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Le Japon est un coquillage : De 1641 à 1853 (2/2)

« Enoshima, dans la province de Sagami » («相模の江ノ島»), de Katsushika Hokusai («葛飾 北斎»), 1830.

La période d’ouverture du Japon enclenchée en 1404 se referma finalement brutalement, après l’arrivée à la tête du pays de la dynastie Tokugawa, en 1641. C’est en effet à cette date qu’on considère qu’est en place le « Sakoku » (« 鎖国 »), ensemble de décrets qui visaient à empêcher à tout ressortissant japonais de quitter le territoire ou d’y revenir s’il l’a fait, et à empêcher toute nation étrangère d’entrer en contact avec le Japon et les japonais.

Nous avons pu voir (voir article « Le Japon est un coquillage : De 1641 à 1853 (1/2) ») que si le Sakoku a incontestablement permis de mettre fin aux guerres civiles incessantes qui ravageaient le Japon et d’unifier le pays durant plus de deux siècles, cette décision provoqua en même temps un certain nombre de conséquences plus fâcheuses. Reischauer met en avant l’idée que « cette paix et cette stabilité sont acquises au prix d’un encadrement rigide de la vie sociale, de l’étouffement impitoyable de toute forme d’initiative et de toute évolution novatrice ; elles se fondent sur l’isolement complet de l’archipel et sur la cristallisation des institutions et des attitudes du XVIème siècle finissant. Même rapporté aux critères du début du XVIIème siècle, le système institué par les Tokugawa se signale par son extrême conservatisme. Dès ses origines, il apparaît déjà chargé d’anachronismes qui ne cesseront de s’accentuer ».

Ce portrait dressé par Reischauer présente cependant un pays qui aurait été comme « figé » durant plus de deux siècles, comme si le Japon s’était immobilisé et était sorti du Sakoku en 1853 dans le même état qu’il y est entré en 1641. Il semble nécessaire de nuancer cette présentation et appeler, encore une fois, à analyser l’histoire non pas par la description de situations historiques prises comme immobiles, mais plutôt par la mise en évidence de ses dynamiques et évolutions (voir « Géopolitique du "Monde d’Après": l’Asie orientale, nouveau centre du monde ?  »). Par cette approche, il apparaît que le Japon de l’ère Edo n’était en réalité pas si figé que cela, et connut au cours de ces deux siècles et demi de domination des Tokugawa un certain nombre de dynamiques. Avoir conscience de ces dynamiques nous semble absolument indispensable pour pouvoir comprendre la trajectoire ultérieure du Japon et son comportement après qu’il ait, tel un coquillage, enclenché sa réouverture après cette période de fermeture de deux siècles.

Les dynamiques économiques : prémisses d’un capitalisme marchand

Le Japon des Tokugawa connut d’abord des dynamiques économiques particulièrement intéressantes. Le Pays du Soleil Levant vit en effet à cet époque un enrichissement progressif de la caste des marchands, tout en bas de la pyramide sociale (voir « Le Japon est un coquillage : De 1641 à 1853 (1/2) »), et la hausse de leur influence dans la société, parallèle à l’affaiblissement continu et la décadence progressive de la caste des samouraïs.

En effet, l’unification politique du pays et sa pacification par les Tokugawa permit l’unification économique de l’archipel par la suppression des entraves aux échanges qui existaient jusqu’alors, du fait du morcellement du pays en domaines quasi-indépendants. Cette nouvelle situation amena les marchands à pouvoir exercer leurs activités sur l’ensemble de l’archipel, et fit des grandes cités comme Kyoto, Osaka ou encore Edo (qui dépassait alors le million d’habitants et était devenu la première agglomération mondiale, ce qu’elle est toujours aujourd’hui sous le nom de Tokyo) des lieux clés du commerce national. Reischauer indique même que « deux bourses de commerces à Osaka et Edo publiaient les variations quotidienne du cours du riz ».

Ces transformations économiques démontrent incontestablement que la Japon n’a pas attendu l’Occident pour faire naître sur son territoire une économie de marché, et qu’il développa avant sa réouverture un capitalisme endogène. Ce phénomène contribue ainsi à l’explication de la fulgurante trajectoire économique du Japon à la fin du XIXème siècle, qui put s’adapter sans trop de difficultés au modèle économique Occidental qui n’était, en définitive, pas si éloigné dans ses principes du modèle déjà en place au Japon.

Cependant le rôle croissant des marchands dans l’économie et la fortune considérable amassée par certains d’entre eux était de nature à bouleverser la hiérarchie sociale confucéenne, dans laquelle ils se trouvaient éternellement tout en bas. En effet les samouraïs et daimyo, connaissant souvent de graves difficultés financières, était parfois contraints de s’endetter auprès des plus riches d’entre eux, ce qui remettait ainsi en cause l’indépendance, et donc le souveraineté, des classes dirigeantes locales. Le philosophe Ogyū Sorai (« 荻生 徂徠 ») était par exemple parfaitement conscient de ce que la réalité du pouvoir politique glissait doucement des mains de l’aristocratie guerrière des samouraïs vers les marchands ; il écrivit ainsi que « Les marchands possèdent dorénavant le pouvoir, et tous les marchands, dans l’ensemble du pays, sont unis comme si un grand voile couvrait l’ensemble de notre contrée. Par conséquent, les prix des marchandises à Edo et dans les régions plus reculées sont liés. Rien ni personne ne peut résister à la puissance de milliers de marchands unis en un grand voile ». C’est en ce sens que Hiroshi Watanabe (« 渡辺 浩 ») souligna la proposition que Sorai fit au shogun Tokugawa Yoshimune (« 徳川 吉宗 ») pour préserver le pouvoir des samouraïs : tout simplement abolir l’économie de marché ; ce que le shogun refusa.

Dans ce contexte les samouraïs, noblesse guerrière dans un pays dorénavant en paix, devenaient comme leurs compatriotes en Europe quelques siècles plus tôt peu à peu obsolètes. Cette « classe d’élite » se trouvait de plus en plus perçue comme une classe parasitaire, qui vivait au crochet de la paysannerie via les impôts que cette dernière lui versait pour remplir une fonction, la défense du domaine et de ses habitants, qui avait désormais perdu tout son sens. Ainsi que l’affirme Watanabe, les samouraïs connurent à cette époque une grave crise d’identité : « Que pouvait-on donc faire d’une organisation militaire héréditaire qui n’avait eu aucune expérience de la guerre depuis plus de deux cents ans ? Ayant appris dès leur plus jeune enfance à tirer fierté de leur statut de guerrier, ils ne cessaient jamais de s’entraîner aux arts martiaux, et portaient toujours deux épées affûtées prêtes à servir, mais ils n’étaient la plupart du temps que de tout petits fonctionnaires du gouvernement. Par conséquent, les samouraïs, que ce soit au plan individuel ou collectif, connurent naturellement à l’époque une sorte de crise identitaire chronique. Ils s’ennuyaient, et désiraient donner un sens à leur vie. Ils voulaient prouver qu’ils n’étaient pas des parasites oisifs de la société ». Il était clair que cette nouvelle situation sociale, engendrée par les bouleversements économiques, n’était à terme pas tenable.

Des dynamiques intellectuelles : une révolution philosophique

En parallèle de ces dynamiques économiques et des conséquences sociales qu’elles entraînèrent, le Japon connut une révolution philosophique significative. Nous avons pu voir précédemment (voir « Le Japon est un coquillage : De 1641 à 1853 (1/2) » ) que les shoguns Tokugawa, au pouvoir de 1603 à 1868, poussèrent de nombreux samouraïs (désormais débarrassés des activités militaires et assurant des fonctions administratives et politiques) à l’étude des classiques de la philosophie chinoise, et en particulier du confucianisme (et plus particulièrement du néo-confucianisme de Zhu Xi). Initialement cantonnés à un rôle de commentateurs de ces classiques, une certaine élite finit par se mettre à les interpréter et développer des théories philosophique et politiques originales qui, bien qu’officiellement basées sur ces classiques chinois, s’en détournèrent parfois radicalement pour donner naissance à différents courants philosophiques originaux et typiquement japonais.

Ces différentes écoles de pensée s’opposèrent parfois frontalement dans des controverses philosophiques et politiques de haut niveau. L’école « Kogaku » (« 古学 », « École des études Anciennes »), qui compte parmi ses rangs des penseurs comme Ogyū Sorai (« 荻生 徂徠 ») cité plus haut, fut par exemple partisane d’un retour aux théories des classiques chinois et des textes fondateurs du confucianisme contre le néo-confucianisme de Zhu Xi. L’école Kogaku prônait ainsi l’application concrète de ces théories pour faire de la société japonaise une société harmonieuse et prospère, bien qu’elle ait parfois interprété, et consciemment, ces théories chinoises d’une façon bien spécifique. L’école « Kokugaku » (« 国学 », « École des études nationales/nativistes »), dans laquelle domine largement la figure de Motōri Norinaga (« 本居 宣長 »), s’opposa frontalement à elle et dénonça violemment les « théories chinoises ». Confucianisme autant que bouddhisme furent ainsi considérées comme des « aberrations étrangères » qui pervertirent l’âme des japonais. Aussi, l’école Kokugaku prôna la recherche de la vérité dans les textes authentiques du Japon et du Shintō, la religion traditionnelle du Japon. La philosophie japonaise de l’ère Edo ne se résume cependant absolument pas à un affrontement entre ces deux écoles : de nombreuses controverses secouèrent par exemple en interne l’école Kogaku (Ogyū Sorai et Itō Jinsai/« 伊藤 仁斎 », autre éminent membre de cette école, multiplièrent par exemple les confrontations), tandis que certains penseurs se plaçaient hors de ces affrontements (on peut songer par exemple à Andō Shōeki/« 安藤 昌益 » et son concept de « Shizen »/«  自然 », bien qu’il ait été beaucoup moins connu de son vivant).

Si l’on peut considérer que l’influence conjoncturelle de ces écoles philosophiques fut plutôt discrète, l’histoire des idées japonaises souligne des évolutions structurelles dans les mentalités, dont la mise en évidence éclaire l’évolution du pays après leur confrontation avec la conjoncture politique de sa réouverture. C’est par exemple la thèse de Maruyama qui met en avant, dans ses Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, les « germes de la modernité » dans la philosophie de l’ère Edo. Selon lui, une société peut être qualifiée de « moderne » lorsqu’elle devient « consciente d’elle-même en tant qu’ordre artificiel séparé de l’ordre naturel ». Dans ce contexte, Maruyama voit par exemple dans les théories d’Ogyū Sorai les prémisses d’une « philosophie moderne au sens Occidental du terme » avec, pour traduire sa pensée dans des termes philosophiques Occidentaux, l’idée d’un monde qui ne serait pas régit par la loi naturelle. C’est cet élément qui, dans l’histoire des idées européennes, marque incontestablement la rupture entre la « philosophie classique » de l’Antiquité et du Moyen-Âge et la « philosophie moderne », qui fut le point de départ de toutes les évolutions ultérieures dans le monde Occidental. On peut même voir dans les théories du disciple de Sorai, Kaiho Seiryiō (« 海保 青陵 »), une théorie sociale contractualiste comparables à celles qu’on put trouver chez Hobbes, Rousseau ou Locke, voire des prémisses de la théorie de la main invisible de Smith.

Maruyama Masao (« 丸山 眞男 »), professeur à l’université de Tokyo et politologue spécialiste de l’histoire des idées politiques japonaises.

L’histoire de la philosophie japonaise, particulièrement intéressante, ne pourra cependant être plus développée dans cette série d’articles consacrée aux dynamiques de l’histoire du Japon, mais devrait lui voir consacrée une autre série d’articles ultérieurement.

Des dynamiques politiques : l’émergence d’une conscience nationale

Enfin, on peut observer dans le Japon de l’ère Edo le développement des prémisses d’une conscience nationale. Si l’on pouvait voir des signes d’éveil d’une conscience nationale japonaise très tôt dans l’histoire, surtout par opposition à la Chine, ceux-ci sont particulièrement flagrants à partir de l’ère Edo, dans le contexte spécifique d’un Sakoku instauré contre les « Barbares du Sud », les « étrangers européens ».

L’éveil de cette conscience nationale est particulièrement lié à la renaissance de la religion shintō, la religion locale japonaise, qui avait été éclipsée durant de nombreux siècles par le bouddhisme. Cette religion, à l’origine indienne, était entrée au Japon dans sa version chinoise par l’intermédiaire de la Corée autour du Vème siècle (voir « Le Japon est un coquillage : Des origines à 1404 »), et avait pu devenir quasi-hégémonique en assimilant les multiples divinités shintō (les « kami » ; « 神 ») à des incarnations du Bouddha universel. Ce mécanisme aboutit finalement à l’émergence d’un original syncrétisme entre bouddhisme et shintō, qui caractérisa la spiritualité japonaise durant des siècles.

Une rupture s’opéra cependant au cours de l’ère Edo. Reischauer indique qu’« au cours de la période féodale, il (le shintō) avait réussi à s’affranchir de l’emprise bouddhique et à retrouver une nouvelle vigueur doctrinale. Une symbiose s’était opérée entre les concepts empruntés au bouddhisme chinois et le culte naturiste du shintō primitif. Portés par ce renouveau, les prêtres shintoïstes affirmèrent bientôt la supériorité de leur religion sur le bouddhisme taxé de religion étrangère ». On peut voir dans cette renaissance de la religion shintō une nouvelle conséquence de la promotion par le pouvoir des Tokugawa du confucianisme, et plus précisément du néo-confucianisme, qui suscita un regain de curiosité pour les études historiques. Les historiens furent ainsi incités à se pencher sur les mythes et légendes du Japon primitif contenus dans les textes shintō que sont par exemple le « Kojiki » (« 古事記 ») et le « Nihon shoki » (« 日本書紀 »), rares écrits restant des périodes du « Japon primitif ». C’est dans cette dynamique que s’inséra par exemple l’école Kokugaku citée précédemment et son chef de fil Motōri Norinaga, qui bâtit sa renommée sur un commentaire du « Kojiki » qui devint, d’après Reischauer, « la charte de tous les nationalistes » aux XIXème et XXème siècles.

Cet attrait pour le passé du Japon, et en particulier pour le shintō, est d’abord né dans l’élite du pays. Elle s’est ensuite diffusée dans la première moitié du XIXème siècle dans la masse du peuple japonais, qui rejoint en grand nombre de nouvelles écoles shintō, qui « mêlaient aux dévotions du shintō original de nombreuses pratiques empruntées au bouddhisme et proclamaient le primat absolu de la foi » (Reiscahuer). Au cours de ces recherches historiques fut aussi mis en évidence le rôle joué par le Tennō (« 天皇 »), l’Empereur, dans le Japon ancien.

Nous avons, en effet, assez peu abordé la question du souverain japonais précédemment, et allons-nous y atteler maintenant que son rôle va gagner en importance. Les premiers documents faisant référence à la personne du Tennō sont le « Kojiki » et le « Nihon shoki », ces deux textes shintō cités précédemment qui évoquent les origines légendaires du Japon, rédigés en 712 et en 720. Dans ces deux textes, on trouve des références au premier Empereur japonais Jinmu (« 神武 »), qui aurait vécu au Vème siècle AVJC, et qui serait un descendant de la déesse du soleil de la religion shintō Amaterasu (« 天照 ») : il serait précisément son arrière-arrière-arrière-petit-fils. Cet élément confère ainsi, dans la tradition shintō, un statut divin à cet Empereur, transmit par la suite à toute sa lignée. Initialement souveraine sur un territoire entre le nord de l’île de Kyushu et le sud de Honshu, le domaine de cette lignée s’étendit par la suite au reste du territoire japonais.

Ce « statut divin » conféré à l’Empereur est un élément capital qui, par exemple, différencie le souverain japonais des souverains de la Chine ou de l’Europe qui tiennent leur pouvoir de Dieu (ou du « Ciel »/« 天 »/« Tiān » dans la tradition chinoise), mais qui ne sont pas eux-même divins. Et selon la tradition shintō, de Jinmu à nos jours, c’est la même dynastie qui règne sur le Japon selon le principe agnatique (« quel que soit l'Empereur considéré, la règle la plus importante est que si l'on remonte sa généalogie par la ligne paternelle (son père, puis le père de son père, etc.) on arrive nécessairement au premier empereur Jinmu »). Le premier Empereur dont l’existence soit avérée historiquement (il n’existe aucune trace archéologique de l’existence de l’Empereur Jinmu) serait l’Empereur Ōjin (« 応神 »), qui régna à la fin du IIIème siècle (270-310). La tradition shintō indique cependant que tous les Empereurs depuis plus de 26 siècles sont des descendants directs de cet Empereur unique, qui aurait fondé le Japon le 11 Février 660 (cette date fut proclamée par le gouvernement Meiji en 1872, et reste un jour de fête nationale au Japon aujourd’hui).

« L’Empereur Jinmu », de Adachi Ginkō (« 安達 吟光 »), 1891

Le rôle de l’Empereur est, théoriquement, double : en plus d’être le souverain politique du Japon, il est aussi le chef suprême de la religion shintō (bien qu’aussi historiquement très lié à la religion bouddhiste jusqu’au début de l’ère Meiji, les deux religions ayant comme nous l’avons vu opéré une sorte de syncrétisme jusqu’en 1868). Mais dans les faits, l’Empereur n’occupa que très peu sa fonction politique : il fut sous l’influence du clan Soga (« 蘇我氏 ») entre le VIème et le VIIème siècle, puis devint un simple pantin aux mains du clan Fujiwara (« 藤原氏 ») entre le IXème et le XIème siècle. Il fut finalement complètement mis à l’écart des affaires politiques après la prise de pouvoir du clan Minamoto (« 源氏 ») en 1185 et l’établissement du shogunat de Kamakura, le premier shogunat de l’histoire japonaise. Le chef du clan Minamoto, à la tête du pays après avoir éliminé le clan Taira, décida en effet de prendre le titre de « shogun » (« 将軍 »), équivalent du titre de « généralissime », et « laissait subsister volontairement la fiction que le pouvoir appartenait à l’Empereur et au gouvernement civil ; alors qu’il pouvait disposer à son gré des forces armées, il donnait l’impression d’avoir reçu de l’Empereur une simple délégation du pouvoir militaire » (Reischauer).

On peut considérer qu’à partir de ce moment (et malgré une tentative de restauration menée par l’Empereur Go-Daigo/« 後醍醐 » au XIVème siècle), et durant les deux autres shogunats suivants (le shogunat Ashikaga de 1336 à 1573, et le shogunat Tokugawa de 1603 à 1868), le rôle de l’Empereur était devenu si marginal que bon nombre de japonais avaient jusqu’à oublier son existence. Il était en effet cantonné à un rôle purement spirituel tandis que la réalité du pouvoir politique appartenait incontestablement aux shoguns, et le système politique japonais fonctionna ainsi durant des siècles. C’est finalement la promotion du confucianisme et l’essor des études historiques qui en découla qui fit évoluer la situation ; ainsi que l’affirme Reischauer : « L’opinion s’avise soudain qu’un Empereur existe, qu’il réside à Kyoto et qu’en théorie au moins, il est le chef suprême du pays. Certes, il reste dépourvu de tout pouvoir politique, mais pour la première fois, sa lignée émerge de l’obscurité. Il redevient un symbole national important et certains esprits commencent à se demander pourquoi il y a un shogun ». En effet des voix discrètes commencèrent à remettre en cause, à la lumière de la redécouverte de l’existence de cette lignée ininterrompue d’Empereurs qui fondèrent le Japon, la légitimité de ces familles de shogun : ils s’attirèrent ainsi les foudres des Tokugawa. Mais le ver était déjà dans le fruit.

Au cours du XIXème siècle, tous les pays du monde tentèrent de se moderniser et d’imiter le modèle de développement Occidental, mais aucun ne parvint au même résultat que le Japon. On ne peut pas expliquer ce résultat en faisant abstraction de toutes ces évolutions que le Japon connut au cours de l’ère Edo : outre les Rangaku, le pays connut une trajectoire interne bien spécifique qui vit l’émergence progressive d’un capitalisme endogène et le développement de théories philosophiques « modernes » elles aussi endogènes. Ces éléments expliquent pour une grande part le succès fulgurant de la modernisation du Pays du Soleil Levant à la fin du XIXème siècle.

Mais si ces dynamiques économiques et intellectuelles peuvent expliquer le succès de la modernisation japonaise, comment expliquer que le Japon fut le seul pays non-Occidental à les connaître ? Reischauer propose une piste de réflexion : « Il est significatif de constater que l’Europe occidentale n’a opéré sa grande mutation technologique, institutionnelle et idéologique que le jour où elle s’est dégagée d’une expérience féodale similaire. Entre l’évolution du Japon et celle de l’Europe, existe un parallélisme qui n’est sans doute pas entièrement fortuit. Ce sont les deux seules régions du monde à avoir connu une véritable société féodale ; ce sont aussi celles qui ont été les premières à entrer dans le cycle de la croissance économique. L’existence d’une pareille concomitance incline à penser qu’une expérience féodale constitue peut-être le meilleur prélude au développement des forces de modernisation d’un pays ».

Ce parallèle entre les dynamiques historiques européennes et japonaises est en effet frappant. On pourrait même prolonger ce parallélisme en affirmant que la mécanique de construction de l’État moderne que le sociologue Norbert Elias, dans La dynamique de l’Occident, analyse à partir du cas français, semble aussi s’appliquer plutôt bien au cas japonais.

Si l’on peut désormais conclure que le processus de modernisation du Japon a incontestablement été accéléré par l’ouverture forcée du pays en 1853 et pas initiée par ce dernier, il peut être intéressant de s’interroger sur la trajectoire qu’aurait pu suivre le Japon si cette intervention américaine de 1853 n’avait pas eu lieu. Il semble à peu près évident que la domination de la classe des samouraïs était condamnée à s’écrouler à moyen terme : cette classe était devenue, dans un contexte de société pacifiée, inutile et de plus en plus perçue comme parasitaire par une classe des marchands en pleine expansion et qui ne pouvait avoir accès aux fonctions politiques du fait de sa présence ; et aussi par une classe paysanne alors largement instruite (le taux d’alphabétisation des hommes au Japon durant l’ère Edo était de 45 %, largement au-dessus de la moyenne asiatique et comparable à certains pays d’Europe) écrasée par les impôts et qui se révoltait régulièrement.

Mais quelles transformations ? Le Japon se serait-il dirigé vers un scénario « à la française », avec une révolution orchestrée par la caste des marchands contre la noblesse samouraï pour accéder aux fonctions politiques ? Ou bien les samouraïs, conscients du mécontentement grandissant à leur égard, aurait-ils pu se redonner une utilité en déclarant une guerre à l’extérieur ? Contre la Chine et la Corée, pour reprendre ce vieux rêve de Hideyoshi ? Ou contre l’Asie du Sud-est, ainsi que le proposaient déjà des hommes comme Satō Nobuhiro (« 佐藤 信淵 ») à la fin de l’ère Edo ? L’application de l’analyse des origines sociales des régimes politiques développée par Barington Moore nous proposerait une autre direction. Il considère en effet que l’identité de la classe qui parvient à commercialiser le surplus agricole généré par la révolution agricole est un facteur déterminant dans les évolutions politiques des États en cours de modernisation. Les paysans étant la classe qui était parvenu à commercialiser ce surplus sur les marchés durant l’ère Edo, cette théorie semblerait mettre ainsi en avant un fort attrait du Japon pour le communisme (même si Moore lui-même, analysant la trajectoire japonaise à partir des événements de Meiji, fait du Japon l’archétype de la trajectoire fasciste).

La réalité historique fut celle d’un maintien général de la caste des samouraïs au pouvoir, ces derniers se reconvertissant après la restauration Meiji en cadres de l’armée impériale ou capitaines d’industries, tandis qu’une certaine partie de la population, comme les plus riches des marchands, put aussi accéder à certaines positions via l’influence que leurs entreprises purent prendre. L’élite japonaise des XIXème et XXème siècles fut ainsi constituée d’un savant mélange entre descendants de samouraïs (qui en constituèrent l’immense majorité) et une élite fraichement promue constituée, entre autre, de l’élite marchande de l’ère Edo. Les deux plus grandes zaibatsu (« 財閥 », conglomérat d’entreprises présents dans tous les secteurs de l’économie et impliquées dans la vie politique du Japon de Meiji jusqu’à 1945) du XXème siècle, Mitsubishi (« 三菱 », fondée par Iwasaki Yatarō, « 岩崎 弥太郎 », en 1870, un descendant d’une famille de samouraïs) et Mitsui (« 三井 » ; fondé par le fils d’épicier Mitsui Takatoshi, « 三井 高利 », au début de l’ère Edo, qui fit fortune dans le commerce de textile, avant d’être transformée en zaibatsu en 1878) en sont le parfait exemple.

Si des pistes de réflexions pour expliquer le succès de cette modernisation du Japon viennent d’être présentées, il convient maintenant d’étudier ce processus de modernisation en lui-même, très mal connu alors qu’il est incontestablement un moment clé dans l’histoire de l’humanité : c’est en effet à partir de ce moment précis qu’on peut affirmer que l’Occident perdit son « monopole de la modernité ».

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