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La vérité sur le 6 février 1934

Les anciens combattants, précédés de leurs drapeaux, défilent place de la Concorde.

Le mardi 6 février 1934, entre 30 000 et 50 000 Français manifestent dans les rues aux cris de « À bas les voleurs ! ». Deux mois plus tôt, un énième scandale avait secoué la Troisième République ; l’affaire Stavisky, dans laquelle plusieurs personnalités politiques sont accusées de corruption. Mais au soir de la manifestation, le sang a coulé et le gouvernement Daladier a du sang sur les mains. À Gauche, on crie à la tentative de coup d’État et au péril « fasciste ». Deux ans plus tard, elle remportera les élections législatives en formant la célèbre coalition du « Front populaire ». Depuis, l’historiographie républicaine interprète et présente la crise du 6 février 1934 comme le jour où la France a failli basculer dans le camp des totalitarismes, rejoignant l’Allemagne d’Hitler, l’Italie de Mussolini, l’Espagne de Franco et le Japon Shōwa. Retour sur un des incidents les plus marquants de l’Histoire contemporaine française…

La France en 1934

Lorsque commence l’année 1934, la France est toujours plongée dans la crise économique importée des États-Unis. En effet, commencée fin 1929 à New York, celle-ci ne s’implante réellement qu’en 1931. D’abord protégée par son archaïsme économique (organisation en entreprises familiales, faible taux d’industrialisation), la nation française affiche déjà de grandes difficultés à se réformer. L’État entame une politique de rigueur budgétaire qui va entraîner une forte déflation. Conséquence de cette action gouvernementale, les pensions versées aux anciens combattants de la Grande Guerre se réduisent comme peau de chagrin.

Dans le même temps, le régime républicain, sorti légitimé et glorifié de la guerre, enchaîne les déconvenues depuis la paix recouvrée. Isolée diplomatiquement avec un monde anglo-saxon lui préférant l’Allemagne au nom du sacro-saint équilibre des puissances, discréditée après son offensive rhénane (1923) au cours de laquelle elle fut rappelée à l’ordre par le créancier américain, la France subit une perte de confiance totale. Plus que jamais, son instabilité gouvernementale exacerbe le sentiment d’impuissance et d’incohérence étatique. Pour exemple, depuis 1929, ce ne sont pas moins de seize gouvernements différents qui se sont succédé pour une durée de vie moyenne à peine supérieure à cent jours.

Enfin, ce début d’année commence bien mal. En décembre 1933, un scandale politique vient à nouveau ébranler la Troisième République. L’affaire Stavisky, impliquant nombre de personnalités haut-placées ne fait qu’attiser le foyer d’incendie. Une vague de défiance antiparlementaire se prépare et le régime ne semble nullement prêt à se réformer…

Les principaux acteurs

Au fil des semaines, deux camps s’opposent de plus en plus frontalement. D’un côté, un régime républicain convaincu du bien fondé idéologique de son parlementarisme, craignant plus que tout un scénario semblable à celui de 1851 où Louis-Napoléon Bonaparte avait renversé la Deuxième République, légitimé par la souveraineté populaire. De l’autre, nombre d’associations civiles – les « ligues » – qui revendiquent une réforme constitutionnelle afin de préparer la France aux défis qui l’attendent, qu’ils soient sociaux, économiques ou bien extérieurs.

Le 30 janvier 1934, le radical Édouard Daladier vient d’achever la formation de son cabinet sur nomination du président de la République Albert Lebrun. Il succède à Camille Chautemps, éclaboussé par l’affaire Stavisky. Comme une grande majorité parlementaire, il refuse toute réforme constitutionnelle qui risquerait de ranimer les vieux démons napoléoniens, mettant in fine la République en danger. Il faut rappeler que par deux fois dans son histoire, le régime républicain a été remplacé du fait d’un pouvoir exécutif fort : Napoléon Bonaparte devenu empereur des Français en 1804 et son neveu élu président de la République en 1848 au suffrage universel direct. Pour Daladier comme pour les parlementaires, il convient de défendre la représentation nationale qu’ils jugent seule garante de la démocratie libérale.

Face à eux, une figure politique : André Tardieu. Chef du gouvernement par trois fois entre 1929 et 1932, il défend le projet de réforme constitutionnelle visant à réaffirmer les lois constituantes de 1875 qui avaient donné naissance officiellement à la Troisième République. En effet, ces textes mettent en avant un rôle fort du président de la République et de l’exécutif de manière générale. Ce n’est que la tradition et l’exercice effectif du pouvoir par les républicains à partir de 1879 qui ont relégué le chef de l’État à son rôle symbolique.

Dans la société civile, le projet Tardieu est soutenu par de nombreuses ligues d’anciens combattants et de patriotes. La principale est celle des Croix-de-Feu du lieutenant-colonel De la Rocque. Fondée en 1927, elle regroupe déjà plus de 100 000 adhérents à travers le pays dont majoritairement des décorés de guerre. Nationaliste, antiparlementariste, sociale et germanophobe, cette association lutte pour une réforme légale des institutions pour lesquelles ses membres ont combattu quatre années dans la boue des tranchées. Viennent ensuite deux ligues bonapartistes : Les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger (90 000 membres) fondée en 1924 et la Solidarité française de François Coty constituée en 1933 (1 500 membres).

Cependant, dans le camp antiparlementaire, d’autres groupes s’affichent clairement antirépublicains. C’est le cas de l’Action française (1899) de Charles Maurras qui compte alors 60 000 membres. Cependant, pour son fondateur, il ne s’agit pas de renverser la « Gueuse » (ndr : la République) par la force. La restauration monarchique ne doit pas être le fait d’une insurrection qui risquerait de précipiter la France dans une guerre civile. Il n’en va pas de même pour les plus jeunes, étudiants pour la plupart : les « Camelots du Roi ». Très minoritaires, ils sont pourtant bien décidés à renverser le régime, par la force s’il le faut. Outre le royalisme traditionnel, il existe deux mouvements totalement contradictoires qui vont se retrouver à défiler ensemble le 6 février 1934 : le Mouvement franciste de Marcel Bucard (fondé en 1933 et comptant 10 000 membres) et le Parti communiste français ! Transposé du fascisme italien, le francisme en copie les codes et les symboles tout en étant financé par le chef du gouvernement italien Benito Mussolini. Le PCF, lui, aspire à la révolution prolétaire mais ce sont essentiellement ses associations d’anciens combattants qui vont manifester ce jour-là.

La principale force présente le 6 février 1934 est l’UNC (Union nationale des combattants) comptant 900 000 adhérents par-delà la France. Car ce jour doit être celui de la revendication des anciens de 14-18 pour une réévaluation de leurs pensions détruites par la rigueur étatique. S’ajoute à cela le ras-le-bol parlementaire et voilà des dizaines de milliers de personnes prêtes à exprimer leur colère contre un État aveugle et sourd.

Une manifestation d’anciens combattants se transforme en émeute

Paris, le 6 février 1934. On compte entre 30 000 et 50 000 manifestants qui convergent vers le centre du pouvoir : le Palais-Bourbon. Bloqués par les forces de l’ordre, la tension monte rapidement et des échauffourées s’engagent. Les plus radicaux de toutes les ligues en présence se jettent sur une police qui incarne le pouvoir étatique. La situation dégénère et des coups de feu retentissent. Bilan : 16 morts (dont 15 manifestants) et 2 000 blessés. Au matin du 7 février, la République a tenu bon mais le gouvernement a du sang sur les mains et doit démissionner. Le régime républicain était-il en danger ? Non. Alors qu’ils en avaient l’occasion rêvée, les Croix-de-Feu se refusent au coup d’État. Les royalistes de l’Action française font de même pour, comme mentionner plus haut, éviter la guerre civile. En vérité, jamais l’Assemblée nationale ne fut menacée par la foule et le 6 février 1934 ne sera qu’une énième répression civile à une époque où les canons à eau et autres CRS n’existaient pas.

Il n’en fallut pas moins pour que la Gauche ne prenne peur d’un « péril » imaginaire. Point de révolutionnaires ou de fascistes, mais des Français ayant donné leurs vies pour un régime qui les laissa tomber pour des prétextes économiques. Quoiqu’il en soit, le choc est immédiat. Daladier, couvert de sang, démissionne : il ne reviendra au pouvoir qu’en 1938. Un nouveau gouvernement est formé avec l’ancien président de la République Gaston Doumergue à sa tête. On y retrouve également Tardieu à qui est confié la tâche de réformer les institutions.

Dans la société civile, le 6 février est un traumatisme : l’antiparlementarisme est renforcé, les ligues susmentionnées profitent d’une vague d’adhésion et les militants de Gauche cherchent (déjà) à faire « barrage au fascisme ». C’est dans ce contexte que va progressivement naître le Front populaire, coalition qui remportera les élections législatives de 1936. Quant à la réforme constitutionnelle, elle sera vite enterrée par un refus des radicaux fin 1934. En effet, ceux-ci, qui n’existent que grâce au système parlementaire de la Troisième République (leur disparition sous la Cinquième en sera la preuve), s’y opposeront avant de s’allier avec la Gauche pour conserver le pouvoir.

Conclusion

Le 6 février 1934 est plus un non-événement qu’une tentative ratée de coup d’État. Émeute typique de la Troisième République, elle est réprimée avec les moyens de l’époque. Jamais le régime républicain ne fut menacé de renversement tant les fameuses « ligues d’extrême-droite » l’ont défendu pour éviter la guerre civile. En remerciement, les différents gouvernements voteront la dissolution de ces associations entre 1934 et 1936. La réforme constitutionnelle, portée par André Tardieu, est rejetée par pur calcul politique. Finalement, il faudra attendre 1958 pour qu’un retour aux fondamentaux de 1875 soit opéré par un certain Charles de Gaulle, signant l’arrêt de mort du Parti radical. Mais le mal avait été fait. Avec une instabilité gouvernementale extrêmement handicapante et une paralysie institutionnelle, la Troisième République sera balayée par son voisin allemand au cours de la bataille de France en 1940. Une Allemagne qui profita de la faiblesse de la France pour violer à sa guise le traité de Versailles et dominer l’Europe tout entière…

Sources :

Explications du 6 février, René Rémond (1959)

Le 6 février 1934, Serge Berstein (1975)

Les Manifestations de rue en France : 1918-1968, Danielle Tartatowsky (1998)

La Fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Michel Winock (1999)