L’extraterritorialité du droit américain : talon d’Achille de l’Union Européenne ?
Article écrit par Lucas B.
Le 19 décembre 2014, l’Assemblée Générale d’Alstom valide la proposition de General Electric (GE) de racheter la branche énergie d’Alstom, Alstom Power, pour 12 milliards d’euros. Cette opération conclue une saga politico-médiatique qui a secoué la France durant l’année 2014. D’abord vent debout contre cette acquisition, le gouvernement français accepte finalement l’opération tout en imposant des conditions concernant la pérennité des emplois, conditions peu respectées comme semble le montrer les volontés de GE[1]. La France vient de céder à une entreprise étrangère ce qui faisait d’elle une puissance énergétique indépendante[2].
Les armes du DoJ
Les déboires d’Alstom ont commencé 4 ans plus tôt. Le Département of Justice (DoJ) américain s’intéresse de plus en plus à cette société française qui, au mépris de ces condamnations précédentes pour des faits de corruption, continue ses pratiques déloyales. Il décide alors en 2010 de lancer une procédure pour corruption contre Alstom. La pression exercée par le DoJ et la potentielle amende à la clé sont si importantes que Patrick Kron, alors président directeur depuis 2003, décide de céder sa branche énergie à Général Electric et charge ce dernier de payer l’amende infligé par le DoJ[3].
Cette histoire jette une lumière nouvelle sur les pratiques du DoJ concernant la lutte contre la corruption. Comment un procureur américain peut-il poursuivre et infliger des amendes à des entreprises dont le siège social se situent en France ou en Europe ? L’arme du DoJ se cache sous l’acronyme FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) ou Loi sur la corruption à l’étranger. Cette loi votée en 1977 suite à des affaires de corruption comme le Banagate ou encore Lockheed Aircraft permet de punir toute personne physique ou morale se livrant à des activités de corruption d’agents publics étrangers dans le but de d’obtenir ou de conserver un marché. En apparence cette loi ne pose pas de problème mais c’est justement dans ce qu’elle ne dit pas que tout le problème se trouve. La loi est muette sur ses limites géographiques. On pourrait penser que cela se limite au territoire des États-Unis mais les agences américaines vont voir là une opportunité de lutter contre la corruption à une échelle globale. Ainsi en 2011 le DoJ et la Securities and Exchange Commission (SEC), gendarme de la bourse américaine, vont infliger une amende de plusieurs millions de dollars à une société hongroise pour des faits de corruption au Monténégro. Le lien avec les États-Unis ? Le serveur d’où transiter les emails mentionnant des faits de corruption si situait aux États-Unis.
La lutte contre la corruption n’est pas la seule arme dans les mains des agences américaines pour protéger les intérêts américains à travers le monde. Le cas iranien l’illustre bien. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis sont en guerre contre le terrorisme et leurs soutiens. Pour aider dans cette lutte, les États-Unis vont en 2016 voter la loi JASTA (Justice Against Sponsors of Terrorism Act) ou Justice contre les Soutiens du Terrorisme. Cette loi va permettre de traquer tous les soutiens du terrorisme où qu’il soit. La loi précise en effet qu’aucuns États ne peut être immunisé contre la juridiction des tribunaux des États-Unis[4]. Déjà en 1996 le Congrès avait voté l’Iran and Libya Sanctions Act plus connu sous le nom d’Amato-Kennedy du nom de leurs auteurs. Elle vise déjà l’Iran et la Libye pour leurs rôles comme soutien au terrorisme. Ces lois visent aussi les entreprises qui font affaire avec ses pays. En effet de telles entreprises risqueraient de rentrer sur une liste noire des entreprises interdites aux États-Unis. Ainsi en 2018 le président des États-Unis Donald Trump décide unilatéralement de se retirer de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien ou JCPOA en anglais et réimpose des sanctions à l’Iran au travers du JASTA. Les entreprises européennes et françaises comme Total et Renault, ayant peur de se voir interdire le marché américain, se retire d’Iran alors même que l’Union européenne est toujours partie à l’accord. Il existe bien un règlement européen qui interdit aux entreprises européennes d’obéir à des juridictions ou agences étrangères à la Communauté[5] mais ce règlement n’est plus à jour et n’inclus pas le JASTA ou le FCPA.
Au-delà des implications politiques, se pose la question de la légalité d’une telle loi au regard du droit international. Concernant l’extraterritorialité, le droit international ne possède pas de règles inscrites dans le marbre mais plutôt de règles ou coutumes que tous les États s’engagent à respecter comme par exemple le principe de non-ingérence dans les affaires d’un État. En 1927 la Cour permanente de Justice Internationale (CPJI) a rendu l’arrêt Lotus[6] qui va expliquer que tout ce qui n’est pas interdit en droit internationale est permis. Ainsi l’interdiction de l’extraterritorialité n’étant pas affirmée en droit international, rien n’empêche les États-Unis de lancer ce genre de procédures.
De la lutte contre la corruption à l’intelligence économique
Dès lors des agences américaines comme le DoJ ou la SEC peuvent utiliser les liens, parfois tenus, des entreprises avec les États-Unis pour entamer contre elles des procédures. Les entreprises visées tombent alors en juridiction américaine sans même posséder d’activités dans le pays. Les investigations américaines sont faites de telles sorte que c’est l’entreprise elle-même qui montre un dossier contre elle. L’entreprise est directement mise à nu par des avocats devenus procureurs et enfin de course le dossier est transmis au DoJ qui se charge d’évaluer le montant de l’amende. Le juge arrive en fin de procédure pour valider l’amende.[7] La procédure est expéditive et peu d’entreprises vont généralement jusqu’au procès, préférant passer un accord avec le DoJ. Des lois dites de blocages ont été mise en place par la France et l’Europe[8] pour éviter que des informations stratégiques des entreprises et de l’État soient transmises au DoJ mais elles ont peu d’effet. La Cour Suprême des États-Unis a même estimé dans un arrêt de 1987[9] que cette loi était tellement peu applicable que les entreprises pouvaient l’ignorer et transmettre des informations stratégiques. Cela pose la question de savoir quelles informations vont être transmises et si elles ne pourront pas utiliser en dehors de cette procédure par des acteurs économiques. De plus les sommes réclamées à l’issue de ces procédures sont édifiantes : en 2014 BNP Paribas a reçu une amende de 9 milliards d’euros pour blanchiment d’argent. Le rapport de l’Assemblée nationale du 26 juin 2019[10] pointe aussi le fait que dans le palmarès des entreprises sanctionnées par les États-Unis, très peu sont américaines, la plupart sont européennes ou asiatiques. Les poursuites semblent alors « être motivées économiquement et les cibles choisies à dessein ». Cette question de savoir quelles sont les réelles motivations de ces procédures est au cœur du problème et est légitime au vu des entreprises que les agences américaines ciblent. Ainsi, entre 2008 et 2017, 26 entreprises ont été condamnées au titre du FCPA à un montant supérieur à 100M$ par le DoJ et la SEC : sur ces 26 entreprises, 21 étaient non américaines (dont 14 Européennes)[11]. Dernièrement Airbus, le fleuron européen est la cible du DoJ[12] alors que la crise du Covid19 menace l’économie aéronautique.
Une réaction franco/européenne tardive mais en évolution
Face à ce danger, la France et l’Europe ont mis du temps à réagir. Les premières sanctions contre des entreprises européennes n’ont pas eu beaucoup d’échos dans les chancelleries occidentales. Néanmoins depuis l’affaire Alstom et le retrait des entreprises européennes d’Iran, l’Europe a pris conscience de ses faiblesses dans le domaine du droit et notamment face à son « allié » américain. Un rapport d’information en date du 3 février 2016 de l’Assemblée nationale[13] pointe le premier les enjeux de l’extraterritorialité des lois américaines et l’effritement de la relation transatlantique qui peut en résulter ainsi que la légalité et l’opportunité de ces sanctions. La loi Sapin II de 2016 et les procédures miroir de 2019 démontrent la volonté française de contrer cette extraterritorialité en adoptant des procédures similaires. L’Union Européenne de son côté a mis en place dès 1996 un règlement européen contre les sanctions étrangères[14] mais ce dernier souffre d’un retard considérable sur la législation actuelle, pointé par les différents rapports français. Le 17 juin 2020 la Commission européenne a dévoilé son livre blanc sur les subventions étrangères aux entreprises, notamment chinoises. Bien que portant sur un sujet différent, ce livre blanc est significatif de la prise en compte par l’Europe de ses carences. Il est ainsi permis d’espérer que ce réveil soit général et qu’il puisse toucher tous les domaines où l’Europe souffre d’un profond déficit de puissance. La volonté de la présidente de la Commission européenne, Ursula ven der Leyen de rendre cette Commission plus « géopolitique »[15], va dans ce sens.
Cet article n’a pas pour but de légitimer la pratique de la corruption dans les entreprises. Il met en évidence que sous couvert de lutte contre la corruption ou le terrorisme les États-Unis sont dans une logique d’intelligence économique vis à vis de l’Europe sur fond de guerre économique larvée. Ces lois menacent de piller le Vieux continent de ses atouts et de ses entreprises et d’en faire une « colonie américaine »[16]. La question est de savoir si la place de l’Union européenne dans le monde de demain se situe dans une relation d’égal à égal avec les puissances majeurs que sont les États-Unis et Chine ou alors est-elle reléguée à un simple avant-poste américain en Europe ? L’Union européenne ne possède pas aujourd’hui les outils nécessaires pour faire d’elle un véritable acteur sur l’échiquier mondiale, ne tient qu’à elle de faire preuve de pragmatisme et de volonté politique pour s’en doter.
[1] mariane.net, General Electric : "Le silence du gouvernement face aux délocalisations renvoie à la responsabilité personnelle d'Emmanuel Macron », consulté le 17 juin 2020 [https://www.marianne.net/economie/general-electric-le-silence-du-gouvernement-face-aux-delocalisations-renvoie-la]
[2] Alstom Power était responsable de la maintenance des turbines Arabelle qui équipent le parc nucléaire français ainsi que de la livraison des turbines à vapeur qui équipent notre flotte de guerre dont le porte avion Charles de Gaulle et nos SNLE.
[3] Comble de l’histoire, ce seront bien les Français qui, à la fin, payeront l’amende de 700 millions de dollars.
[4] Section 3 de JASTA [https://www.congress.gov/bill/114th-congress/senate-bill/2040/text].
[5] Article 4 du Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996. [https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A31996R2271].
[6] CPIJ, Affaire du Lotus, (France c/ Turquie), arrêt du 7 septembre 1927 [https://www.icj-cij.org/files/permanent-court-of-international-justice/serie_A/A_10/30_Lotus_Arret.pdf].
[7] Pour la procédure complète voir le livre d’Ali Laïdi, p. 103-127.
[8] Loi de blocage de 1968 [https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000501326&dateTexte=20200617].
[9] Société nationale industrielle aérospatiale v. United States District Court for the Southern District of Iowa, 1987 [https://supreme.justia.com/cases/federal/us/482/522/].
[10] Rapport de l’Assemblée nationale à la demande d’Édouard Philipe : Rétablir la souveraineté́ de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale. [https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000532.pdf].
[11] Ibid. p. 19
[12] challenges.fr, « Enquête anticorruption : les États-Unis veulent-ils tuer Airbus ? », consulté le 17 juin 2020. [https://www.challenges.fr/entreprise/aeronautique/les-etats-unis-veulent-ils-tuer-airbus_632972].
[13] Rapport d’information sur l’extraterritorialité de l’Assemblée nationale du 3 février 2016 [http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp].
[14] Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 op.cit.
[15] Déclaration d’Ursula ven der Leyen en date du 10 septembre 2019.
[16] Déclaration de l’ex-président Evo Morales de 2013
Sources :
LAÏDI, Ali. Le Droit : Nouvelle arme de guerre économique, Actes Sud, 2019.
Rapport de l’Assemblée nationale à la demande d’Édouard Philipe : Rétablir la souveraineté́ de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale. [https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000532.pdf].
Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996. [https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A31996R2271].
CPIJ, Affaire du Lotus, (France c/ Turquie), arrêt du 7 septembre 1927 [https://www.icj-cij.org/files/permanent-court-of-international-justice/serie_A/A_10/30_Lotus_Arret.pdf].