des mandats consécutifs de président de la République à deux fois, changements dans la magistrature, création du « défenseur des droits », possibilité pour le chef de l’État de s’exprimer devant le Congrès, etc. Plus qu’une révision, cette « Loi constitutionnelle » marque symboliquement la fin du régime gaullien et le basculement vers un régime accaparé par les élites nationales. Aux Lois constitutionnelles de 1875 qui avaient indirectement charpenté la Cinquième République, la Loi de 2008 la détruit.

Conclusion

Avec 21 révisions constitutionnelles depuis le départ de Charles de Gaulle, toutes menées devant le Congrès (sauf deux par référendum en 1992 et 2000), il est difficile de qualifier la Cinquième République comme on pouvait la qualifier en 1969. En réalité, ce que nous appelons « Cinquième République » est un régime présidentiel totalitaire et oligarchique où le chef de l’État nouvellement élu est quasi-assuré de disposer d’une majorité parlementaire (seul François Hollande devra former une alliance en 2012 avec 49,93% des sièges obtenus par le Parti socialiste). Disposant à chaque fois des pleins pouvoirs politiques pendant cinq ans, l’élite politique française a pu transformer la France sans aucune implication populaire. L’exemple le plus frappant de déni de démocratie étant le référendum de 2005 au cours duquel les Français furent ignorés puisque les dispositions avaient déjà été votés par le Congrès, réaffirmées par la ratification du traité de Lisbonne encore une fois devant le Parlement. Cette déconnexion politique entre la soi-disant « souveraineté populaire » et l’exercice effectif du pouvoir explique bien des conflits dont le dernier en date était celui des « Gilets Jaunes »…

Sources :

Le Quinquennat, échec d’hier, solution de demain ?, Françoise Decaumont (1984)

Réforme ou VIe République : quinquennat, Collectif parlementaire (2000)

Quelques réflexions à propos du passage du septennat au quinquennat sec, Johary Andrianarivony (2001)

Les réformistes constitutionnels des années trente. Aux origines de la Ve République, Stéphane Pinon (2003)

Les grandes crises politiques françaises 1958-2011, Gérard Courtois (2011)

Le Suicide français, Éric Zemmour (2014)