La pensée de Machiavel dans Le Prince peut-elle éclairer le fait politique contemporain ? (3/3)
Friedrich Meineke, historien allemand du XXème siècle, a écrit : « La dénaturation de la pensée de Machiavel en une doctrine du machiavélisme s’explique par l’oubli, consécutif au recul de la mentalité néo-païenne après le sac de Rome, du but moral de sa politique, la régénération de l’antique virtu du peuple italien (...) Le prince nouveau qui devait reconstruire l’Etat et restaurer ainsi l’ancien esprit romain, se trouva réduit à la figure de l’usurpateur et interprété, par la suite, à travers les catégories traditionnelles de la tyrannie. » (Dans Machiavélisme et raison d’Etat, pages 42-49). Cette citation est très juste : la pensée de Machiavel, au fil des décennies, a peu à peu dévié. La dernière partie de l’étude l’analysera de trois façons : d’abord à travers l’avis des philosophes concernant la pensée de Machiavel, ensuite en désignant et décrivant des hommes qui ont pu suivre des préceptes dictés par la pensée machiavélienne, et potentiellement lire l’auteur d’une mauvaise manière. Enfin, nous verrons que, si la pensée de Machiavel amenait les prémisses d’une démocratie, elle avait toutefois de nombreuses limites.
C’est selon Platon aux philosophes que doit être confiée la politique. Peut-être pourront-ils donc nous éclairer mieux quant à la réelle interprétation pouvant être faite des écrits de Machiavel. L’étude se fera de manière chronologique. Tout d’abord, le philosophe Spinoza (1632-1677) est en total accord avec la pensée de Machiavel. Dans son Traité politique, nombre de ses idées concordent avec ce dernier : pour lui également, ce sont l’efficacité et le pouvoir qui doivent être atteints pour bien gouverner, et notamment pour bien gouverner l’Italie. Spinoza écrit à quel point le théoricien a laissé derrière lui un grand héritage qui doit être connu et appliqué par tous : « De quels moyens un Prince omnipotent, dirigé par son appétit de domination, doit user pour établir et maintenir son pouvoir, le très pénétrant Machiavel l’a abondamment montré (...) Et je suis d’autant plus disposé à juger ainsi de ce très habile auteur qu’on s’accorde à le tenir pour un partisan constant de liberté et que, sur la façon dont il faut la conserver, il a donné des avis très salutaires. » (Traité politique, Garnier Frères, page 39). Rousseau (1712-1778), rend également hommage à Machiavel, en le dédouanant de son adjectif péjoratif d’immoral et en le qualifiant de républicain : « En feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains (...) Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la maison des Médicis, il était forcé dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète ; et l’opposition des maximes de son livre du Prince à celle de ses Discours sur Tite-Live, et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. » (Dans Du contrat social, Oeuvres Complètes, Gallimard, page 409). Ici, Rousseau excuse donc l’aspect immoral de la théorie de Machiavel en la contextualisant : l’auteur ne pouvait faire éclore objectivement et à la vue de tous son amour pour la liberté et a été obligé de la déguiser. Mais toutefois, c’est bien de cela dont il est question dans Le Prince : Machiavel est un républicain enfermé dans une cour royale. Nietzsche (1844-1900) loue pour sa part le théoricien d’une manière totale : ses mots à son égard sont presque extrêmes : « Le machiavélisme pur, sans mélange, cru, vert, dans toute sa force, dans toute son âpreté, est surhumain, divin, transcendant ; il n’est jamais atteint par l’homme, tout juste effleuré. » (Dans Fragments Posthumes, page 288). Les mots sont très forts : surhumain, divin, transcendant. Ainsi, la pensée machiavélienne est digne des dieux, parfaite, et ne peut être atteinte par l’homme. Nietzsche considère Machiavel comme une exception, comme un des seuls théoriciens ayant été capable de contourner le nihilisme, concept nietzschéen de la destruction de la morale et de la civilisation, engendrée par la modernité.
En outre, ses théories ont également pu être mises en pratique concrètement, dans les faits. C’est en effet visible chez quatre hommes, tous très différents, qui sont chronologiquement Otto Von Bismarck, Adolf Hitler, Mohandas Karamchand Gandhi et Emmanuel Macron. C’est sans conteste que le prince de Bismarck (1815-1898) a partagé les mêmes convictions que Machiavel, c’est-à-dire le goût pour l’autorité, pour la violence et pour la puissance. Il a voulu consolider le Reich en luttant contre les catholiques, les socialistes ainsi que certaines minorités ethniques. C’est à travers la constitution d’une puissante armée que le prince a fait preuve de sa puissance et de sa capacité à faire la guerre. Sa volonté était de réunifier l’Allemagne « par le fer et le sang ». Bismarck s’est à la fois servi de l’Autriche pour en faire son allié et ainsi conquérir le Schleswig Holstein (aujourd’hui l’un des sept Länder composant l’Allemagne), pour ensuite se mettre en guerre contre cette même Autriche. Ses points communs avec le théoricien sont donc évidents. Cette évidence est moins présente chez Adolf Hitler (1889-1945). Chez cet homme politique, c’est l’horreur et l’innommable qu’il laissa derrière lui, ce qui n’est pas le cas de Machiavel. Cependant, il est nécessaire de voir chez le plus grand tyran de tous les temps une part machiavélienne déformée ou seulement extrêmement sombre. « Mein Kampf n’est pas un traité idéologique : c’est un guide d’action. » Cette phrase fut écrite par l’historien français Jean-Jacques Chevalier (Dans Hitler Adolph, Encyclopaedia Universalis, page 5943). C’est bien à travers son ouvrage Mein Kampf, mon combat, que l’on peut trouver des similitudes entre Hitler et Machiavel. Les deux hommes ont écrit un livre d’action, sur le pouvoir, la puissance, la violence et enfin l’efficacité. Mais de plus, c’est grâce à une démagogie sans pareille, à sa violence inhérente et à sa maîtrise de la propagande et donc à la maitrise de son image qu’Hitler a réussi à se hisser en 1933 à la tête de l’Allemagne. C’est à travers ces concepts clés que le dictateur se rapproche donc de Machiavel. Enfin, pour revenir à des hommes vertueux, on peut se penser sur le leader indien Gandhi. A première vue, le rapprochement n’est pas simple car ce dernier est un homme non-violent, contrairement à Machiavel. Toutefois, ce qu’il écrivit dans La jeune Inde, S. Ganesan Publisher, pages 132-133, est stupéfiant tant cela contraste avec ses préceptes de non- violence, faisant donc écho à Machiavel et légitimant sa pensée : « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence (...) C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préfèrerais que l’Inde eut recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son déshonneur. » Encore une fois, la pensée de Machiavel semble être légitimée par un homme dont la sainteté est encensée par tous. Enfin, Machiavel peut, sous de nombreux prismes, être comparé à notre Président actuel, Emmanuel Macron. Tout d’abord, avant même de préciser les ressemblances avec le Président en personne, la modernité de la pensée du théoricien s’inscrit dans le rapport nécessaire du prince et de son peuple selon Machiavel. Ce rapport n’est pas si évident à l’époque de Machiavel alors qu’il l’est absolument aujourd’hui. L’auteur insiste sur la nécessité de s’attirer et de préserver l’amitié du peuple pour le prince. Il y a une véritable dualité entre le peuple et les « grands » comme l’auteur les appelle, c’est-à-dire la classe supérieure. Toutefois, Machiavel ne doit en délaisser aucun, et surtout pas le peuple ! La tâche du politique est de comprendre l’état du corps social et contrôler son propre désir : celui de dominer. Ce qui distingue le prince des « grands », c’est que ces derniers cherchent à assouvir leurs désirs de manière immédiate : dans l’oppression du peuple. Cependant, le prince comprend qu’on ne peut pas gouverner un peuple en l’opprimant immédiatement. Un corps social n’est véritablement sage que s’il est gouverné par un prince qui diffère son désir de domination en passant alliance avec le peuple. Cette alliance, aujourd’hui, c’est la démocratie. Ce sont les promesses faites lors d’une élection. Ceci étant rappelé, les similitudes entre notre Président et Machiavel sont assez probantes : Emmanuel Macron avait d’ailleurs déclaré au New York Times que « ses études sur Machiavel lui avaient permis de survivre dans le microcosme politique parisien. » Machiavel a eu beaucoup de responsabilités très vite, et très jeune, tout comme Emmanuel Macron : à vingt-neuf ans, Machiavel obtenait un poste stratégique au Grand Conseil, organe souverain de Florence. Comme notre Président, il s’entoure d’une toute petite équipe de très jeunes conseillers. C’est nouveau : la jeunesse prend du pouvoir, ce ne sont plus les Pères florentins qui font figure de puissance mais des jeunes de moins de trente ans. Cet état de fait est le même pour Emmanuel Macron, devenu Président à seulement trente-neuf ans. En outre, Le Prince fut écrit par son auteur dans un contexte d’exil après le coup d’Etat rétablissant le pouvoir des Médicis. C’est son observation du pouvoir de l’Intérieur et de ses défauts qui ont motivé Machiavel à écrire cet ouvrage. Comme l’écrit Patrick Boucheron, historien français spécialiste de la Renaissance italienne : Machiavel eut « la chance d’avoir toujours été déçu par les hommes d’Etat qu’il a croisé sur son chemin. » Encore une fois, on peut rapprocher ce phénomène à Macron, qui fut un témoin privilégié (ministre de l’Economie, de l’industrie et du Numérique de 2014 à 2016) pendant le mandat de François Hollande. On peut très certainement dire que nous sommes en train de vivre, en ce moment, en France, un moment machiavélien : Machiavel est le théoricien des conflits, des moments d’orages politiques. Aujourd’hui, à travers le mouvement des gilets jaunes, ou encore à travers les grèves du mois de décembre, ou même de la crise du Coronavirus, on peut affirmer que nous sommes dans un moment de fatigue démocratique. Ainsi, le pouvoir, pour faire face à cette nouvelle indétermination, doit faire preuves des qualités citées par Machiavel : de force, de puissance, d’efficacité, de contrôle de son image, de virtuosité, et surtout, de bonne fortune...
Enfin, Machiavel ne détient pas cette mauvaise réputation à partir de rien : ses pensées contiennent de réelles limites, représentées par son cynisme, son immoralité et le fondement de sa réflexion, basée sur la méchanceté inhérente des hommes. Malgré l’énumération faite précédemment sur les encensements de la pensée du théoricien, d’autres philosophes restèrent sceptiques, comme Rousseau ou encore Merleau-Ponty, ce dernier écrivant : « Comment le comprendrait-on ? On s’accommoderait d’un cynisme qui nie les valeurs ou d’un naïf qui sacrifie l’action? On n’aime pas ce penseur difficile et sans idole. » (dans Notes sur Machiavel : Communication au congrès « Umanesime e scienza politica », Gallimard, pages 343-364). Ici, les critiques ne sont pas étonnantes puisqu’elles représentent la majorité des critiques qui ont pu lui être adressées, à commencer par son cynisme. La politique du mal est incomprise et réfutée. De même, Voltaire préface l’Anti- Machiavel de Frédéric II afin d’insister sur son désaccord profond avec le théoricien : « Je crois rendre service aux hommes en publiant l’Essai de critique sur Machiavel (...) Un homme donne au monde des leçons d’assassinat et d’empoisonnement et son traducteur ose nous parler de sa dévotion ! (...) Mon ami, toi qui ne prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me méfie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. » (dans Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, page 278). Rousseau, contrairement à Machiavel, ne croit pas en l’homme intrinsèquement méchant. En effet, on peut lire dans Le Prince : « Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne le serait pas mais parce qu’ils sont mauvais (...) » C’est pourquoi son opposition avec le penseur est si tranchée. Le penseur peut donc être considéré comme cynique, anti-religieux et même anti-clérical, immoral, violent et pessimiste.
Grâce à la modernité de sa pensée, Machiavel est devenu une sorte de mythe dans l’univers politique. Ses oeuvres se sont ensuite énormément enrichies à travers de nombreuses analyses et relectures de philosophes, théoriciens, et historiens. Toutefois, ses ouvrages restent encore indéterminés et de ce fait, une source sans fond dans l’analyse du fait contemporain. Mais il faut bien comprendre que le machiavélisme n’est pas né en Italie, dans le pays de Machiavel : « Le Machiavélisme est antérieur à Machiavel. Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de Macédoine, Agathocle, Tarquin, Jules César, Auguste et même Néron, Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes doctrines » (de Maurice Joly, dans Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ou la politique de Machiavel au XIXème siècle par un contemporain). Le machiavélisme est donc né avant d’être réellement mis au monde par Machiavel, puisque le machiavélisme est inhérent aux actions des hommes, étant défini comme recours à la ruse. De ce fait, si le machiavélisme n’est pas né avec Machiavel, il ne mourra pas non plus avec lui. Cette étude a donc tenté de comprendre dans un premier temps les concepts phares du théoricien, tels que la légitimité du pouvoir, l’efficacité nécessaire à sa conservation et enfin les besoins d’un retour au commencement pour le bien et la puissance d’une cité et de son prince. De cette manière, l’analyse a pu s’approfondir quelque peu de façon à la comparer avec les faits politiques contemporains. Nous avons vu comment les concepts de fortuna et de virtu étaient extrêmement modernes, en montrant que le Prince, ou aujourd’hui le Président, étaient soumis à une fortune, ou plus familièrement au hasard, à la chance ou à la malchance, et que c’était en fonction de leur virtuosité qu’ils géraient ça au mieux, ou au plus mal. En outre, la modernité est évidente dans sa lucidité à envisager un Etat sécularisé où le divin n’est jamais mentionné. Il fut absolument précurseur de la laïcité. Dans la même lignée, ses pensées républicaines ont été de réelles prémisses à la construction de la démocratie. Enfin, si de nombreux philosophes ont encensé ses théories politiques, la concrétisation de ses pensées a pris des formes extrêmement diverses, allant du Bien au Mal le plus total, comme chez Hitler par exemple. Toutefois, cet état de fait est à nuancer car s’il y a des similitudes entre Machiavel et ce dernier, Hitler n’a jamais cité le théoricien comme exemple. Cependant, les limites du penseur persistent : à être trop cynique et pessimiste, une lecture rapide peut amener à de très mauvaises interprétations de l’auteur. Ses pensées restent donc extrêmement ambiguës, et toujours à la limite du non-recevable. Mais Machiavel s’en défend lui-même : « Mon seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois ; non pas la vérité morale, mais la vérité politique ; non pas la vérité telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle est, telle qu’elle sera toujours. Ce n’est pas moi qui suis le fondateur de la doctrine dont on m’attribue la paternité, c’est le coeur humain. »