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L’Espace : nouvelle frontière, nouveau champ de guerre ?

2001, Space Odyssey - Stanley Kubrick

« L’espace, frontière de l’infini » ; c’est sur ces quelques mots que s’ouvrait chaque épisode de la série télévisée américaine Star Trek (VF : Patrouille du cosmos). Dans ces aventures quotidiennes, le vide spatial est un terrain de tensions, d’affrontements et de combats armés. Comme dans de nombreuses productions culturelles appartenant à la science-fiction, les logiques humaines ayant cours sur Terre sont régulièrement transposées par-delà notre atmosphère comme une conséquence logique du développement des civilisations. Plusieurs décennies plus tard, l’humanité domine l’espace proche via tout un réseau de satellites de communications, d’espionnage, de cartographie ou encore de météorologie. Ces nouveaux outils ouvrent des possibilités inédites et accordent des avantages comparatifs capitaux aux nations souveraines. Des États-Unis à la Russie en passant par la France, toutes les puissances spatiales majeures annoncent leur volonté de développer une force armée autonome dans cette nouvelle dimension. L’espace est-il un nouveau champ de bataille ? Les forces spatiales naissantes sont-elles promises à un développement aussi spectaculaire que l’aviation avant elles ? 

Des premiers fantasmes aux premières applications pratiques

Aussi vieux que le rêve d’Icare, celui de voyager à travers les étoiles a longtemps obsédé l’humanité. Des récits fantastiques et philosophiques d’Ulysse faisant route vers la Lune à bord d’une panse de baleine au train spatial de Jules Verne en passant par la fusée rouge et blanche de Tintin, de nombreuses œuvres de fiction ont accompagné le développement de notre espèce. Mais les premières avancées concrètes devront attendre le XXème siècle avec la mise au point de la fuséologie. Russie, États-Unis, France, Allemagne, toutes les grandes puissances du moment voient fleurir les projets extravagants sur leurs sols. Très tôt, ces balbutiements intéressent la sphère militaire en quête perpétuelle d’avancées scientifiques et techniques.

C’est l’Allemagne qui réussira la première à mettre au point des fusées fonctionnelles et militairement opérationnelles au cours de la Seconde Guerre mondiale. La fusée V2 devient le premier missile balistique et sera produit à plus de 6 000 exemplaires entre 1942 et 1945 dont de nombreux modèles frappèrent les villes britanniques pour un effet toutefois plus psychologique que tactique. Après la chute du régime nazi, les Alliés se lancent dans une course aux cerveaux allemands.

Pourtant, les missiles ne fascinent pas. Le temps est aux bombardiers stratégiques lourds, seuls capables de transporter la nouvelle arme atomique. Promus, construits et déployés massivement par l’Amérique, ces derniers représenteront une force de projection inédite – le Strategic Air Command. Pour la seule année 1958, le SAC comptait plus de 1 700 bombardiers stratégiques longue portée et un millier d’avions ravitailleurs. Mais le rapport de force s’inversa totalement lorsque les Soviétiques, bien plus avancés dans le domaine aérospatial, mirent leur premier satellite artificiel Spoutnik en orbite terrestre via un missile balistique transformé. D’une masse de 83,6 kg, cette petite sphère propulsa le monde dans une nouvelle ère technologique.

De l’ère atomique à l’ère spatiale

Menacés par une force de frappe invincible et invisible, les armes nucléaires pouvant désormais être largués sur l’Amérique via l’espace, les États-Unis firent volte-face. Malgré des débuts peu encourageants, le programme spatial national finit par remporter la Lune en 1969 malgré une domination technologique soviétique quasi-totale, du premier homme en orbite – Youri Gagarine (1961) – à la première station spatiale – Saliout 1 (1971). Désormais, un lanceur spatial est capable de placer des charges de plusieurs tonnes sans difficultés apparentes. Pourtant, c’est bien un défi technique inédit auquel font face les ingénieurs soviétiques, américains et même français ! Chaque lancement, chaque mission est une remise en question pour les machines et les hommes impliqués.

Plus encore, la mise sur pied et l’entretien d’un programme spatial indépendant représente un coût astronomique que peu de nations peuvent assumer seules. À partir de 1975, la France se rapproche de ses voisins européens pour proposer une coopération aérospatiale qui prendra le nom d’Agence spatiale européenne (ASE ou ESA en anglais). La même année, les États-Unis et l’URSS mènent une mission commune Apollo-Soyouz de rendez-vous orbital international ouvrant la voie de la collaboration entre les puissances spatiales. Après la chute du régime communiste, la station orbitale russe Mir sera desservie par la navette spatiale américaine entre 1995 et 1998. Puis, naquît le projet de station spatiale internationale (SSI ou ISS en anglais) toujours en cours.

D’un point de vue militaire, l’espace est devenu un nouveau terrain d’affrontement avec la mise en place de satellites d’observation, de renseignement et de guerre électronique. D’un point de vue juridique, il est cependant à noter que l’espace jouit d’un droit similaire à celui des « eaux internationales », propriété de l’humanité tout entière. Il est donc abusif et trompeur de considérer que « l’espace n’appartient à personne » ; il serait plus judicieux d’affirmer qu’il « appartient à tout le monde ». Bien peu connues du grand public, les applications pratiques militaires sont nombreuses et cruciales pour toute armée moderne, du GPS – permettant des frappes de précision s’affranchissant des désignations optiques ainsi que des navigations performantes – aux écoutes et interceptions de communications dans le cadre de la guerre électronique.

Quelles applications pour demain ?

Les avancées techniques, scientifiques et militaires dans le domaine aérospatial continuent de modeler le nouveau champ de bataille qu’est devenu l’espace. Pourtant, le vol orbital est loin d’être pleinement maîtrisé et il reste toujours aussi complexe d’envoyer des charges dans l’espace, en témoignent les balbutiements et échecs répétés de la société américaine SpaceX dans la mise au point de systèmes de récupération automatique d’étages de propulsion usagés lors des lancements de satellites, et aujourd’hui de vaisseaux habités. De plus, le vide est un environnement extrêmement hostile pour l’homme comme pour les machines, soumis aux rayonnements solaires intenses, aux extrêmes de températures ainsi qu’aux problèmes de pressurisation ou de maintien d’orbites – un satellite en orbite basse ayant tendance à lentement retomber sur Terre en raison des micro-frottements avec l’air résiduel terrestre. Les stations et véhicules spatiaux, dépourvus de gravitation artificielle, affaiblissent les organismes avec des risques accentués pour les longs séjours orbitaux allant de la fragilisation des os à des atrophies musculaires. Enfin, il convient de rappeler la dangerosité des éventuels débris spatiaux, véritables fléaux structurels du fait de leurs vitesses fulgurantes pour tout véhicule naviguant en orbite, très bien illustrés dans le film américain Gravity d’Alfonso Cuarón (2013).

De plus, malgré une nette diminution du coût de l’espace rendu possible par les avancées de SpaceX en matière de recyclage de lanceurs, il reste très lourd économiquement d’envoyer du matériel en orbite. Les recherches en matière de récupérations laissent entrevoir une poursuite de cette tendance baissière, encore faut-il maîtriser une telle technologie…

Quoiqu’il en soit, au-delà des défis posés par l’espace, ce dernier est assurément un nouveau territoire à conquérir pour les différentes nations de la Terre. Loin d’être négative, cette concurrence internationale promet de stimuler la recherche et le progrès technique. En cela, cette conquête de l’espace et sa militarisation concourent à poursuivre la logique européenne transmise au monde de progrès par l’affrontement militaire et scientifique, affrontement qui permit à l’Europe de régner sans partage pendant des siècles.

Quid de la France dans tout ceci ? Chef incontesté de l’Agence spatiale européenne à travers sa propre institution nationale (le Centre national d’études spatiales ou CNES), Paris s’offre un accès à l’espace, garanti par son assise territoriale en Guyane, une position idéale du fait de sa proximité avec l’équateur. Disposant d’un savoir-faire unique en Europe et d’un tissu industriel de pointe, elle peut prétendre à de grandes aspirations. Les démarches concourant à la mise en place d’une « armée de l’Air et de l’Espace » renforcent également les volontés françaises de compter dans ce domaine élitiste, fidèles à la tradition d’excellence internationale. Mais les défis sont nombreux, à commencer par la dépendance envers les autres nations européennes partenaires ainsi que le développement de lanceurs économiques voire réutilisables afin de rendre l’accès à l’espace moins exorbitant. Ariane 6, développé depuis les années 2010, trahit le choix de la flexibilité et de la modularité, reprenant le concept de son prédécesseur Ariane-IV. Cependant, la possibilité de développer des moyens de récupérations n’est pas fermée et demeure à l’étude pour des améliorations éventuelles au sein de différents groupes de recherches de l’ASE et du CNES.

Conclusion

L’espace est une nouvelle dimension stratégique en plein essor. Ne pas reconnaître son potentiel militaire revient à se condamner en tant que nation mais aussi en tant qu’acteur économique, technique et scientifique. Environnement des plus hostiles, le vide spatial est un défi quotidien pour des milliers d’ingénieurs et une remise en question perpétuelle des hommes comme des machines impliqués. Pourtant, cet outil formidable a déjà fait les preuves de son efficacité, en témoignent le GPS (bombes, missiles et navigation de précision) ou les implications tactiques en termes de renseignement et de guerre électronique. Puissance spatiale majeure, la France a tout intérêt à poursuivre sa politique militaire et scientifique engagée dès 1961 par le CNES et repris aujourd’hui au sein de l’Agence spatiale européenne qu’elle domine. En tout état de cause, et malgré leurs dangerosités intrinsèques, l’aérospatiale et la fuséologie seront au XXIème siècle ce que fût l’aéronautique pour le XXème ; une révolution majeure. Et comme la maîtrise des cieux permit de remporter des guerres, celle de l’espace promet de remporter le monde…

Sources :

https://www.ariane.group/fr/lancement-spatial/ariane-6/

https://www.spacex.com/

https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/spacex-et-arianespace-se-disputent-le-marche-des-petits-satellites-1122653

https://www.un.org/disarmament/fr/espace/#:~:text=Cadre%20juridique%20existant&text=Le%20Trait%C3%A9%20constitue%20le%20cadre,droit%20international%20de%20l'espace.&text=En%20particulier%2C%20il%20interdit%20le,armes%20sur%20des%20corps%20c%C3%A9lestes.