Les enjeux du marché du pétrole
« L’essence aussi précieuse que le sang dans les batailles de demain ». Voilà comment Georges Clémenceau définissait le pétrole dans une lettre à Woodrow Wilson en 1917. Au tournant de la Grande Guerre, l’or noir s’est définitivement imposé comme le carburant primaire des sociétés modernes. Si le passage au charbon aura marqué la fin de l’ère de la voile au XIXème, le passage au pétrole marquera l’entrée dans le XXème et son ère industrielle de masse. Il représente encore aujourd’hui une source majeure d’énergie dans le monde, malgré le tournant écologique de nos économies. Quels sont les enjeux actuels de ce secteur si fantasmé et pourtant si vital ?
DES ACTEURS MAJEURS
Il faut d’abord distinguer trois types de pétroles : le pétrole conventionnel, extrait brut de nappes souterraines dont les plus importantes se trouvent dans le sous-sol de la péninsule arabique ; le pétrole de schiste, qui est une matière gazeuse incorporée aux couches de roches en profondeur et présente en abondance sur le continent nord-américain, et les sable bitumineux, mélange argileux d’huiles et de minerais présents en surface et tout particulièrement dans l’Ouest du Canada et au Venezuela.
Le cinq plus gros producteurs de pétrole aujourd’hui sont les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, la Russie, le Canada et l’Iran. Les principales réserves de pétroles au monde se situent au Venezuela (303 milliards de barils disponibles fin 2017), en Arabie Saoudite (266,2 milliards de barils), au Canada (168,9 milliards), en Iran (157,2 milliards) et en Irak (148,8 milliards) [1]. Si le plus gros volume par pays se trouve en Amérique du Sud, la région du monde la mieux dotée en or noir reste le Moyen-Orient, avec 48% des réserves prouvées éparpillées entre neuf pays de la zone. Pourtant, aucun de ces pays ne peut se targuer d’être le premier producteur mondial. En 2017, cette place est occupée par les Etats-Unis, qui ont sorti près de 571 millions de barils (contre 561 millions pour l’Arabie Saoudite) [2]. Cette énergie n’est pas pour autant une arme dans les mains du gouvernement américain : elle est en effet largement réinjectée sur le territoire national pour servir la consommation intérieure, et provient en majeure partie des gisements de schistes présents en abondance au Texas, en Pennsylvanie, au Michigan et au Dakota [3]. C’est ce qui fait que le pays est absent du top 20 des exportateurs de pétrole en 2018 [4], dominé par l’Arabie Saoudite et la Russie.
QUELLES SONT LES CARACTÉRISTIQUES DU MARCHE ?
Le « marché » du pétrole n’en est un que par la forme. En effet, il est organisé autour de quelques grands acteurs qui savent opérer en concertation, quand ce n’est pas en cogestion. Ce sont de grandes firmes nationales ou multinationales qui en maîtrisent toutes les étapes et qui constituent parfois le bras armé de leur Etat respectif. Même si elle dépend de facteurs économiques comme les volumes d’offre et de demande ou de la politique commerciale des acteurs, la volatilité des prix du baril brut découle pour beaucoup des enjeux géopolitiques du moment (la courbe des prix épouse à la hausse celle des crises internationales), car c’est dans les périodes de crise que ces derniers ont subi les choc les plus rudes (la brutale montée des prix subie en 1973 provient d’une décision des pays arabes de peser sur les choix américains de soutien à Israël dans le cadre de l’offensive du Kippour, celle de 1979 des conséquences de la Révolution islamique en Iran la même année, le cycle haussier de 2000 à 2010 débute avec l’invasion de l’Irak en 2003 pour se clôturer par le « Printemps Arabe » en 2011).
Les intervenants de ce marché sont donc facilement en position de « price makers », c’est-à-dire qu’ils peuvent, de par leurs décisions ou leurs actions, avoir une influence sur les niveaux de prix auxquels sont vendus leurs produits. Une des plus célèbres organisations de coopération fondée en ce sens entre pays similaires est l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Cette structure, fondée en 1960 dans la foulée de la conférence de Bandung, à Bagdad par 5 pays récemment indépendants avait pour but de fédérer les anciennes possessions coloniales occidentales riches en or noir, pour les soustraire à l’influence des grandes majors européennes ou américaines. L’idée était que ces pays jeunes puissent récupérer les bénéfices de la vente de pétrole pour les utiliser pour accélérer leur développement et ainsi maintenir leur indépendance dans un contexte de guerre froide naissante. Parmi eux, on retrouve les cinq plus gros récipiendaires des réserves mondiales (les pays du Moyen-Orient plus le Venezuela). Pourtant, l’organisation n’est pas toute puissante : les Etats-Unis, comme la Russie ou le Canada n’en font pas partie.
On le voit, les intérêts politiques se mélangent aux considérations économiques ou énergétiques dans nombre de pays. C’est le cas quand les compagnies dépendent directement de l’Etat dans lequel les ressources sont exploitées : la plus grosse entreprise pétrolière du monde se nomme l’Aramco (Arabian-American Oil Compagny), sous le contrôle de la monarchie saoudienne, mais financée par des capitaux américains, mise sur pied en 1938 et renforcée dans le cadre du pacte du Quincy en 1945, une alliance défensive entre le pays de l’Oncle Sam et le royaume de Hedjaz naissant d’Ibn Séoud pour s’assurer l’appui d’un acteur majeur de la région contre l’influence communiste. De même, l’actuelle société British Petroleum n’est que l’héritière de l’APOC (Anglo-Persian Oil Compagny), société britannique chargée de l’exploitation des hydrocarbures iraniennes quand ce pays fut mis sous tutelle par les alliés en 1943. Derrière elles, les autres « majors » du secteur sont principalement américaines : Exxon Mobil (née de la fusion d’anciennes filiales de la Standard Oil de John Rockefeller) Chevron (ancienne Texaco, elle aussi américaine et appartenant autrefois à la SO) ; britanniques (British Petroleum), néerlandaises (Royal Dutch Shell) ; Russes (Gazprom et Rosneft) ou chinoises (Sinopec). A noter que la première entreprise française du secteur (le groupe Total, héritier des Compagnies Françaises du Pétrole) est classé 11ème en termes de chiffre d’affaires en 2014 [5].
UN MARCHE FONDE SUR LES INFRASTRUCTURES
Si un pays se découvre subitement un sous-sol riche en or noir, le jackpot n’est pas pour autant acquis d’avance. L’industrie pétrolière se caractérise par une intensité capitalistique très forte (273 milliards d’euros d’immobilisations corporelles chez Total [6], 247 milliards de dollars chez Exxon Mobil [7]). Outre les puits de forage très profonds (entre 600 et 8 000 mètres) et les installations de filtrage, encore faut-il disposer d’usines de raffinage pour le traiter, de cuves pour le stocker, d’oléoducs pour le transporter, de terminaux portuaires pour le charger et de cargos pour l’acheminer. A ce sujet, les flottes pétrolières mondiales se portent à 11 000 tankers en 2013 [8], pour un volume total transporté de 490 millions de tonnes. Le transport de cette ressource constitue une compétition mondiale pour la desserte des marchés, et fait l’objet d’une course aux capacités, les pays souhaitant attirer le plus de tonnage possible sous leur pavillon. En janvier 2018, 41 navires pétroliers et gaziers étaient armés sous pavillon français [9]. Le commerce de pétrole correspondant à 40% du trafic maritime mondial, il est très impacté par les enjeux géopolitiques des points de passage, eux aussi source d’investissements et d’aménagements colossaux : le canal de Suez (qui a vu sa capacité doublée en 2014) entre l’Egypte et la Méditerranée, celui du Panama en Amérique du Sud, le détroit d’Ormuz en face de l’Iran, le détroit de Malacca entre la Malaisie et Singapour, porte d’entrée de la Mer de Chine. Construire une économie pétrolière compétitive nécessite donc d’investir en masse pour constituer un environnement industriel, technologique et militaire puissant, pour assurer la sécurité de ses installations et le dynamisme de sa production. Un effort que des pays se lançant dans l’aventure de l’or noir n’ont parfois pas toujours mesuré. D’autant plus que le processus ne s’arrête pas à la sortie de la raffinerie.
UNE DIVERSIFICATION TRÈS RENTABLE
Malgré la réputation qui lui est faite, le secteur pétrolier n’est pas qu’une affaire d’extraction et de raffinage : à partir d’un produit de base (l’huile de pétrole), il est possible d’opérer de nombreuses transformations (distillation, conversion, amélioration), afin d’obtenir de nombreux éléments qui pourront être utilisés dans des secteurs industriels très divers. Les éléments légers, une fois apurés, serviront d’essence et de fioul pour le chauffage domestique, les éléments moyens feront office de kérozène pour les moteurs d’avion, les éléments lourds plus visqueux termineront en bitume. Mais au-delà, une grande partie des déchets ou résidus produits par ces procédés sont valorisables, et entrent dans la fabrication de nombreux produits du quotidien : les huiles obtenues lors de la distillation de l’essence serviront à fabriquer des lubrifiants industriels [10], indispensables dans l’automobile, les matières monomères serviront par polymération à produire du caoutchouc, et à l’aide de quelques additifs, tous les types de plastique, les gaz condensés produiront du butane ou du propane. La maîtrise de la fabrication de tous ces éléments constitue le secteur très rentable et éminemment stratégique de la pétrochimie. Dans ce domaine, les champions mondiaux se retrouvent entre eux [11] : le leader mondial en la matière est le Chinois Sinopec (2 billions de RMB de chiffre d’affaires, soit 417 milliards de USD [12]), suivi de l’américain DOW et du Saoudien SABIC. A noter toutefois la présence du champion allemand BASF dans le top cinq. Ce secteur présente donc la caractéristique d’être très intégré, dans le sens où la maîtrise de la technologie de base donne accès à un nombre incalculable d’applications, qui deviennent indispensables au bon fonctionnement d’une économie digne de ce nom. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il soit considéré comme l’élément de base d’une politique industrielle, en ce sens que maîtriser la production de pétrole et ses dérivés chimiques, c’est disposer d’un véritable levier d’entraînement dans la majeure partie des secteurs industriels, dont il constitue la matière première (comme la métallurgie ou l’électricité). C’est le principe du noircissement de la matrice industrielle, développé dans les travaux de l’économiste Gérard de Bernis [13]. Un pays disposant de ressources en pétrole n’est donc pas assuré d’un avenir radieux sans efforts : au-delà de maîtriser les technologies d’extraction et de raffinage, il faut maîtriser la composante chimico-industrielle du précieux liquide pour en retirer tous les bénéfices. Des pays assis sur leur montage d’or noir qui l’exploitent sans investir suffisamment dans ces filières comme le Venezuela ou le Nigeria sont donc condamnés à voir cette rente leur échapper, et à terme s’étioler.
Nos économies actuelles représentent donc encore une très forte dépendance aux produits pétroliers, et ceux malgré une baisse continue de l’intensité énergétique de la croissance mondiale [14]. C’est qu’il ne suffit pas de consommer moins d’énergie pour moins polluer, encore faut-il se passer de produits de base qui en sont issue (en clair, remplacer une voiture à essence par une voiture électrique ne change rien si le tableau de bord est fait en polymère, dont le procédé de production est tout aussi polluant). C’est donc à une révolution de la ressource qu’il faudra procéder pour rendre l’économie plus responsable. Car si les réserves de pétrole s’épuiseront dans 50 ans [1], les déchets plastiques seront, eux, encore présents dans plusieurs siècles. C’est dans l’optique de la prochaine disparition de cette huile miraculeuse des sous-sols de notre planète que de grands acteurs Moyen-Orientaux du marché cherchent dès maintenant à sortir de cette rente si confortable (le plan vision 2030 lancé en Arabie Saoudite par le Prince héritier Mohammed Ben Salmane pour diversifier l’économie du Royaume, qui passe par une introduction en Bourse de l’Aramco). Plus facile à dire qu’à faire.
Sources
[1] British Petroleum Statistical Review of World Energy
https://www.bp.com/content/dam/bp/business-sites/en/global/corporate/pdfs/energy-economics/statistical-review/bp-stats-review-2018-full-report.pdf
[2] Principaux pays producteurs de pétrole
https://www.fioulmarket.fr/actualites/quels-sont-les-plus-gros-producteurs-de-petrole-au-monde
[3] Shale gas locations (US Energy Information Administration)
https://www.eia.gov/maps/images/shale_gas_lower48.pdf
[4] OPEC Annual Report
https://www.opec.org/opec_web/static_files_project/media/downloads/publications/AR%202018.pdf
[5] Classement des majors pétrolières
https://www.planete-energies.com/fr/medias/chiffres/les-grandes-compagnies-petrolieres
[6] Rapport Financier Annuel du Groupe Total
https://www.total.com/sites/default/files/atoms/files/ddr2018-fr.pdf
[7] Exxon Mobil Annual Report
https://corporate.exxonmobil.com/-/media/Global/Files/annual-report/2018-Financial-and-Operating-Review.pdf
[8] Transit pétrolier dans le monde (2013)
https://www.planete-energies.com/fr/medias/decryptages/le-transport-du-petrole-par-voie-maritime
[9] Navires pétroliers sous pavillon français (2018)
https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Flotte%20de%20commerce%20au%201er%20janvier%202018.pdf
[10] utilisation industrielle des dérivés du pétrole
https://www.eni.com/fr_FR/produits-services/lubrifiants-automobiles/savoir-faire/fonction-composition-lubrifiants/fonction-composition-lubrifiants.shtml
[11] Classement mondial des entreprises de pétrochimie
https://fr.statista.com/statistiques/624520/classement-entreprises-chimiques-chiffre-affaires-monde/
[12] Données financières du groupe Sinopec
http://www.sinopecgroup.com/group/en/Resource/Pdf/GroupAnnualReport2018en.pdf
[13] Les industries industrialisantes et les options algériennes, Gérard Destanne de Bernis, 1971
https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1971_num_12_47_1802
[14] Intensité énergétique de la croissance mondiale entre 1971 et 2010
https://www.alternatives-economiques.fr/evolution-de-lintensite-energetique-mondiale-entre-1971-2010-0110201260746.html