Les enjeux de la « Nouvelle Economie Collaborative »

 
Air Bnb, une exemple majeur de la Nouvelle Economie Collaborative - © design.studio

Air Bnb, une exemple majeur de la Nouvelle Economie Collaborative - © design.studio

 

On en entend beaucoup parler, mais ils restent un phénomène difficile à appréhender, du fait de leur nouveauté et de la nouvelle manière de concevoir les échanges qu’ils nous imposent au quotidien : Les acteurs de la « nouvelle économie collaborative » (quel que soit le nom qu’on lui donne : « économie collaborative », « économie des plates-formes », « crowdworking ») sont pourtant au cœur de la définition du modèle économique dont devra accoucher ce début du XXIème siècle. Quelles sont leur caractéristiques, quelles questions posent-ils, et quelles adaptations engendrent-ils pour le droit social et fiscal français ?

Il est difficile de caractériser précisément ce que recoupe ce terme de nouvelle économie collaborative. Plusieurs études se sont risquées [1]. On peut toutefois s’appuyer sur un point de départ commun : il s’agit d’un système dans lequel les relations de production et de consommation sont régulées par de nouvelles entités privées, chargées d’organiser à l’aide d’outils digitaux la rencontre entre des offreurs (de travail, de bien, de capital, de temps, de service…) et des demandeurs, sur un marché précis. Ces entités (que l’on appelle « plates-formes ») ne vont pas se charger de rendre le service ou de fabriquer l’objet, mais seulement de rendre possible l’adéquation entre les acteurs (particuliers ou professionnels) qui vont l’effectuer, et des consommateurs prêts à payer pour l’obtenir. Les exemples du quotidien font souvent la une de l’actualité : au lieu de réserver une chambre dans un hôtel, l’on va louer un appartement particulier sur Airbnb, au lieu d’acheter une perceuse dans un magasin de bricolage, nous allons la louer à un voisin sur Loolib, au lieu de faire Paris-Lille en train, on le fera en covoiturage avec Blablacar. Et au lieu de prendre un taxi en ville intra-muros, l’on commandera un chauffeur indépendant sur Uber. Les avantages de ce nouveau type de production-consommation sont multiples : pour les utilisateurs (bénéficier de prestations de qualité délivrées par de nouveaux acteurs qui ont fait baisser les prix du fait de la concurrence, rentabiliser au maximum des actifs comme les voitures, des appartements ou des objets, limiter les dépenses d’achats en achetant un service) comme pour les fabricants (avoir accès au marché immense des utilisateurs de smartphone, limiter les coûts de transaction lors des ventes grâce au numérique, et de manière générale, se contenter d’organiser la mise en relation pour faire faire le travail par des actifs indépendants qui possèdent déjà le capital).

Ce faisant, le but de ces plates-formes est de renverser d’un seul coup deux axiomes majeurs du capitalisme industriel tel qu’on le connaît depuis le XIXème siècle : la prédominance du salariat et la prédominance du producteur sur le consommateur.

La fin du salariat ?

En effet, dans Le Capital (1867), Karl Marx (181-1883) définissait la relation de salarié à employeur formalisée par un contrat de travail comme le rapport social de production inhérent au capitalisme bourgeois, dans le sens où celle-ci offrait le meilleur équilibre entre les nécessités d’une production à grande échelle de biens standardisés et le faible coût de reconstitution de la main-d’œuvre (bien moins chère que l’esclavage et plus efficace que le servage). L’on s’est ensuite habitué à considérer que le statut de salarié devait être la norme quand il s’agit de produire des richesses à grande échelle (le mythe d’une société de paysans libres ou de petits propriétaires en est resté au stade des belles paroles), et que la prospérité collective d’un peuple ne pouvait être atteinte que par l’action sur des leviers comme les salaires ou les gains de productivité, étant admis (la faillite du modèle communiste aidant) que personne ne remettait en cause cette relation de patron à ouvrier comme norme suprême de la production. La montée en puissance du secteur tertiaire (celui des services) dans l’économie, l’explosion du chômage de masse depuis la fin des 30 Glorieuses et l’irruption des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) ont fissuré ce modèle, réhabilitant d’anciennes figures (le travailleur indépendant, l’entrepreneur individuel) et en en offrant de nouvelles (le travailleur à temps partiel, le chômeur assisté dans le besoin). Le travail non déclaré ou illégal a lui toujours existé et n’entre pas en ligne de compte. L’économie des plates-formes vient elle aussi remettre en cause ce statut du salariat, en organisant la production d’un bien ou la délivrance d’un service via l’intervention de multiples acteurs indépendants et non-salariés, qu’ils soient professionnels (Uber) ou simple particuliers (Airbnb). Ce système n’est pas nouveau en soi (il existait déjà avec la Bourse par exemple pour échanger des titres financiers), mais la nouveauté vient du fait qu’avec l’utilisation des nouvelles technologies et l’ouverture de ces activités à un grand nombre d’offreurs, ces activités sous leur forme collaborative ont maintenant la puissance nécessaire pour remplacer des pans entiers de l’économie des services (les taxis qui se sentent dépossédés de leur travail, les hôteliers qui crient à la concurrence déloyale, les opérateurs ferroviaires qui doivent lutter contre la concurrence du covoiturage).

La fin des asymétries ?

La seconde remise en cause des préceptes du capitalisme découle directement de cet axiome : en offrant à des particuliers la possibilité de s’improviser chauffeur, loueur, transporteur, coproducteur, logisticien…ces plates-formes brisent l’asymétrie d’information qui existait sur ces marchés. Ce concept d’asymétrie a été développé notamment par les travaux d’Akerloff (1970) et Stiglitz (2001) [2], et postule que lors d’une transaction (un acheteur achète un bien / service à un vendeur), les deux parties ne sont pas forcément sur un pied d’égalité (ce qui est établi par la théorie libérale de l’efficience des marchés). C’est souvent le vendeur professionnel (l’entreprise, le commerçant, l’artisan) qui est en position de force car il connaît la qualité intrinsèque de son produit et son prix réel, alors que le consommateur non avisé doit se contenter du prix annoncé sans avoir les informations à sa disposition pour le comparer. Cette théorie est mise à mal aujourd’hui car il existe en France de nombreux outils permettant au consommateur de comparer les prix (Internet, applications…) et d’avoir de l’assurance sur la qualité (réputation, labels, autorités de contrôles indépendantes), mais elle fondait auparavant la suprématie du producteur sur le consommateur, dans le sens où la science économique (qu’elle soit libérale ou marxiste) en faisait l’acteur principal de son marché, et n’envisageait ses actions qu’à travers ses problématiques (le PIB, l’investissement, les salaires payés, les prix fixés). Pour faire clair, le citoyen consommateur était bien souvent absent des raisonnements, son intérêt rarement pris en compte (même une théorie fondée sur la demande comme celle de John Maynard Keynes (1883-1946) base sa politique économique d’abord sur l’action de l’Etat pour stimuler l’action des entreprises). Le recours à une production décentralisée et effectuée par de multiples acteurs indépendants renverse le paradigme, et place sur un pied d’égalité les offreurs et les demandeurs, car la plate-forme qui les met en relation joue le rôle d’un tiers de confiance (elle fixe le cadre de la transaction, sécurise les échanges, intervient ou non dans la détermination du prix…). Certes la transparence n’est pas encore complètement de mise sur ces nouveaux marchés (les plates-formes utilisent des algorithmes secrets non accessibles aux consommateurs, les systèmes de notation et d’évaluation des prestations à leur main sont parfois obscurs ou arbitraires), mais le jeu de l’offre et de la demande s’en trouve quoi qu’il arrive fluidifier (comparer les appartements en un clic, réserver une voiture avec chauffeur instantanément…).

Que doit faire le législateur devant cette révolution du service ? Ces considérations doivent être lues à la lumière de trois sujets : Comment faire pour sauvegarder cette saine concurrence sur le marché sans léser les acteurs en place ? Comment faire pour accompagner l’évolution des emplois ? Comment arrimer ces activités volatiles à la loi (et au fisc) ?

La sauvegarde de la concurrence et du droit

C’est le point le plus explosif du débat : comment faire cohabiter sur un même marché mature des professionnels (taxis, hôteliers, cheminots, artisans) installés et bénéficiant d’une rente liée à des investissements initiaux non encore amortis (la voiture, le bâtiment, le fonds de commerce) avec des particuliers (qui sont parfois soumis à des obligations de formation, par exemple les chauffeurs Uber), qui utilisent un bien de leur patrimoine personnel pour rendre les mêmes services pour moins cher ? Si certains textes de loi ont interdit ou restreint l’exercice de certaines activités par des particuliers (la loi 2016-1920 dite « Grandguillaume » oblige les chauffeurs Uber à détenir une licence professionnelle et interdit l’application « UberPop » qui permettait à monsieur tout le monde de proposer des trajets rémunérés [3]), d’autres tentent de faire converger les prestations échangées vers des standards professionnels (les propriétaires parisiens qui proposent leur appartement sur Airbnb doivent s’enregistrer auprès de la Mairie et collectent la taxe de séjour [4]). La première voie semble la plus intéressante, car elle vient corriger des excès sans pour autant altérer un « business model » qui s’intègre déjà bien dans la loi (un chauffeur propriétaire de sa voiture qui propose quelques trajets dans l’année de façon non habituelle sera considéré comme un particulier et restera soumis au droit civil des contrats, celui qui effectuera des courses sur une base régulière et en tire des revenus réguliers doit être considéré comme un professionnel, soumis aux obligations du droit commercial, qu’il utilise une plate-forme ou non). En effet, le problème ne sera résolu qu’en clarifiant explicitement la situation juridique de chaque acteur d’une transaction (particulier ou professionnel) et en appliquant l’intégralité des mesures prévues par le droit existant à chaque cas d’espèce (Code Civil ou Code de Commerce). En ce sens, voter des lois de circonstance pour soumettre ces activités à certaines régulations professionnelles et pas d’autres (typiquement la taxe de séjour pour les loueurs Airbnb) est stupide, car ce faisant on crée des transactions hybrides difficilement interprétables (louer son appartement sur une plate-forme est soit un contrat civil effectué de particulier à particulier, soit un contrat commercial proposé par un professionnel de l’hôtellerie et soumis à l’ensemble des obligations afférentes, qui ne s’arrêtent pas à la taxe de séjour !). C’est au contraire en clarifiant l’application des lois existantes qu’on résoudra les éventuels litiges, par en transformant les utilisateurs en semi-professionnels

Ce raisonnement vaut aussi pour l’encadrement social des indépendants qui utilisent ces plates-formes pour travailler et se générer des revenus. Si des sujets comme la précarité induite par ces nouvelles formes de travail à la tâche ou la pénibilité provoquée par des cadences excessives dues à une demande croissante sont tout à fait légitimes, il ne sert à rien de créer dans la loi un énième statut de « travailleur indépendant contraint », soumis à des obligations minimales et à des prestations d’assurance et de sécurité sociale au rabais (les obligations minimales prévues en ce sens par la loi El Khomri du 8 août 2016 [5] partent d’une bonne intention, mais sont avant tout démagogiques car elles n’osent pas traiter les plates-forme comme des employeurs quand c’est le cas), il suffit d’appliquer la loi existante, et de laisser la jurisprudence traiter les cas les plus problématiques : soit le travailleur subit le lien de subordination de la part de la plate-forme donneuse d’ordres (qui lui impose ses clients, ses prix, ses horaires) et dans ce cas il n’est nullement indépendant et doit être requalifié en salarié à temps plein, soit il est effectivement maître de son organisation et de ses décisions d’effectuer ou non des transactions, et il est alors considéré comme un entrepreneur individuel utilisant son propre capital. Dans les deux cas il existe déjà une législation, des normes et des régimes de sécurité sociale, quel besoin d’en empiler de nouveaux pour faire joli ? Nul besoin de modifier le Code du Travail, il suffit de l’appliquer à la lettre !

Enfin, il est intéressant de constater que cette technique répond parfaitement à la troisième interrogation, à savoir la soumission de ces activités à l’impôt. Le fait que des plates-formes soient actuellement de nationalité américaine et utilisent des schémas d’optimisation fiscale à travers des territoires à fiscalité privilégiée ne doit pas être un sujet (tout Etat qui se respecte doit être capable de faire respecter sa législation). Le vrai sujet est économique : il est de définir si une prestation achetée dans le cadre d’une plate-forme constitue ou pas une activité économique générant du chiffre d’affaires, et donc de l’impôt. Pour répondre à cette interrogation, il faudrait prendre en compte les indices vus précédemment, à savoir le statut de celui qui effectue la prestation (particulier ou professionnel, qui dépend du caractère habituel ou non de la prestation) et l’identité du payeur de l’impôt (qui dépendra du statut de salarié ou d’indépendant de ce dernier). Les prestations civiles ne seront pas imposées, les prestations commerciales le seront selon les règles actuelles (impôt sur les sociétés, TVA, CET). Il est à noter que la législation fiscale est déjà intervenue pour préciser l’application (ou non) de ces impôts à des cas particuliers, comme le partage des frais d’un bien mis en commun (covoiturage par exemple) qui ne sont pas considérés comme des revenus si le propriétaire y participe à égalité avec ses clients [6].

La question de la nouvelle économie collaborative n’interroge donc pas notre capacité à adapter notre législation à une révolution technologique, elle ne fait que mettre en lumière l’incapacité de l’Etat à faire respecter ses lois existantes, qui sont pourtant parfaitement adaptées ! Si des adaptations et des réformes sont bien sûr à envisager sur le long terme pour transformer le modèle social français dans l’optique d’une économie de marché moderne (rattacher la Sécurité Sociale à la personne et non à l’emploi, repenser la formation tout au long de la vie, uniformiser les régimes de retraite), ce n’est pas une excuse pour se coucher devant ces nouveaux acteurs qui auraient le droit d’imposer leur droit sous prétexte qu’ils sont innovateurs, et encore moins pour enfermer ceux qui en seraient parfois victimes dans un statut au rabais. Faire des lois d’Action pour la Croissance et la Transformation Numérique des Entreprises pour montrer à l’électeur qu’on est moderne et qu’on veut créer une startup nation, c’est bien ; mais se montrer ferme et intraitable dans l’application des lois héritées de nos ancêtres c’est encore mieux !



Sources :

[1] L’économie des plates-formes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques, Olivia Montel, DARES, 2017
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/de_2013_economie_collaborative.pdf

[2] Markets with Asymmetric Information, Akerloff et Stiglitz, 2001
https://www.nobelprize.org/uploads/2018/06/advanced-economicsciences2001-3.pdf

[3] Loi Grandguillaume
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033734510&categorieLien=id

[4] Imposition des locations touristiques particulières à la taxe de séjour
https://www.airbnb.fr/help/article/1036/comment-airbnb-procède-à-la-collecte-et-au-versement-des-taxes-de-séjour

[5] Loi El Khomri
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000032983213&categorieLien=id

[6) Non-imposition des revenus perçus dans le cadre d'une activité de "co-consommation"
https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/1322-PGP.html

Le Capital, Karl Marx, 1867