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Langues et diversité des représentations politiques : la Chine et l'Occident


Avant-propos : Penser la Chine

Nous souhaitons commencer par rappeler qu’il est non seulement souhaitable mais même indispensable de renoncer définitivement à l’ethnocentrisme en ce qui concerne l’étude et la réflexion sur la Chine. Il est tout à fait inutile, et contre-productif autant d’un point de vu intellectuel que politique, de se borner à répéter que la Chine n’est qu’un pays totalitaire gouverné par une dictature communiste qui opprime son peuple, et qu’il n’y a rien de plus à comprendre. Pour se convaincre de l’idée que la situation est un peu plus complexe, il suffit généralement de discuter avec des chinois et de constater que la majorité d’entre eux ne se sentent non seulement absolument pas opprimé dans leur pays mais qu’ils sont nombreux à soutenir leur gouvernement et le « modèle chinois », et avec des arguments… Durkheim exhortait à « renoncer aux prénotions », je ne ferai que renouveler son appel en exhortant à renoncer à la prénotion universaliste et à accepter l’idée que tous les peuples de la Terre ne sont pas des « Occidentaux en puissance ». Tous les peuples, chinois compris, disposent de leurs propres conceptions du monde, et sont de moins en moins disposés à les troquer contre les nôtres – tout particulièrement lorsqu’ils voient ce que nous sommes en train de devenir. Il est indispensable de chercher à comprendre qui sont les chinois en passant par l’étude de leurs langues, de leur mentalité, de leur histoire et de leurs référentiels culturels. Ce n’est que comme ça qu’il sera possible d’espérer pouvoir esquisser une représentation un peu plus juste de leurs référentiels politiques et juger le « modèle chinois » à sa juste valeur, c’est-à-dire comme un modèle politique spécifique et né dans et pour un peuple particulier, qui est le peuple chinois.

Xi Jinping n’affirmait pas autre chose lorsque, dans le discours qu’il prononça au Collège d’Europe le 1er Avril 2014, il affirma : « La Chine ne peut pas copier le système politique ou le modèle de développement d'autres pays, car cela ne nous conviendrait pas et cela pourrait même entraîner des conséquences catastrophiques. Il y a plus de 2000 ans, le peuple chinois avait compris cela du simple fait que l'orange savoureuse, cultivée dans le sud de la Chine, devenait aigre une fois cultivée dans le nord. Le fruit peut avoir la même apparence, mais le goût est assez différent, car "le nord" signifie un emplacement différent et un climat différent. »

Penser la démocratie libérale comme un modèle politique universel et intemporel qui doit se répandre partout dans le monde nous a déjà causé beaucoup de torts, et continuera de nous en causer si l’on s’obstine dans cette voie. À en juger les dynamiques internationales actuelles, nous souhaitons bien de la patience à ceux qui persistent à attendre que la Chine « se démocratise » pour la considérer comme légitime et digne d’intérêt. Nous pensons en effet que cela n’arrivera pas, et que même si le peuple chinois venait à se révolter et à renverser le Parti Communiste Chinois, ce que ces gens appellent de leurs vœux, le régime politique qui prendrait la suite ne saurait être une démocratie libérale mais, là encore, un régime spécifiquement chinois.

Introduction

La dernière fois nous avons mis en évidence le lien qui existe entre la langue d’un peuple et le rapport à la réalité de ce peuple qui conçoit le monde à travers les cadres fournis par sa langue et ses spécificités (voir article « Langues et diversités des représentations politiques : L’influence de la langue »). Nous avons pu, en nous appuyant sur l’exemple de l’utilisation des pronoms personnels, mettre en évidence des différences entre les langues européennes et les langues chinoise, japonaise et indonésienne qui mettent en lumière un tout autre rapport, du moins dans la langue, entre les notions d’individu et de groupe.

Partant de l’idée que l’une des spécificités du « Monde Occidental » est son rapport à l’individu et la place qu’il lui donne relativement au groupe dans l’organisation sociale, il va de soi que cet individualisme suppose nécessairement de penser l'individu, sa propre personne, comme séparé des autres individus. Or nous avons pu voir que cette séparation est beaucoup plus floue dans la langue chinoise, avec le « Nous chinois » qu'est « 我們 » (et dont le modèle est absolument identique avec les 2èmes et 3èmes personnes du pluriel, « 你們 » et « 他們 »).
Ainsi, le fonctionnement si particulier de la société chinoise peut peut-être se voir plus facilement compréhensible, de même que, pour prendre un autre exemple, les comportements des soldats de l'Empire japonais en 1945 et leurs attaques suicides pour protéger le « Nous », la patrie - comportements qui terrifièrent l'Occident, pour qui un tel comportement est impensable dans un contexte de sociétés individualistes. Pour les japonais de cette époque, dont les mœurs étaient encore assez peu occidentalisées, le « Je » n'avait pas le même sens que pour nous.
Mais si le Japon d’aujourd’hui semble avoir plus ou moins adhéré au modèle de société Occidental, il semblerait que la Chine persiste dans sa différence et envisage d’établir un tout autre modèle chez elle. N’ayant pour ambition que de susciter la réflexion à partir de cette question du rapport entre langages et conceptions politiques, et en rien de détailler de façon exhaustive le modèle politique que la Chine met en place dans son pays, nous nous contenterons ici que d’évoquer la question du multipartisme. Il est courant en Occident de reprocher à la Chine d’être un régime à parti unique – et donc, selon la conception politique Occidentale, une dictature. Essayons de sortir de cette dialectique pour essayer de comprendre le point de vu chinois, et l’éclairer à l’aune de cette facette de la mentalité chinoise que nous a dévoilée sa langue.

Le multipartisme, facteur de désagrégation de la société ?

La compétition électorale libre et honnête et le multipartisme sont généralement pour nous 2 pré-requis indispensables à la démocratie ; tout régime qui se voudrait « démocratique », dans le sens qu’il respecte la volonté du peuple, se doit de respecter a minima ces 2 éléments. Or, il faut avoir conscience que la Chine se revendique elle aussi de la démocratie, tout en remettant en cause la « conception Occidentale de la démocratie », et donc le multipartisme comme critère de fondamentale de ce régime politique.

Le multipartisme est en effet perçu comme un facteur de division du peuple, brisant l’unité de la communauté qui est un élément fondamentale dans la conception chinoise de la démocratie. Les élections libres reposant sur le multipartisme poussent en effet l'individu à « choisir un camp » en s'opposant à une autre partie de ses compatriotes, et rompant ainsi la « solidarité naturelle » qui lie les membres du peuple. Cette forme d’organisation de la compétition politique est donc perçue comme une « mise en danger » de la pérennité du pays, qui risque en empruntant cette voie de sombrer dans des « guerres civiles globales » voyant s'opposer, puis parfois se massacrer, le peuple lui-même par l’intermédiaire des individus qui le composent, comme en ont connus tous les pays Occidentaux depuis l'avènement de la pensée libérale (la guerre civile espagnole en constituant un parfait idéal-type) - et comme la Chine l'a déjà connue avant le triomphe de Mao. La conception politique de la Chine donne la primauté au « Nous » qu’elle conçoit tel qu’il transparait à travers « 我們 », donnant la primauté au groupe sur l’individu qui doit inconditionnellement se soumettre au bien commun et à l’intérêt général. Aussi, dans cette société qui érige l’unité du peuple en principe suprême, un multipartisme fondé sur une vision individualiste du phénomène politique (le multipartisme étant fondé sur la représentation de fractions de la société qui s’affrontent de façon pacifique pour imposer ses intérêts sur ceux des autres) n’a que peu de chance d’être acceptée.

Et au passage, si multipartisme il y avait officiellement en Chine, il ne serait pas particulièrement étonnant qu'il s’y passe la même chose qu'au Japon, ou le multipartisme officiel contraste avec une situation de « parti unique de fait », le Parti Libéral Démocrate (« 自由民主党 », « Jiyūminshutō ») étant au pouvoir quasi sans interruption depuis 70 ans. Cette situation s’explique principalement par le fait que les japonais continuent inlassablement de voter pour le même parti, et ce depuis que les États-Unis leur ont gracieusement « offert la démocratie » après 2 bombes atomiques. Le Japon est incontestablement institutionnellement démocratique au sens Occidental du terme, leur constitution ayant d’ailleurs été directement rédigée par les américains, mais les japonais ne « jouent pas le jeu ». Le pays est un pays démocrate-libéral, mais sans la mentalité demo-libérale qui est censée aller avec et qui suppose l'individualisme fondamentale des membres qui composent la société – or le Japon a beau avoir été occidentalisé, il reste marqué par plus d’un millénaire d’influence chinoise.

Mao Zedong et Tchang Kaï-check, les 2 principaux protagonistes de la guerre civile chinoise (1927 - 1949)

De « 我們 » au modèle à parti unique…

Dans ce contexte, si l’on revient maintenant à la Chine, il ne paraît plus si étonnant maintenant que le parti unique ne dérange pas particulièrement la population, et qu’une importante fraction de cette dernière considère même ce système multipartite des démocraties libérales comme dangereux et facteur d'une perversion de la société qui se divise, se désagrège, se sépare en différents camps opposés et fini par s'entretuer, du fait de l'absence de dialogue possible auquel aboutit ce mécanisme. Pour illustrer l’importance que revête ce concept d’unité dans la conception politique chinoise, Xi Jinping réaffirmait encore pour le 70ème anniversaire de la République Populaire le 1er Octobre 2019 : « L’unité est de fer, l’unité est d’acier, l’unité, c’est la force. L’unité est pour le peuple et la nation chinoise la garantie d’aller de victoire en victoire pour surmonter tous les défis et les dangers rencontrés sur sa route vers le succès ».

Et cette réticence « traditionnelle » au multipartisme se trouve par ailleurs renforcée par l'analyse marxiste, dont l’influence sur l’idéologie de la République Populaire de Chine reste profonde. Le marxisme considère en effet les différents partis politiques comme simplement « différentes faces de la même pièce capitaliste » : le multipartisme ne serait en définitive qu'un outil utilisés par le Capital pour que le peuple se divise sur des détails, et ne puisse ainsi s'unir sur l'essentiel pour renverser les bourgeois qui le dirigent, l’oppriment et l’aliènent. Le multipartisme n’est dans cette optique perçu que comme une arme de la bourgeoisie pour diviser le peuple selon le célèbre adage « diviser pour mieux régner ».

Ce cumul d’une culture traditionnelle millénaire de plus en plus réaffirmée dont les valeurs sont en opposition frontale avec les valeurs Occidentales et les institutions politiques qui en découlent, et d’une rhétorique marxiste qui, bien que sinisée, conserve les fondamentaux et demeure tout autant opposée à la démocratie libérale, ne pouvait que difficilement déboucher sur une adhésion complète aux valeurs et au système politique de l’Occident. Cette différence culturelle fondamentale se trouve matérialisée par les différences linguistiques que nous avons pu constater, le « Nous chinois » « 我們 » permettant de rendre compréhensible la conception chinoise de la société, le rapport entre le groupe et l’individu ainsi que les représentations politiques qui en découlent.

Ce constat et l’exemple chinois que nous avons vu peuvent ainsi permettre de prolonger nos interrogations dans deux sens :

La Chine, refusant ce modèle Occidental qui se pensait pourtant universel, sera-t-elle en mesure de bâtir un modèle alternatif stable et efficace ? Elle semble bien parti pour, en affinant un nouveau modèle démocratique que nous qualifierons de « démocratie mandarinale » et que nous développerons dans un article ultérieur ; reste cependant à attendre de voir la forme définitive qu’il prendra. Une question moins évidente reste celle de savoir dans quelle mesure ce système sera en mesure de se diffuser dans le monde. La Chine continuera-t-elle de présenter son modèle comme un « modèle particulier spécifique à la culture chinoise », ou finira-t-elle par la présenter comme un contre-modèle et concurrent sérieux au modèle Occidental, et ainsi à reprendre le flambeau de  l’universalisme ? Cela serait tout à fait pensable au regard de la pensée chinoise, comme l’illustre par exemple l’importance du concept de « Tiānxià » (« 天下 », « Tout ce qui est sous le Ciel ») dans la philosophie politique traditionnelle chinoise. Et dans ce contexte, quelle réaction et quel modèle pour l’Occident ? Se bornera-t-il à défendre la démocratie libérale ? Un nouveau modèle politique finira-t-il par y émerger ? L’Occident restera-t-il un bloc monolithique composé de multiples pays adhérant tous au même type de régime politique ou différents modèles, peut-être concurrents, finiront-ils par émerger ?

En parallèle, si la diversité linguistique explique pour une part la diversité culturelle qui débouche sur une diversité des conceptions politiques, ne pourrait-on pas imaginer, en parallèle de la diffusion de l’anglais sur tous les continents et en particulier en Asie, une progressive homogénéisation culturelle de l’humanité débouchant sur une homogénéisation des conceptions politiques ? Ce phénomène de « fin de l’Histoire » que pensait observer Francis Fukuyama après la chute du bloc de l’Est (« La Fin de l’Histoire et le Dernier homme ») ne serait-il pas simplement conjoncturellement grippé par un essoufflement général du modèle démo-libéral Occidental, que l’on observe en 1er lieu en Occident même, mais qui triomphera finalement à l’aune d’un nouveau modèle politique sur fond d’unification culturel provoquée par une unification linguistique ?

Les constats que nous avons posés débouchent sur plus de questions que de réponses. Il est cependant indispensable de se les poser si l’on souhaite comprendre les dynamiques et évolutions du contexte mondial qui déboucheront sur un monde dont les contours sont encore incertains ; mais il est indubitable que les anticiper est un enjeu vital pour la France et l’Europe, s’ils souhaitent y avoir la place qu’ils méritent.

Sources :

Discours de XI Jinping, Président de la République populaire de Chine, sur les relations entre l’Union européenne et la Chine, 1 avril 2014. Disponible sur: https://www.coleurope.eu/system/files_force/speech-files/speech_by_xi_jinping.pdf?download=1

ROCCA, Jean-Louis. « Chine : la prospérité sans démocratie... ni marché », Jean-Luc Domenach éd., Communismes d'Asie : mort ou métamorphose ? Éditions Complexe (programme ReLIRE), 1994, pp. 37-69. Disponible sur : https://www.cairn.info/communismes-d-asie-mort-ou-metamorphose--9782870275092-page-37.htm?contenu=article

MEUWLY, Olivier. « Chine et Occident: le grand malentendu » [en ligne]. Le Temps, 23/07/2019. Disponible sur : https://blogs.letemps.ch/olivier-meuwly/2019/07/23/chine-et-occident-le-grand-malentendu/

Renmim Ribao Haiwaiban – Pékin. « 70 ans de la République populaire. La force et l’unité de la nation chinoise au coeur du discours de Xi Jinping » [en ligne]. Courrier international, 01/10/2019. Disponible sur : https://www.courrierinternational.com/une/70-ans-republique-populaire-la-force-et-lunite-de-la-nation-chinoise-au-coeur-du-discours-de-xi

Tianxia [en ligne ; version du 30/04/2020]. Wikipédia, The Free Encyclopedia. Disponible sur: https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Tianxia&oldid=950070448