terra bellum

View Original

La France face à l’unification allemande

Anton von Wermer, Proclamation du 2nd Reich à Versailles le 18 Janvier 1871

La France et L’Allemagne, voilà deux nations si différentes et pourtant si proches. L’une est millénaire alors qu’elle n’aurait jamais dû exister, l’autre n’affiche pas 300 ans d’existence alors qu’elle aurait dû naître il y a mille ans. Du point de vue français, la naissance et la construction du pays est un processus inéluctable, nécessaire, implacable, une constante de l’Histoire. Au contraire, l’unité des peuples de l’autre côté du Rhin a été vécue comme une erreur du destin, une hérésie et une menace mortelle, à même de contester sa prédominance en Europe. De ce point de vue, quelle a été l’attitude de la France face à ce dangereux voisin à travers les siècles ? Comment l’a-t-elle perçue, identifiée, combattue, influencée, subie, acceptée ?

Le désintérêt des premiers temps

De l’émergence du Royaume des Francs jusqu’à la fin du Moyen Âge (conclusion de la Guerre de Cent Ans), la politique française s’est relativement désintéressée de de l’espace germanique, et n’a pas cherché à s’y ingérer ou à y développer son influence. Les rois de France, empêtrés dans des troubles féodaux, occupés par leur politique d’unification et en proie à une lutte séculaire avec l’Angleterre pour la souveraineté continentale, se soucient assez peu de de ce qui se passe de l’autre côté du Rhin. Les seuls intérêts qu’ils y avaient étaient tournés vers la consolidation des frontières orientales et la lutte contre l’influence de l’Empereur aux portes du Royaume. Depuis la perte de la Lotharingie en 880, les nouveaux souverains Capétiens luttent pour étendre le plus possible le domaine royal vers l’Est et sécuriser les territoires conquis. Il leur faut en effet éloigner au maximum les frontières de Paris et de Reims, centres du pouvoir politique, qui sont dangereusement vulnérables à une chevauchée venue d’Outre-Rhin. D’où la lutte pour le contrôle des Flandres et leur arrimage à l’espace Français par Philippe le Bel au XIIIème siècle, ainsi que les éternels conflits avec la Bourgogne, dont les ducs se font les agents de l’Empereur ou des Anglais au bon plaisir des évènements, afin de se rendre incontournables et de consolider leur indépendance. La défaite et la mort de Charles Le Téméraire en 1477 lors de la conquête de la Lorraine et l’annexion de son principal duché permet à la France d’étouffer l’influence impériale dans le Sud et concentre pour quatre siècles le cœur du conflit franco-allemand sur autres les territoires restés sous autorité autrichienne puis Espagnole, à savoir l’actuel Benelux (les Pays-Bas Bourguignons) et la Franche-Comté. Cette politique volontariste est fondée sur le pragmatisme : la frontière Nord-Est étant plate et dépourvue d’obstacles naturels (contrairement aux Alpes et aux Pyrénées), il faut offrir le moins de prises possibles à l’ennemi en cas d’invasion, et grignoter chaque morceau de territoire pour le fortifier.

Pendant longtemps, cette défense du « Pré carré », surnommée la « ceinture de Fer » par Vauban constituera la seule préoccupation de la France envers son puissant voisin. Rares seront les rois qui iront au-delà de cet adage et oseront se projeter directement en Europe centrale ou teutonique. Et encore n’y vont-ils que par vague opportunité matrimoniale (Charles IV qui a épousé la fille de l’empereur Henri VII en 1364) ou par pragmatisme géopolitique (François Ier en 1519 qui veut éviter l’encerclement de la France par les possessions des Habsbourg en cas de victoire). Il n’a jamais été question pour eux de se réclamer de l’héritage de Charlemagne et de réunifier l’espace rhénan sous une même couronne (une ambition qui a été au contraire assumée par les souverains germaniques), quand bien même les rois se prétendaient les successeurs des Césars romains ou les défenseurs de la foi chrétienne. L’écoulement des siècles a tellement creusé les différences entre les cultures européennes qu’il rend impossible leur identification à un même destin commun. Les épreuves communes qui ont forgé la conscience des peuples durant le Moyen Âge n’ont jamais été partagées (les slaves de l’Est ne peuvent pas imaginer la lutte homérique des Espagnols pour la Reconquista, pas plus que les Ibériques n’ont ressenti dans leur chair la Guerre de Cent Ans, ni les Français le chaos confessionnel permanent dans lequel étaient plongés les sujets de l’Empire, qui en revanche ignoraient les affres des invasions mongoles).

De ce fait, la constitution par Charles Quint d’un vaste empire européen sous domination espagnole tient plus du hasard des successions et des alliances matrimoniales de la Maison de Bourgogne que d’un renouveau assumé de la politique carolingienne. Il n’empêche que ce gigantesque ensemble à vocation mondiale représente une menace mortelle pour le Royaume de France, qui ne peut y répondre que par une intervention accrue dans les affaires allemandes. D’abord en contestant l’hégémonie impériale en Italie (les 8 guerres italiennes qui s’achèveront par le désastre de Pavie en 1525), puis en enfourchant les divisions nées de la Réforme luthérienne. De ce bouleversement naîtra un nouvel enjeu pour les rois Valois puis leur successeurs Bourbons : empêcher par tous les moyens qu’une puissance hégémonique (l’Espagne, puis l’Autriche) puisse s’implanter durablement dans l’espace germanique et y développer sa suprématie. Pour ce faire, le pays va mettre en place une stratégie machiavélique : encourager tout ce qui peut diviser et affaiblir l’unité de ce vaste ensemble, et favoriser tous les facteurs de discorde possibles.

L’entretien du chaos permanent

Une fois réglés les troubles religieux sur son propre territoire par la paix d’Alès en 1629, Richelieu s’attelle à les aggraver outre-Rhin en soutenant ostensiblement les Etats protestants en lutte contre l’hégémonie catholique au sein de l’Empire (les comptes palatins, les princes de Bohème), voire en invitant d’autres puissances extérieures (le Danemark, la Suède) à intervenir sur le territoire allemand afin de prolonger le chaos de la guerre. Parallèlement, la France reprend la lutte séculaire contre l’Espagne et porte le fer sur la Lorraine et l’Alsace, puis la Catalogne et le Roussillon, afin de disperser les forces impériales, tandis qu’elle soutient mordicus la lutte des Pays-Bas pour s’arracher à la tutelle habsbourgeoise. Enfin, le pays ira jusqu’à s’allier à l’Empire Ottoman et encourager les invasions par l’Est (Vienne subira deux sièges éprouvants en 1529 et en 1683) pour affaiblir encore la puissance autrichienne. Cette stratégie d’entretien permanent du désordre et des conflits trouvera son paroxysme dans la Guerre de Trente ans, qui dévastera le territoire germanique (quinze millions de morts) et creusera de si profondes divisions entre ses peuples qu’ils se rendront étrangers les uns aux autres. La France de Mazarin accepte la paix de Westphalie en 1648 en faisant triompher ses conditions : chaque principauté, chaque évêché, chaque ville libre se voit reconnaître sa souveraineté et ses privilèges en interdisant toute tentative de centralisation par Vienne. De plus, chaque prince peut imposer à ses sujets sa religion principale, gravant dans le marbre les principes de la paix d’Augsbourg de 1555, ce qui est l’assurance de créer un schisme permanent sur le territoire impérial, et tue dans l’œuf tout projet absolutiste. Enfin, le traité apporte la garantie de la France à l’indépendance et à la puissance des Etats Electeurs (les princes les plus puissants qui élisent l’Empereur), donc certains deviennent ses clients (la Bavière, les archevêchés de Mayence, Trèves et Cologne), les autres s’étant octroyés des royaumes extérieurs (la Saxe prend la couronne de Pologne en 1697, l’électeur de Hanovre est roi du Royaume-Uni depuis 1714, et l’électeur de Brandebourg est roi en Prusse depuis 1701), autant de garanties qu’ils ne seront jamais animés par de purs intérêts germaniques. Le traité est un triomphe pour la France, qui consacre la partition de l’Allemagne en des centaines d’entités indépendantes et concurrentes, et rend sa gouvernance totalement ouverte aux influences et intrigues extérieures. Le territoire sera proprement émasculé, la fonction impériale est rendue impuissante, le pays impossible à unifier pour des siècles. Il servira de champ de bataille européen et de caisse de résonnance des conflits à venir.

Jusqu’au début du XIXème siècle, la France bénéficie des conséquences du traité de Westphalie, et joue en toute impunité des antagonismes entre états allemands : elle soutient d’abord la Bavière et la Saxe contre l’Autriche, puis elle change de braquet et s’allie à l’Autriche et à la Russie contre le Hanovre et la montée en puissance de la Prusse. Le tout en entretenant ses obligés (archevêchés, Bade, Wurtemberg) à sa frontière. Toutefois, l’aventure napoléonienne viendra bouleverser cet édifice. En effet, là où elle avait pratiqué un subtil jeu de « check and balances » pour maintenir un équilibre des puissances et interdire à chacune de prendre l’ascendant dans l’espace germanique (comme l’Angleterre s’évertuera à le faire avec elle en Europe), la France de Napoléon Ier commet la folie de dissoudre le Saint Empire d’Otton (qui ne représentait plus aucune menace en tant que tel), et de satelliser les Etats Allemands de l’Ouest dans un même ensemble soumis à une dure occupation militaire : La confédération du Rhin. Ce faisant, il détruit l’édifice d’impuissance que ses prédécesseurs avaient entretenus et ouvre la voie aux premières revendications d’un nationalisme romantique attisé par les admirateurs de la Révolution ! En 1806, l’écrasement et l’humiliation de la Prusse après Iéna et Auerstaedt sont les parfaits catalyseurs d’un sentiment de revanche qui animera les élites de ce royaume lointain jusqu’à Bismarck. En 1807, Fichte théorise déjà dans son Discours à la Nation Allemande les prémices d’une unité de destin de tous les habitants de l’Allemagne contre l’occupant français. La déroute de la Grande armée et l’exploitation de ce ressentiment par l’Autriche sauront exacerber les velléités de riposte unitaire (la révolte d’Andreas Hofer au Tyrol, la trahison du roi de Saxe à Leipzig en 1813, la constitution d’une Sainte-Alliance austro-prussienne après 1815). Le Congrès de Vienne marque le début d’un nationalisme germanique qui a pris goût à la puissance et qui rêve d’une unité de commandement. Sa seule tâche sera de surmonter les divisions entre princes, et de s’accommoder encore de la trop puissante Maison d’Autriche. Face à ce désastre, la France se met en retrait : elle a perdu tout levier d’influence dans ce qui était autrefois son terrain de jeu, elle ne peut plus mener aucune alliance ou coalition, tandis que son aura révolutionnaire ne fait plus rêver les peuples allemands, qui se sont choisis d’autres héros. Par un stupide arbitrage de Talleyrand, elle doit se résoudre à voir la Prusse annexer la Rhénanie pour s’installer à ses frontières. Une décision qui sera lourde de conséquences en 1870.

Le cauchemar des Français prend forme

La dernière partie de l’Histoire voit la France rester spectatrice de la montée en puissance prussienne tout au long du XIXème siècle. Si Louis-Philippe Ier a trop à faire en interne et en Algérie pour se préoccuper des affaires allemandes (création en 1834 du Zollverein, une union douanière des Etats du Nord dominée par la Prusse), Napoléon III tente désespérément d’influer sur la dynamique unificatrice impulsée par le chancelier Bismarck et sa politique de fer et de sang. Le rapprochement avec les Etats du Sud traditionnellement francophiles se révèle vite un échec, tandis que l’Autriche, échaudée dès 1860 par le soutien impérial à l’unification italienne, ne sera pas l’instrument de déstabilisation de l’espace germanique dont il rêve. Alors qu’il assiste impuissant à la création en 1866 d’une confédération politique d’Allemagne du Nord dirigée par Berlin et à l’expulsion définitive de l’Autriche qui se tourne vers la Hongrie et les Balkans (le compromis de 1867 fonde la Double Monarchie Austro-Hongroise), il tente de reprendre sa politique des pourboires, à savoir monnayer sa neutralité et sa médiation dans les conflits par des prises de gage territoriales sur le Rhin en attendant l’inévitable confrontation. La ruse bismarckienne et la fuite en avant d’un Second Empire mal assuré auront raison de cette prudence : non seulement le Luxembourg échappe à la France, mais cette dernière tombe dans le piège de la dépêche d’Ems, et Napoléon III se voit imposer par son Assemblée chauffée à blanc une déclaration de guerre à la Prusse en 1870, qui est le prétexte ultime pour souder les Etats allemands dans la solidarité avec l’agressé, surtout quand celui-ci appuie sur le sentiment revanchard anti-français qui couve depuis Iéna. La démonstration de force prussienne et l’écrasement de la France marquent la fin de l’aventure romantique, quand toute l’Allemagne s’unifiera derrière le vainqueur Prussien, qui impulse à son nouvel empire un caractère autoritaire qui mettra longtemps à se démocratiser (l’incident de Saverne en 1913 démontre le caractère fictif du Parlement Allemand, simple chambre d’enregistrement sans pouvoir réel).

La France voit alors se concrétiser sur son propre sol le cauchemar de Richelieu : l’unification de la totalité de l’espace germanique (Autriche exclue) derrière l’Etat le plus farouchement anti-français, qui ne tarde pas à afficher une agressivité à vocation mondiale après la démission du chancelier Bismarck en 1890. Le pays de Louis XIV perd durablement de sa prépondérance européenne face à un Reich allemand plus peuplé, plus industrialisé et mieux armé que lui, alors que l’Angleterre vient de lui ravir la domination maritime depuis un siècle, et que la frontière n’a jamais été aussi loin du Rhin suite à la perte de l’Alsace-Moselle. Une situation proprement catastrophique, dans laquelle la France éternelle ne devra son salut qu’à la démesure de l’hubris allemand wilhelmien puis hitlérien, qui ne saura pas se contenir et brisera l’équilibre européen par une volonté pure de reconstitution impériale. Comme l’Empire Napoléonien, le Reich Allemand revigoré tentera de recréer l’union des deux peuples derrière sa couronne. Comme lui, il en paiera le prix de sa vie.

Le prix de la démesure et comme dirait Marx, « le malheur [...] des Grands Souvenirs » [1].

 

 

Sources :

[1]Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx, 1852