Les SAM russes, du faible au fort
Dans une époque où les jeunes générations rêvent encore d'avions de combat furtif, rapide, multirôle et peu onéreux, où certains des programmes ratés sont les plus chers de l'histoire , il existe un domaine versatile et moins risqué économiquement dont certains ont fait l'un de leurs chevaux de bataille.
UNE DOCTRINE CLAIRE
L'URSS et maintenant la fédération de Russie ont privilégié dans leur stratégie militaire et leur tissu industriel la recherche balistique ainsi que le développement d'une défense sol-air multicouche efficace et suffisamment dissuasive. Ce réseau de systèmes hétéroclites est couplé avec les intercepteurs de la VVS(1). La mise à niveau permanente de ces unités de défense aérienne par des innovations ou plus largement par l'amélioration des capacités de systèmes déjà existants permet de donner une véritable crédibilité à cette composante. En 2019, une réorganisation des frontières des districts militaires selon le modèle soviétique avec rétablissement des districts exclusifs de Moscou et St Pétersbourg montre une volonté de fortification des centres de commandements et de renseignements. Hautement valorisés par ces évolutions et médiatiquement éclairés, les SAM(2) russes sont très présents à l'export. A contrario, pour les forces armées occidentales la défense sol-air reste secondaire, leur doctrine étant basée sur une supposée supériorité aérienne rendant de facto inutile des investissements importants dans le secteur de la DCA(3). Le rôle de ce système de défense est donc bien de compenser une faiblesse relative de l'aviation car celle-ci ne pourrait rivaliser que dans le cadre d'un conflit local de basse intensité face à l'OTAN. Ce cadre de limitation de la menace est bien représenté par l'important dispositif anti-aérien de l'Oblast de Kaliningrad en position d'intercepter de nombreux tirs de missiles venant de l'Ouest.
UNE RÉPUTATION MONDIALE
La capacité de nuisance des systèmes russes n'est plus à prouver. Déjà, lors du conflit en Indochine, le colonel de Castries(4) constate que le camp de Dien Bien Phu est « étouffé par l'artillerie et la DCA ». Les collines entourant la cuvette sont transformées en plate-forme de DCA car Giap a compris que le principe d'interdiction le rendra vainqueur plus rapidement. Mais c'est avec l'avènement du missile et de sa station radar que la dangerosité des SAM d'origine russe devient visible à la face du monde. Ce sont tout d'abord les avions espions comme le U-2 qui en font les frais puis au Vietnam la doctrine montre tout son potentiel. C'est notamment face au SA-2 « Guideline », grand comme un poteau télégraphique propulsé à mach 3,5 que les américains se voient obligés à développer une contre doctrine avec les premiers « Wild Weasel »(5). A l'issue de ces réactions, leur taux d'efficacité est tombé proche des 2%. Pour mettre en perspective l'arrivée des SAM soviétiques et leur réputation qui comprend une part psychologique non négligeable : lors de la guerre du Vietnam, les russes ont livré 7658 missiles de tous type,5804 ont été tirés pour 197 appareils américains abattus, ce qui revient à 30 missiles consommés par appareil abattu.
La génération suivante des SA-3 « Goa » et SA-6 « Gainful » renoue avec la victoire lors de la guerre du Kippour face aux aéronefs israéliens qui habitués à la supériorité aérienne ont été surpris par ce qu'ils sont arrivés à surnommer « les trois doigts de la mort ». De nouveau, contre-mesures et tactiques innovantes permettent de faire considérablement diminuer l'efficacité des défenses arabes d'origine soviétique. Pour l'anecdote, un F-117(6) a été abattu en 1999 lors de la guerre du Kosovo par un SA-3 conçu en 1961.
LE JOKER PORTABLE
Dans un souci de renforcement de la doctrine de défense multicouche du niveau de corps d'armée jusqu'à celui de la section de fantassins, les recherches sur des SAM portatifs furent entreprises des deux côtés du rideau de fer dès le début des années 60. Les soviétiques ont ainsi mis en service à partir de 1968 le SA-7 « Grail » à guidage infrarouge et courte portée. En raison de leur fabrication en grand nombre et de leur excellent taux de disponibilité, ces lanceurs vont être utilisés dans le monde entier. En Egypte, il a été utilisé si intensivement lors de Kippour que les stocks de munitions ont été quasi vidé. L'OTAN a pu s'y confronter au Liban, en Syrie, en Irak et en Ex-Yougoslavie. Dans la bande de Gaza, le Hamas maintient quelques lanceurs en état de marche. Pour ce qui est de l'Asie, le Strela (nom russe du Grail) revendique près de cinquante victoires lors du conflit vietnamien. En Afrique on le retrouvera notamment dans des attaques contre des avions de ligne lors du conflit rhodésien. Sa simplicité d'emploi en fait une acquisition de choix pour les organisations terroristes. L'IRA(7) obtint quelques missiles et l'ETA(8) tenta d'assassiner en 2001 le Premier ministre espagnol avec l'un de ces engins. Ses améliorations, le SA-14 « Gremlin » et SA-18 « Grouse » connurent le même succès à travers le globe. Cette rusticité, sa discrétion et son éparpillement en font la première menace sol-air actuelle.
L'OUTIL DIPLOMATIQUE
Au début des années 80, l'URSS met en service le système S-300 « Buk ». Cette nouvelle composante est en fait un système mobile multilanceurs sol-air. Il va être dérivé au fur et à mesure des années en plusieurs variantes plus performantes et donnez lieu au saut qualitatif du S-400 « Triumph ». Prévu pour défendre les places fortes d'une nation, ces performances balistiques théoriques sont les meilleurs du marché. Une station radar performante associé à des missiles longue portée évoluant à Mach 6 et portant 145 kg d'explosif. Ses capacités en font sur le marché de l'export un bon candidat mais surtout un élément décisif d'interdiction selon son emplacement géographique. C'est avec logique que la fédération de Russie utilise la réputation de systèmes telle que le S-400 pour mettre en œuvre une stratégie diplomatique à peu de frais pour ses alliés historiques comme d'opportunités. Même si les S-300/400 n'ont pas connu le baptême du feu officiellement la méfiance de l'OTAN face à ses menaces est réelle. Le cadre des interventions militaires occidentales se trouvant majoritairement dans la dimension aérienne, leurs opérations se trouvent contraintes à des adaptations de plan de vol, de mobilisation d'appareils supplémentaires voire d'ajournement des activités. La persistance de ces SAM modernes amène les différents acteurs d'une région en conflit à revenir vers des tractations diplomatiques. Le conflit syrien est devenu l'exemple parfait de cette méthode combinant diplomatie, commerce d'armes et démonstrations de force par une médiatisation qu'on pourrait qualifier de forcenée concernant les S-300/400.La Syrie a servi de zone de transit pour pouvoir livrer ces systèmes à l'Iran en 2012 et en 2015 Vladimir Poutine autorise la fourniture officielle à la république islamique. Par la suite l'implantation effective en Syrie de ces missiles est devenue un point de tension régulier. Un Iran fort étant capital pour Moscou car sans sa participation active au conflit syrien, la stratégie russe en Syrie deviendra intenable et le coût de son intervention trop importante.
En 2019 la Turquie se dote à son tour de S-400 et leur livraison a fait l'objet d'une veille journalière de la part des communautés de spécialistes défenses occidentales. La signature du contrat turc reste le coup de maître du Kremlin de cette année qui parvient ainsi à mettre à mal l'unité de l'OTAN et de fragiliser l'alliance sur son flanc Sud tout en remportant une victoire commerciale. Moscou ne désire pas que la Turquie se retire de l'OTAN mais qu'elle y reste pour l'affaiblir de l'intérieur.
Perspective russe de double victoire où les turcs vont servir les intérêts sécuritaires russes en mer Noire.
Dans le futur, le contrat concernant l'Inde ne doit pas masquer les obstacles majeurs causés par les sanctions américaines aux partenaires militaro-techniques de Moscou. Enfin, la mise en œuvre des accords de paix en Libye est couplée aux pressions pour que le Maréchal Haftar obtienne un rôle-clé. La Russie prête à l'implantation de base navale à Tobrouk ou Benghazi pourrait exporter légalement des S-300/400 pour « l'Armée Nationale Libyenne ».Cette inflexion pro-Haftar de la part du ministère de la Défense et du ministère des Affaires Etrangères russes pourrait créer des tensions avec le régime d'Erdogan. Néanmoins, cette position serait contre-balancée par des éléments favorables à Tripoli comme Ramzan Kadyrov et les milieux d'affaires. L'échiquier méditerranéen serait rebattu par la présence de batteries SAM moderne face aux bases américaines de La Sude(Crète) et de Sigonella(Sicile). La capacité d'action et d'influence de l'Occident en méditerranée Orientale et dans le Sahara serait remise en cause.
D'une manière plus large, la vente de ces outils de défense aérienne permet à la Russie d'assurer le développement de cette filière industrielle tout en délivrant des gages de volonté d'alliance stratégique avec les nations proches de sa ligne. Ce verrou aussi bien militaire que psychologique permet à de nombreux pays de pouvoir légitimer leurs forces armées et donc leur souveraineté territoriale.
1 - Voïenno-vozdouchnye sily Rossiï ou Force aérienne russe
2 - Sol Air Missile
3 - Défense Contre l'Aviation
4 - Commandant du camp de Dien Bien Phu 55Aéronefs spécialisés dans la destruction des défenses anti-aériennes
6 - Premier bombardier furtif de l'USAF
7 - Irish Republican Army
8 - Euskadi Ta Askatasuna, organisation indépendantiste basque
Sources :
http://www.rfi.fr/europe/20180114-moscou-installe-nouveaux-missiles-sol-air-s-400-crimee-sebastopol
http://www.rfi.fr/moyen-orient/20130530-missiles-sol-air-s300-russes-syrie-assad-israel/
https://www.msn.com/fr-ca/actualites/monde/la-turquie-reçoit-des-missiles-russes-s-400-sexposant-à-la-colère-desétats-unis/ar-AAEeE7k
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2013/05/31/97001-20130531FILWWW00305-missiles-la-russie-dement-lalivraison.php
https://www.challenges.fr/monde/moscou-annonce-des-missiles-de-nouvelle-generation-en-2019_634090
https://www.france24.com/fr/20090415-moscou-bloque-livraison-missiles-sol-air-a-teheran-
https://www.lepoint.fr/monde/la-russie-aurait-deploye-des-missiles-a-portee-de-l-europe-15-04-2012-1451867_24.php
https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2003-3-page-59.htm#
Guerre et Histoire numéro 43 de juin 2018 Article "Alexandre Kochman, officier soviétique, épaule de la DCA nord-vietnamienne"