Les enjeux de la guerre commerciale Chine-USA

 
Rencontre entre délégations chinoise et américaine en avril 2018 (JASON LEE/REUTERS)

Rencontre entre délégations chinoise et américaine en avril 2018 (JASON LEE/REUTERS)

 

C’est un conflit dont les médias ne parlent que de façon épisodique, au gré d’une conférence de presse, d’un discours plein de sous-entendus, ou d’une rencontre bilatérale concluante ruinée quelques heures après par un tweet rageur de la Maison Blanche. Et pourtant, le traitement médiatique limité de cet affrontement tranche avec la gravité des enjeux qui sont à l’œuvre, car c’est bien du passage d’un monde vers un autre dont on va parler : la « guerre commerciale » entre les Etats-Unis et la Chine. 

Les différends commerciaux entre grandes puissances ne datent pas d’hier. Le déficit commercial américain envers la République Populaire de Chine est passé de 6 milliards de dollars en 1986 à 419 milliards en 2018 [1], sur un total de 627 milliards. Cette balance est dans le rouge depuis 1977 [2], et ne manque pas d’alimenter les débats sur les difficultés de l’industrie et l’agriculture américaine. En effet, en businessman avisé, le président américain Donald Trump n’a pas oublié la concurrence de fer imposé par les produits japonais dans l’automobile ou la robotique à partir de 1980 (la déferlante des robots Japonais de la Fanuc dans les usines automobiles pour remplacer les ouvriers est dans toutes les mémoires), ou des coréens dans l’électronique à partir des années 2000 (avec des conglomérats comme Samsung). De plus, il n’ignore pas non plus que les principaux postes d’importation des USA en 2018 ont été les voitures (173 milliards de dollars [3]), devant les produits pharmaceutiques et les ordinateurs. On comprend mieux ses rodomontades contre les constructeurs allemands : il est intolérable qu’au pays de Ford on importe des BMW made in Germany

Pourtant, ce qui est en train de se jouer entre les USA et l’Empire du Milieu est d’une toute autre nature, car cela illustre bien la volonté du président américain de prendre à bras le corps un fléau devant lequel bien d’autres ont capitulé avant lui. 

L’INITIATIVE CHINOISE

En 2015, le nouveau président de la République chinoise Xi Jinping lance le plan « Made In China 2025 » [4], présenté comme une initiative pour rattraper le retard du pays dans les technologies de pointe et faire de la Chine un acteur majeur dans ce domaine avant 2030. L’idée est d’investir dans des filières stratégiques (robotique, aéronautique, connectique, mais aussi santé) afin de faire émerger de nouveaux champions nationaux (Comac, Dongfeng, CGMPC), capables de rivaliser avec leurs concurrents internationaux tout en bénéficiant d’un accès privilégié au colossal marché intérieur. De plus, le pays affiche son ambition de maîtriser parfaitement sa chaîne de valeur, c’est-à-dire d’intégrer et de contrôler chaque étape de la production de ses produits-clés, pour sortir de sa dépendance au low-cost (et pourquoi pas exploiter et valoriser sur place les terres rares que tout le monde lui envie). Par cette voie, le pays ferait monter en gamme son économie, augmenterait les salaires et s’imposerait comme une puissance économique majeure. 

Cette initiative exaspère le nouveau locataire de la Maison Blanche, qui n’entend pas laisser le pays de Confucius lui sucrer des parts de marché sans rien dire. A l’inverse de la stratégie de contournement optée par Obama (jouer les pays du Sud-Est asiatique dans une alliance orientée contre Pékin), Donald Trump n’hésite pas à attaquer frontalement son rival chinois, sans mettre de gants. Profitant d’un rapport du United States Trade Representative (USTR) remis le 22 mars 2018 [5], qui affirmait que la Chine pratique le vol de technologies, et impose aux entreprises étrangères (dont de nombreuses firmes américaines) des transferts de connaissances dangereux à long terme sans aucun respect du droit de la propriété intellectuelle, il décide rétorquer en annonçant des droits de douane exceptionnels (près de 25%) sur un ensemble de produits chinois à hauteur de 10 milliards de dollars. L’idée est de montrer les dents, et de faire comprendre au monde (notamment aux Européens dont il souhaite aussi taxer l’acier et les voitures) qu’il refuse l’état de fait qui lui est imposé. Le gouvernement chinois répond quelques heures plus tard en annonçant à son tour des taxes supplémentaire pour un montant équivalent de produits américains en cas de mise à exécution de la menace. 

L’ESCALADE GUERRIÈRE

Cette annonce ne manque pas de faire trembler marchés et industriels que l’offensive reprend le 5 avril, avec l’annonce par tweet (!) de sanctions contre 100 milliards d’importations chinoises. Le gouvernement mandarin répond cette fois par la ruse en faisant décrocher sa monnaie de 9% en 6 mois [6], annulant la perte de compétitivité des produits chinois, mais subissant les foudres du Secrétaire au Trésor américain Steve Mnuchin qui l’accuse de manipulation grossière. Sur ceux, Donald Trump renchérit en menaçant de porter les taxes à quasiment 250 milliards de produits importés. Des négociations se tiennent alors entre les émissaires des deux pays, mais elles échouent brutalement en mai 2019, l’administration américaine dénonçant la duplicité de leurs homologues chinois sur la question des la propriété intellectuelle des brevets des entreprises américaines opérant sur leur marché (n’oublions pas que la polémique sur Huawei est apparue entretemps, avec son cortège d’inquiétudes sur l’utilisation des données étrangères par l’Etat chinois). Le milliardaire fait part alors de son rêve ultime : surtaxer l’intégralité des importations chinoises constituant le déficit commercial des USA, à savoir près de 500 milliards de dollars. 

Il faudra la visite à Washington du vice-premier ministre chinois Lui He fin 2019 pour qu’une trêve soit décrétée (les sanctions précédentes sont décalées de 15 jours) et que soient entamées des négociations [7]

En effet, les deux protagonistes se sont rendu compte pendant l’épreuve de force qu’ils avaient plus à perdre qu’à gagner dans ce conflit. Si la Chine se targue de vouloir devenir la première puissance mondiale d’ici 2049 (à travers son projet des « Nouvelles Routes de la Soie »), elle a encore besoin d’importer de colossaux volumes de produits agricoles (soja, nourriture pour poissons) ou chimico-sanitaires (pesticides, lubrifiants) en provenance du pays de l’oncle Sam pour faire tourner son industrie. De plus, elle est alertée de la prévision de la baisse des investissements des firmes américaines du fait du renchérissement du prix des matières premières et du ralentissement de la croissance, voire des risques de délocalisations dans des pays moins onéreux en main-d’œuvre comme le Vietnam ou le Sri Lanka. Un choc que l’économie chinoise, avec une croissance de 6,6%, au plus bas depuis 20 ans [8], et ses 775 millions de travailleurs à occuper, ne peut pas encore absorber toute seule. 

Les choses sont aussi tendues sur le marché américain : en effet, une étude du Trade Partnership Worldwide publiée le 30 avril 2018 [9] affirmait que l’effet des sanctions douanières américaines pourrait se chiffrer à une baisse des exportations pour 18 milliards de dollars, soit la perte de 76 000 emplois peu qualifiés (principalement dans le secteur agricole, du fait de la concentration des rétorsions chinoises sur ces produits). Et ceux dans le scénario le plus optimiste. Les industriels américains font part de leur dépendance aux produits bon marchés chinois, dans un contexte où une hausse infinitésimale des prix peut avoir des conséquences en termes de rentabilité, donc de business, donc d’emplois (donc d’électeurs). 

LA LUMIÈRE AU BOUT DU TUNNEL ?

C’est à l’aune de ce premier affrontement qu’un accord de cessez-le-feu provisoire a été signé le 12 octobre 2019 à Washington [10] entre les deux géants du commerce mondial. Ce texte prévoie l’annulation de la dernière vague de sanctions étatsuniennes en échange d’un relèvement par la Chine de son plafond d’importation. Celle-ci s’engage à acheter entre 40 et 50 milliards de produits agricoles américains par an, contre 9 milliards en 2018. Un compromis n’a pas encore été trouvé sur les transferts de technologie, mais un protocole satisfaisant pour les deux parties pourrait voir le jour lors du sommet de la COP25 en novembre au Chili. Enfin, les autorités chinoises s’engagent plus encore dans l’ouverture du marché intérieur des services financiers aux entreprises étrangères. Une gageure quand on sait que le niveau d’épargne des ménages chinois s’élève à près de 30% du revenu [11], et un marché à conquérir pour des entreprises comme American Express, PayPal ou la future monnaie Libra de Facebook (toujours interdit en Chine d’ailleurs). 

Que retenir alors de cet épisode de tensions commerciales et d’affrontements à coup de tarifs ? Tout d’abord que les affrontements économiques sont bel et bien le prolongement des guerres de puissance et entraînent derrière eux des enjeux de souveraineté et d’équilibre des forces. Que ceux qui ne veulent y voir que des bisbilles de cabinets entre comptables à lunettes aillent se recoucher, c’est bien de destin national et de domination des échanges qu’il est question quand on fixe un tarif ou qu’on négocie un accord pour ses entreprises. La mondialisation des échanges a fait de la maîtrise de la chaîne de valeur internationale un outil de puissance dont la Chine a parfaitement compris l’enjeu. Ensuite, il vient démontrer l’extraordinaire inefficacité des mécanismes de résolution multilatérale des conflits comme l’OMC. Cette dernière s’est révélée complètement dépassée dans cette affaire, son avis n’a été pris en compte par personne, et elle a dû s’effacer devant la volonté sans faille de Donald Trump, qui a obtenu plus de la Chine en 18 mois que toutes les instances en 18 ans (l’Empire du Milieu y a adhéré pour la forme en 2001). Ce sera la dernière leçon de ce bras de fer sino-américain : En 2019, dans le commerce comme à la guerre, la volonté politique permet encore de faire bouger les lignes. 

 

Sources :

[1] Déficit commercial avec la Chine en 2018 
https://www.census.gov/foreign-trade/balance/c5700.html  

[2] Balance commerciale américaine depuis 1960 
https://www.census.gov/foreign-trade/statistics/historical/gands.pdf 

[3] Statistiques sur les Importations américaines en 2018 
https://www.census.gov/foreign-trade/statistics/product/enduse/imports/c0000.html  

[4] Plan “Made in China 2025” 
https://www.chine-magazine.com/tout-savoir-du-made-in-china-2025/  

[5] Enquête américaine sur les pratiques chinoises 
https://ustr.gov/sites/default/files/Section%20301%20FINAL.PDF  

[6] Taux de change CNY/USD en 2018 
https://www.boursorama.com/bourse/devises/taux-de-change-dollar-yuanrenminbi-USD-CNY/  

[7] Trêve du mois de septembre 
https://www.latribune.fr/economie/international/guerre-commerciale-washington-et-pekin-annoncent-une-treve-827856.html 

[8] Communiqué du Bureau National des Statistiques Chinois sur la croissance 2018 
http://www.stats.gov.cn/english/PressRelease/201902/t20190228_1651335.html  

[9] Rapport sur l’impact de la guerre commerciale sur l’économie américaine 
https://tradepartnership.com/wp-content/uploads/2018/04/China-301-Tariffs-FINAL.pdf 

[10] Accord commercial du mois d’octobre 
https://www.latribune.fr/economie/international/ce-qu-il-faut-retenir-de-l-accord-commercial-partiel-chine-etats-unis-830497.html  

[11] Taux d’épargne des ménages chinois 
https://www.alternatives-economiques.fr/chine-une-epargne-elevee/00038596