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L’Islam, le soft power ultime des pays arabes ?

La Mosquée bleue - Istanbul

En ces temps de retour des grands ensembles et de reprise des querelles idéologiques, il est un espace de conflit entre nations qui ne fait que connaître des regains de tension : la guerre pour l’hégémonie culturelle mondiale.

Dans ce domaine, chaque civilisation dispose des ses armes. L’Amérique a à sa disposition la plus puissante industrie cinématographique du monde. C’est à coup de films accrocheurs, de « cartoons » survoltés et de séries cultes sortis des studios Disney,  Universal ou Netflix qu’elle peut inonder le marché de contenus culturels à son image, de personnages et de représentations stéréotypées propageant leur valeurs et plaquant leur codes et leur morale sur le monde entier, le tout aidé par un anglais devenu l’idiome pauvre de la mondialisation. La France n’est pas en reste, elle qui peut compter sur sa littérature prolifique et intemporelle (pour ceux qui se souviennent encore que Quasimodo n’est pas né de l’imagination de Walt Disney), son patrimoine paysager et architectural millénaire, sa gastronomie et son art de vivre prisé dans tout le globe, ou encore la beauté de sa langue, langage universel du raffiné et de l’élégance. Elle peut aussi compter sur des contenus culturels performants qui peuvent venir mordre sur les prébendes de l’oncle Sam : grâce à Astérix et sa traduction en 111 langues [1], des milliers de petits africains, indonésiens ou argentins peuvent se projeter dans une France gaillarde et bravache et s’identifier à des personnages qui en incarnent tous les traits. Les Belges peuvent compter sur Tintin pour apprendre au monde entier à placer leur pays sur une carte, les Britanniques sur leur famille royale ou le football pour faire rayonner l’Union Jack sur les cinq continents, tandis que les Japonais ont pris le parti d’inonder la planète de mangas, vitrine mondiale des émotions, du mode de vie et de la sensualité du pays du Soleil Levant, et porte d’entrée accessible à chacun pour toucher du doigt la profondeur des sentiments asiatiques.

De ce fait, les productions artistiques et culturelles nationales, même si elles feignent de prôner l’universalité et le dialogue des cultures, apparaissent pour ce qu’elles sont réellement : des armes dans les mains des civilisations, projetées dans la bataille planétaire pour l’influence des cerveaux et la guerre de la standardisation des normes, des us et des schémas de penser. Celui qui en sort vainqueur peut forcer tout un chacun à penser comme lui, à épouser ses peurs, ses dogmes et ses réflexes. Elles sont un crayon pour façonner le monde à son image. Ce n’est donc pas pour rien qu’on parle de « Soft Power » pour les désigner.

La bataille des pays musulmans

Dans cette compétition mondiale, les pays arabes et de culture musulmane ont aussi leur rôle à jouer, sur un terrain qui leur est cher : celui de l’Islam.  En effet, les puissances nationales qui ont en commun la religion de Mahomet et les rites des compagnons du prophète sont aussi engagées dans une lutte d’influence pour se démarquer de leur voisin. Pour ce faire, ils disposent d’une myriade d’institutions, d’organismes, de médias, de chaînes de télévisions et d’associations ayant pour but de diffuser les préceptes de l’Islam les plus en phase avec la réalité nationale de chaque pays et ses intérêts propres. Dans cette lutte, les pays arabes (mais pas que) ont compris que la puissance du message de Mahomet et son retentissement mondial pouvaient avoir bien plus d’impact sur un public musulman disséminé sur les cinq continents que n’importe quelle série télévisée ou programme culturel. Ce faisant, ils se disputent l’audience islamique mondiale, estimée pour 2030 à 2,1 milliards de personnes [3]. Celui qui saura capter leur attention, gagner leur cœur et instiller dans leur âme sa vision du monde via ses propres préceptes islamiques aura alors à sa botte une proportion significative de l’humanité, mobilisée par un message fédérateur qui n’a pas perdu de sa force depuis 632 après JC, et qui vaut n’importe quel Netflix. Plusieurs blocs se dessinent dans cette bataille mondiale pour la diffusion du Coran, qui recoupe habilement les divisions actuelles du monde musulman.

Le média du Calife

Tout d’abord, le premier bloc est centré autour de l’Arabie Saoudite. Première terre d’Islam, lieu de naissance du Prophète, berceau de la langue du Livre Saint et détenteur des deux villes sacrées du culte (La Mecque et Médine), le royaume Saoudien a longtemps souhaité s’affirmer comme l’unique diffuseur du message de Mahomet, et gardien de ses préceptes, position qu’il défend car il se pense comme le point de convergence absolu des musulmans du monde entier. Pour ce faire, plusieurs outils sont à sa disposition. Tout d’abord, le pays est l’organisateur mondial du Hajj, le pèlerinage rituel que tout croyant doit accomplir pour devenir un homme respectable. Cela lui a permis d’accueillir sur son sol 2,5 millions de pèlerins en 2019 [4], et de mailler la planète d’un réseau puissant d’associations et d’agences de voyages se proposant d’acheminer les fidèles au cœur de son royaume. Cet évènement permet d’affirmer la dimension internationale, voire transnationale de sa religion d’Etat, le wahhabisme. Dans le même esprit, le pays a fondé et dirige depuis 1962 la Ligue Islamique Mondiale, une organisation internationale de promotion et de défense des préceptes de l’Islam, qui se donne pour mission de faire vivre son message à travers le monde, et de s’opposer à ce qui les contredirait trop ostensiblement. C’est ainsi que cet organisme se charge d’organiser les communautés de croyants dans tous les pays, de former des imams de financer (jusqu’à il y a peu) la construction de lieux de cultes, d’organiser des manifestations prière… en somme, d’influencer par la pratique religieuse les masses de fidèles ou qu’elles soient, pour se poser en source unique d’informations islamiques. Derrière son apparence uniquement religieuse, c’est bien de soft power dont on parle : le bloc Saoudien utilise son influence pour avancer ses pions et sa vision de l’Islam, celle d’une « charia » rigoriste et conservatrice [5], ignorante des subtilités nationales et pétrisseuse d’un peuple musulman homogène à travers le monde, derrière laquelle devrait se ranger l’Oumma (la communauté des croyants). De là à dire que le chef de la dynastie des Séoud serait le dépositaire naturel de ce mouvement, il n’y a qu’un pas, dont le franchissement sert l’intérêt de puissance du royaume, lui qui cherche constamment le leadership régional dans la péninsule arabique, et n’hésite pas à s’affirmer (guerre du Yémen depuis 2014, blocus du Qatar en 2017) face à son grand rival iranien. Il peut enfin compter sur des médias aux ordres situés dans ses territoires et dépendances alliées. Ainsi la chaîne Al-Arabiya [6], média d’information en continu en langue arabe basée à Dubai, qui se pose comme le vecteur officielle de la vision de la monarchie, et connecte les musulmans de la planète à une actualité revue par le régime (le tout en arabe littéraire, considéré comme « pur »). Sa concurrente Al-Jazzera, basée à Doha, ne fait pas autre chose, si ce n’est qu’elle véhicule le point de vue Qatari des évènements.

Le média du Sultan

Un autre « bloc » engagé dans cette bataille est constitué par la Turquie. Elle aussi n’hésite pas depuis quelques années à se lancer dans cette compétition, s’appuyant sur son passé glorieux de dernière grande puissance musulmane (jusqu’en 1924, le sultan d’Istanbul arborait le prestigieux titre de Calife) pour se poser en leader de la cause islamique, surtout depuis l’affirmation d’un nouveau nationalisme religieux par le Président Receip Tayip Erdogan à partir de 2014. Pour cela, le pouvoir turc a mis en place la Direction des Affaires religieuses (« Fondation Diyanet »), qui a pour but de structurer les communautés turcophones de l’étranger en aidant à l’organisation d’une pratique religieuse validée par le pouvoir actuel et en offrant à ces communautés de nombreux services et facilités, dans le but d’encadrer aussi leur comportements. Au-delà de l’assistance et de la solidarité proprement « turque », cette officine n’hésite pas non plus à étendre son emprise à tous les congénères musulmans de ses fidèles. A travers un maillage fort d’associations et d’institutions, le pouvoir turc peut donc organiser le culte musulman à l’étranger via ses communautés, en y apportant une approche conservatrice et traditionnaliste chère au Président Erdogan. Un bon moyen de promouvoir la politique de puissance de sa nouvelle Turquie, en mêlant subtilement considérations religieuses et affirmation du destin impérial d’Ankara. La décision en juillet 2020 de rendre au culte musulman la Cathédrale Sainte-Sophie d’Istanbul (donc d’en refaire une mosquée) n’est pas autre chose qu’une propagande facile effectuée à l’aide du Coran devant les télévisons du monde entier. A cette occasion, le président turc a lu devant son peuple des passages du Saint Livre en arabe littéraire, une langue qui n’est pourtant pas la sienne ni celle de son peuple. Preuve encore une fois que la religion musulmane est un soft power qui peut être cuisiné à toutes les sauces.

Parmi les autres pays musulmans, l’Egypte tire son épingle du jeu en affirmant sa primauté dans la diffusion des préceptes par l’action de l’université Al-Azhar, située au Caire. Cette institution passe pour être la plus vielle université du monde, et abrite en son sein un des théologiens les plus influents de l’Islam sunnite : le cheikh Ahmed el Tayeb. Celui-ci fait montre de son autorité mondiale pour questionner et interpréter les dogmes religieux, et trancher les débats théologiques en vigueur dans l’Islam. Il peut aussi faire profiter au pouvoir du Caire d’une institution internationale millénaire, pourvoyeuse d’étudiants, de bourses et de chaires reconnues dans le monde entier et propres à faire reconnaître la spécificité de l’Islam au bord du Nil. Elle dispose aussi de ses propres chaînes et contenus médias, souvent orientés vers la construction d’un contre-discours aux organisations terroristes se revendiquant musulmanes (Al-Quaïda, Etat Islamique…). Elle est concurrencée en cette tâche par l’Université Islamique de Médine, qui si elle est plus récente (elle est fondée en 1961), dispose de moyens considérables pour exercer sur les jeunes du monde entier une attirance et un discours religieux formaté à l’influence saoudienne, pour faire part à sa rivale du Caire.

On le voit bien, la religion musulmane est donc un vivier inépuisable d’émotions, de valeurs et de visions communes, qui peuvent se mettre au service de l’influence nationale, voire impériale de nations qui sauraient les utiliser. La dispersion dans le monde entier de communautés islamiques unies culturellement par la seule force du message de Mahomet est une énorme tentation pour des pays conquérants de l’utiliser et de la diffuser à son image pour se constituer une clientèle mondiale de fidèles. C’est la raison pour laquelle, au-delà des relais traditionnels de son histoire (les supports écrits du Coran, des hadiths, les enseignements des Oulémas…), elle est le sujet central d’un grand nombre de médias, de supports culturels et médiatiques, dont la puissance et le dynamisme sont tout à fait comparables à ceux de l’industrie occidentale du divertissement. Chaque pays sait les utiliser pour affirmer son Islam authentique, qui a pour capitale La Mecque, Istanbul ou Le Caire (et qui sait demain Jakarta ou Delhi). En ce sens, les nouveaux califes reproduisent actuellement par média interposé les terribles batailles théologiques des siècles passés, qui autrefois se réglaient à coup de guerres et d’excommunications entre émirs. A quand le festival international du film islamique ?

 

Sources :

[1] – Astérix et Obélix, les 10 chiffres étonnants d’un business en or, Capital
https://www.capital.fr/lifestyle/asterix-et-obelix-les-10-chiffres-etonnants-dun-business-en-or-1250635

[2] – Audiences dans le monde arabe, Teleobs
https://teleobs.nouvelobs.com/audiences/20130522.OBS0115/audiences-monde-arabe-al-jazeera-loin-devant-france-24-et-la-bbc.html

[3] - Muslim Population by Country – Pew Research Center
https://www.pewforum.org/2011/01/27/table-muslim-population-by-country/

[4] - Chiffres du Hajj 2019 – Saphir News
https://www.saphirnews.com/Le-bilan-du-Hajj-2019-en-chiffres_a26549.html

[5] -  La Ligue islamique mondiale distribue des manuels religieux violents, antisémites et misogynes – Le Monde
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/25/la-ligue-islamique-mondiale-distribue-des-manuels-religieux-violents-antisemites-et-misogynes_6012997_3232.html

[6] Portail de la chaîne Al-Arabiya
https://english.alarabiya.net/