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Militaris : Pétain et la létalité du feu

Verdun 1916 - La Voie Sacrée, cordon ombilical d’hommes et de matériel pour résister à l’offensive Allemande.

« Le feu tue ». Cette maxime du maréchal de France Philippe Pétain paraît absurde tant les conflits modernes du XXème siècle ont cumulé d’énormes pertes humaines et matérielles. Pourtant, la létalité du feu n’est pas une évidence au moment où un quart du territoire national est occupé par une armée allemande vindicative. Pendant longtemps, et même si la poudre à canon et l’artillerie ont durablement changé la face de la guerre, mousquets, fusils et autres armes à feu n’affichaient pas une efficacité tactique aussi évidente qu’aujourd’hui. Il faut attendre la guerre de Sécession en Amérique et les affrontements prussiens en Europe – contre l’Autriche et la France – pour voir émerger une véritable action létale des armes à feu. Finalement, c’est au cours de la Première Guerre mondiale que ce fait s’affirme dans l’esprit bien solitaire de Philippe Pétain. En prenant en compte cette donnée nouvelle, prenant ainsi le contrepied de ses homologues, il va rapidement devenir un héros au cours de la célèbre bataille de Verdun. En quoi la gestion de cet affrontement par le Maréchal a-t-il permit de démontrer la létalité nouvelle du feu ? Et quelles furent les implications tactiques, stratégiques et idéologiques sur les élites militaires occidentales ?

L’arme à feu, révolution à double-tranchant

Dans les dernières années de la guerre de Cent-Ans, l’Europe découvre l’efficacité d’un nouveau type d’armement ; l’artillerie. Son utilisation par l’Armée française permit rapidement de défaire les dernières troupes anglaises stationnées en Guyenne (actuelle Aquitaine). Avec la Renaissance, les différentes forces armées européennes troquent leurs hallebardes et espadons contre des rapières et des mousquets. L’effet psychologique et moral d’une arme tuant à la vitesse d’un éclair, dont le projectile est invisible, n’est pas à négliger dans l’impressionnante popularité que connurent ces armes nouvelles.

Toutefois, la disposition des troupes sur le champ de bataille – à savoir en formes rectangulaires et carrées – n’est point affecté par ce bouleversement militaire. Il faut avouer que les arquebuses, mousquets, tromblons, pistolets et autres canons forgés affichent une précision toute relative ainsi qu’un temps de rechargement extrêmement long. Contrairement à l’imaginaire collectif, même au zénith des combats d’infanterie équipée de mousquets, la plupart des batailles modernes culminaient non pas en un échange de tirs mais plutôt en une lutte à mort au corps à corps. En cela, l’invention de la baïonnette – rendant les fusils polyvalents – était bien plus révolutionnaire que la massification des armes à feu. C’est pourquoi les bataillons se déplacent en formation, marchent au pas et tentent au maximum de conserver une cohérence de groupe. En tirant par salves massives, les chances de toucher l’adversaire augmentent. De même, en groupant les canons d’artillerie en batteries, comme le fit Napoléon Bonaparte toute sa carrière militaire et politique, les chances de désorganiser l’ennemi s’en trouvent améliorées.

Néanmoins, les chances de toucher mortellement un adversaire sont très faibles. L’énergie cinétique d’une balle sphérique tirée d’un canon lisse limite les risques de dommages corporels tandis que les boulets de canons fauchent et transpercent plus qu’ils ne détruisent. Tout au plus le plomb des balles peut-il faire se développer un saturnisme chronique chez le blessé. Les batailles de la Renaissance à l’ère industrielle sont ainsi caractérisées par un nombre élevé de blessures. La mortalité reste très faible en comparaison des effectifs engagés. Ainsi, à la bataille de Fontenoy (1745), sur les presque 110 000 hommes déployés, le nombre de blessés atteint 9 605 – soit 8,73% des effectifs totaux – et le nombre de morts culmine à 4 234 – soit 3,85% de l’ensemble. Dès lors, les pertes pour ce type de bataille avoisinent le dixième des hommes engagés. Ce constat s’applique également pour les guerres révolutionnaires et napoléoniennes qui – malgré la propagande pacifiste – voit une mortalité élevée en dehors du combat comme avec les épidémies et les facteurs environnementaux (retraite de Russie en 1812 par exemple).

Le feu tue !

La Révolution industrielle provoque un bouleversement dans le domaine des armes à feu. Les progrès techniques et scientifiques réalisés dans le domaine de la balistique accouchent d’une explosion de la létalité sur le front. Le premier conflit industriel majeur – à savoir la guerre de Sécession américaine – affiche des pertes bien plus élevées que la moyenne ordinaire. Ainsi, la célèbre bataille de Gettysburg (1863) voit tomber presque un quart des effectifs totaux engagés avec une mortalité atteignant presque les 5% (7 863 morts sur les 165 576 soldats présents). En Europe, il faut attendre le premier conflit international majeur – la guerre franco-prussienne de 1870 – pour assister à ce basculement. Couplée à l’effet psychologique de l’artillerie, la puissance de feu allemande décime les rangs de l’armée impériale française. La mortalité, sur l’ensemble du conflit, s’élève à presque un dixième des forces totales déployées.

C’est là qu’intervient Philippe Pétain, officier de carrière et né en 1856. Profondément marqué par la défaite française, le jeune homme appartient à une nouvelle génération de commandants militaires ancrés dans le républicanisme et le culte de l’offensive à outrance. Issu de Saint-Cyr – promotion 1876-1878 – le jeune Pétain affiche cependant un certain avis critique envers une doctrine qu’il redoute très coûteuse en hommes aux vues des avancées techniques de la précédente guerre. Selon lui, c’est l’artillerie qui doit être au centre du dispositif opérationnel. Son feu destructeur, démoralisateur et harassant doit user un adversaire que l’infanterie et la cavalerie pourront alors entamer avec plus d’efficacité. En cela, il s’inscrit dans la droite ligne de la doctrine napoléonienne qui, elle aussi, accorde une importance centrale à l’artillerie.

Malgré ses tentatives pour réformer la doctrine officielle de l’Armée française, Pétain ne peut qu’assister impuissant aux hécatombes des premières semaines de la Grande Guerre. Les pertes s’élèvent rapidement au quart des effectifs engagés et ne cessent d’augmenter. Une fois le front stabilisé, les grandes offensives franco-britanniques échouent toutes face au mur de feu et de métal de l’Armée allemande.

Verdun et le triomphe de la défense tactique

La bataille de Verdun commence le 21 février 1916 avec l’une des plus grandes préparations d’artillerie de l’histoire humaine. Le pilonnage initié par le millier de canons allemands est audible jusque dans les Vosges, éloignés de 150 km. En deux jours, ce sont deux millions d’obus qui s’abattent sur les positions françaises. Le front ne doit sa résistance qu’à l’héroïque abnégation des Poilus survivants. Quatre jours après le début de l’offensive germanique, Philippe Pétain est nommé à la tête de la défense. Fort de ses succès tactiques démontrés depuis le début de la guerre, il trouve enfin grâce aux yeux du commandement français.

L’objectif du général Pétain est triple ; reformer une ligne défensive cohérente pour faire face aux attaques allemandes, organiser une logistique efficace pour approvisionner correctement les premières lignes et épargner au maximum la vie des soldats qui constituent la principale force vive de l’Armée française d’alors. Ce sera chose faite dès le début du mois de mars 1916. La ligne est reconstituée, les troupes sont couvertes par le feu défensif des batteries d’artillerie et approvisionnées par ce qui deviendra bientôt la célèbre « Voie Sacrée ».

En anéantissant toute offensive allemande par un contre-feu défensif d’artillerie, Pétain économise non seulement la vie de ses hommes mais inflige de sévères revers moraux et humains à l’Allemagne. Conscient de l’effet destructeur des canons sur la troupe, il obtient même du haut-commandement des rotations en personnel là où les forces allemandes resteront quasiment les mêmes du premier au dernier jour de l’opération. Tous ces éléments constituent une victoire défensive cruciale pour les Français qui parviendront, au prix de lourdes pertes, à reprendre le territoire perdu. Ces échecs sont toutefois plus liés à la reprise de la doctrine offensive par le successeur de Pétain, le général Robert Nivelle.

Quelles conséquences doctrinaires ?

Verdun – et la Première Guerre mondiale de façon générale – a démontré la nouvelle létalité du feu. Certains officiers, dans le sillage de Pétain, vont intégrer cette notion à leurs tactiques tandis que d’autres vont persister dans leur coûteux culte de l’offensive à outrance. Le conflit achevé, un étonnant bouleversement doctrinaire va survenir. La société civile occidentale a été profondément marquée par la boucherie qu’a pu représenter la Grande Guerre. C’est pourquoi les démocraties franco-britanniques vont rapidement abandonner l’attaque pour la défense. Il faut aussi souligner que ni Paris ni Londres n’ont désormais de revendications sur Berlin.

C’est le culte de la défensive qui accouchera de la ligne Maginot et des différents projets défensifs français, britanniques et belges au cours des années 1920 et 1930. Paradoxalement, le maréchal Pétain n’était pas un partisan de cette stratégie qui induisait une immobilisation des forces dans des fortifications là où ce dernier était partisan d’un réseau défensif mobile et motorisé. Là encore, il militera pour l’abandon de la doctrine officielle – la posture statique – et l’adoption d’une série de mesures favorables à la mécanisation. Une nouvelle fois rejeté par le corps politique et militaire, le vieil homme – qui a permis la médiatisation du jeune et talentueux Charles de Gaulle avec lequel il partageait de nombreux points communs doctrinaires – perdit définitivement foi dans la République qui l’avait fait.

La Seconde Guerre mondiale démontra l’échec de la doctrine défensive statique et donna raison aux corps mobiles et mécanisés. Plus que jamais dans ce conflit, le feu tua, mais ce dernier était en plus devenu vif, procurant un nouvel effet psychologique dévastateur : la blitzkrieg allemande était née.

Conclusion

Le feu tue. Pendant longtemps, cette maxime était fausse tant les techniques en matière d’armement à feu étaient imparfaites. Mais l’ère industrielle et les progrès scientifiques permirent d’améliorer la létalité et l’effet psychologique des armes nouvelles sur la troupe. Profondément traumatisé par la déroute de 1870, le futur maréchal Pétain allait pleinement prendre la mesure de ce nouvel état de fait, affichant des résultats spectaculaires s’illustrant dans la défense de Verdun. Après-guerre cependant, son attitude défensive fut déformée par les gouvernements français, reflets de l’opinion publique nationale. Une défense statique – lente à réagir vis-à-vis de l’évolution du front – fût mise en place à travers la célèbre ligne Maginot. Défenseur de la mobilité et de la motorisation, Pétain ne peut qu’assister à l’entêtement d’une République divisée et soumise à la dictature électorale (via le parlementarisme). Côté allemand, le principe de létalité du feu accoucha à sa mécanisation. En présentant des frappes rapides, concentrées et brutales, l’Allemagne mis à genou une Europe pleine de certitudes…


Sources :

Le rédacteur salue le travail remarquable de la chaîne YouTube « Sur le Champ » dont les vidéos « La Létalité du feu : La Bataille de Sedan » et « Les évolutions tactiques à la fin de la Grande Guerre » ont grandement inspiré la rédaction de cet article.

https://www.youtube.com/watch?v=yeC27ZZ3eLU

https://www.youtube.com/watch?v=f6CAKDI421I&t=1542s