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Multiculturalisme et monoculturalisme pluriel

Qu’entend-on par « multiculturalisme » ? Yan de Kerorguen, rédacteur en chef du site Place-Publique.fr, le définit comme « la coexistence de plusieurs cultures dans un même pays ». C’est, effectivement, la définition la plus simple et la plus commune donnée à ce concept. Pourtant, du fait de la diversité des formes que cette coexistence peut revêtir, cette définition est peut-être trop vague, et certains intellectuels cherchèrent à l’affiner. C’est, entre autre, le cas d’Amartya Sen.

Philosophe et économiste indien, il reçut le prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur « l’économie du bien-être », présida le Trinity College de l’Université de Cambridge, avant de devenir professeur à l’Université Harvard. Il publia en 2006 l’ouvrage Identité et violence, dans lequel il développe une théorie autour de la notion d’identité et de la crispation qu’il pressentait dès le début des années 2000 autour de cette question, en proposant des méthodes pour éviter que les futures tensions identitaires ne dégénèrent en affrontements à l’échelle mondiale.

Il revient en particulier tout le long de l’ouvrage sur l’idée de la nécessaire prise en compte du caractère multiple des identités, en dénonçant les projets politiques qui cherchent à limiter l’identité individuelle, nécessairement multiple (notre identité ne se limitant pas à une seule appartenance religieuse, ethnique, des idées politiques ou une orientation sexuelle), à un seul élément pour l’instrumentaliser à des fins politiques et belliqueuses. Dans le chapitre 9 (« La liberté de penser »), il met en avant que « Pour faire de cette vision de soi un instrument de meurtre, il suffit 1) d’ignorer l’importance des autres composantes de notre identité et 2) de redéfinir tout ce qu’implique cette identité unique en termes guerriers » (p. 240).

Il critique aussi abondamment la théorie du « Choc des Civilisations », initiée par le politologue américain Samuel Huntington dans son ouvrage éponyme de 1996, en l’accusant en particulier de réduire les individus à la seule facette de leur identité que constitue l’appartenance civilisationnelle. Il affirme par exemple dans le chapitre 3 (« L’enfermement civilisationnel) : « En dehors des problèmes soulevés par la définition des catégories civilisationnelles perçues comme des entités disparates et disjointes, les arguments (…) souffrent (…) de cette tendance à envisager les individus exclusivement, ou tout du moins principalement, sous l’angle d’une civilisation définie essentiellement en terme d’appartenance religieuse (…). La division civilisationnelle est un phénomène largement répandu dans l’analyse sociale, qui occulte d’autres façons, plus riches, de percevoir les individus. Elle jette les bases de l’incompréhension avant même qu’il ne soit question de choc entre les civilisations » (pp. 71-72).

Ce qui nous intéressera cependant ici est en particulier son chapitre 8 (« Multiculturalisme et liberté »), dans lequel Sen développe une conception originale de ce qu’est le multiculturalisme, et dénonce ce que l’on à tendance à appeler « multiculturalisme » mais qui, pour lui, n’en est absolument pas. Il proposait en effet, et cela dès les premières années du XXIème siècle, une dichotomie entre un « multiculturalisme authentique » et ce qu’il qualifie de « monoculturalisme pluriel ».

Cette distinction entre ces deux concepts, que le langage médiatique regroupe sous une même expression de « multiculturalisme », reste d’une très grande actualité et nous permet d’analyser d’une façon plus fine la réalité de la « coexistence de plusieurs cultures dans un même pays », qui caractérise sans nul doute les sociétés Occidentales depuis les dernières décennies. Nous étudierons donc ici cette dichotomie, ses motivations et ses conséquences.

Amartya Sen en 2000.

Multiculturalisme et « monoculturalisme pluriel »

« L’existence d’une multiplicité de cultures, qui se croisent comme des bateaux dans la nuit, équivaut-elle à un multiculturalisme réel ? » (p. 214). Cette question posée par Amartya Sen a le mérite de mettre en avant le point de départ de sa réflexion : une société multiculturelle se résume-t-elle à une société au sein de laquelle différentes cultures cohabitent les unes à côté des autres, dans la seule « tolérance » de l’existence de l’autre ? Pour Sen, c’est le contraire : une société multiculturelle se caractérise, certes, par la « coexistence de plusieurs cultures dans un même pays », mais ce critère n’est pas suffisant. Une société multiculturelle se caractérise selon Sen surtout par des interactions, par des échanges et des emprunts réciproques, entre toutes ces cultures qui cohabitent dans une même société. Pour illustrer ce qu’il considère être un « multiculturalisme authentique », Sen prend l’exemple de la cuisine indienne en affirmant que « la nourriture indienne, comme la nourriture anglaise, peuvent toutes deux prétendre au multiculturalisme » (p. 214).

« L'Inde ne connaissait pas le piment jusqu'à ce que les Portugais en apportent d'Amérique, il est cependant largement présent dans la cuisine indienne où il est même un ingrédient déterminant dans bon nombre de currys. Il est, par exemple, prédominant dans le curry vindaloo, (...). La cuisson tandoori a sans doute été perfectionnée en Inde, mais elle a été importée de l'ouest de l'Asie. La poudre de curry elle-même est en revanche une invention purement anglaise. Inconnue en Inde avant Lord Clive, elle est sans doute née, du moins peut-on l'imaginer, dans les cuisines de l'armée britannique. À l'heure actuelle, on assiste à l’émergence de nouvelles tendances dans la cuisine indienne, dont les réalisations sont proposées dans les restaurants indiens les plus chic de Londres » - « Les problèmes du monoculturalisme pluriel », dans Identité et violence, « Chapitre 8 : Multiculturalisme et liberté », p. 214.

Ce qui caractérise donc le multiculturalisme, c’est selon Sen l’échange et l’interconnexion entre des cultures présentes sur un même territoire, ces cultures s’alimentant réciproquement. Pour poursuivre dans la métaphore culinaire, Sen met en avant que « Le curry (…) est désormais si présent dans les habitudes alimentaires des Britanniques qu’il figure sur la liste des "plats typiques de la Grande-Bretagne" publiée par l’Office du tourisme Britannique » (p. 210). Comme il le soulignait, cette spécialité culinaire indienne « adoptée » par le Royaume-Uni a cependant été révolutionnée par l’invention de la poudre de curry, à l’initiative des britanniques. Peut-on donc dire que le curry est une pure spécialité indienne injustement accaparée par les britanniques ? Ou bien une spécialité britannique à part entière ? Pour le philosophe indien, il s’agit sans nul doute d’un résultat du multiculturalisme qui découle des relations entre le Royaume-Uni et l’Inde à travers les siècles.

Sen oppose ensuite cette conception du multiculturalisme, et donc de la « société multiculturelle », à ce qu’il qualifie de « monoculturalisme pluriel » et qu’il distingue vigoureusement du multiculturalisme. Le penseur insiste particulièrement sur le fait que cette distinction entre ces deux formes de cohabitations entre culture sur un même territoire n’est que peu faite, et qu’on regroupe communément les deux sous le même terme de « multiculturalisme ».

« La coexistence de deux styles de vie ou de deux traditions qui ne se rencontrent jamais doit en réalité être considérée comme l'expression d'un "monoculturalisme pluriel". La défense du multiculturalisme, telle qu'on l'entend fréquemment de nos jours, n'est très souvent rien d'autre qu'un plaidoyer en faveur du monoculturalisme pluriel. Si une jeune fille issue d'une famille immigrée traditionaliste veut fréquenter un jeune Anglais, on pourra sans nul doute parler de multiculturalisme. En revanche, tout ce que sa famille pourra faire pour l'en empêcher (ce qui arrive assez fréquemment) ne relève nullement du multiculturalisme, puisque le but est de maintenir les deux cultures à distance l'une de l'autre dans le cadre d'un monoculturalisme pluriel. C'est pourtant l’interdit prononcé par les parents qui a tendance à être le plus ardemment soutenu par les soi-disant tenants du multiculturalisme, parce qu'il est important d'honorer les cultures traditionnelles, comme si la liberté d'une jeune fille ne comptait pas et comme si les deux cultures devaient rester à jamais dans leur petite boîte » -  « Les problèmes du monoculturalisme pluriel », dans Identité et violence, « Chapitre 8 : Multiculturalisme et liberté », p. 215.

Une société dans laquelle chaque culture existe de façon « autonome », en refusant tout forme de contact et tout forme d’échange avec les autres cultures présentes sur le même territoire et dans la même société, ne peut selon Sen être qualifiée de « société multiculturelle ». Il parle de « monoculturalisme pluriel » pour souligner l’idée que les individus n’acceptent les produits que d’une seule culture de référence (« monoculturalisme »), mais que cette culture de référence n’est pas la même pour tous les individus qui composent la société en question. La société se compose en définitive d’une pluralité d’individus farouchement « monoculturels » (d'où l'expression de « monoculturalisme pluriel »), qui n’interagissent que très peu avec les tenants des autres cultures.

 

Une opposition entre « liberté culturelle » et « diversité culturelle »

Le penseur indien poursuit en mettant en avant le fait que, dans la société britannique des années 2000, on promeuve abondamment la « diversité culturelle » et la possibilité pour les immigrants de conserver leurs codes et traditions culturelles au nom de la « liberté culturelle » (c’est-à-dire l’inverse de « l’assimilation », qui exige des nouveaux arrivés dans un pays de se conformer aux codes et traditions culturelles en vigueur). Au nom de la « liberté culturelle » promue dans la société britannique (mais aujourd’hui dans la majorité des sociétés Occidentales), Sen constate que les immigrants sont incités à choisir le conservatisme culturel. Or, le philosophe y voit une contradiction ; il affirme ainsi que « la liberté culturelle s’oppose fréquemment au conservatisme culturel, et si le multiculturalisme est défendu au nom de la liberté culturelle, on ne saurait considérer qu’il puisse exiger un attachement sans faille à une tradition culturelle reçue en héritage » (p. 215-216).

Sen conteste cette incitation implicite au conservatisme culturel engendré par l’exaltation de la « diversité culturelle », car il la perçoit comme un obstacle à la liberté de choix des individus. Il met ainsi en avant cette idée que la promotion de la « diversité culturelle » se fait au détriment de la « liberté culturelle » des individus, et qu’il pourrait donc y avoir une opposition entre l’apologie de la « liberté culturelle » et celle de la « diversité culturelle ». « Il y a, selon moi, deux manières d’aborder la question [du multiculturalisme] : la première s’attache à la promotion de la diversité comme valeur en soi, l’autre s’attache à la liberté de jugement et de décision, et n’encourage la diversité culturelle qu’en ce qu’elle est choisie aussi librement que possible par les individus concernés » (p. 206).

Ainsi, Sen affirme qu’une société multiculturelle est une société où règne une totale « liberté culturelle », dans laquelle chaque individu est libre d’adopter les comportements culturels de son choix et dans laquelle, en définitive, les différentes cultures présentes sur le même territoire sont en relation, s’influencent mutuellement et, au niveau individuel, s’entremêlement librement.

Par opposition à cela, une société « monoculturaliste plurielle » est une société où la primauté revient à la « diversité culturelle » (parfois au nom de la « liberté culturelle », mais qui est bafouée dans les faits car les individus sont poussés à conserver leur culture d’origine) et dans laquelle on encourage les individus au conservatisme culturel afin de maintenir le plus efficacement possible les différences culturelles, et prévenir toute interaction entre les différentes cultures susceptible d’altérer leurs caractéristiques. Ce phénomène produit ainsi un morcellement de la sociétés en « communautés » autonomes avec une conscience culturelle exacerbée, faisant en définitive du pays en question une simple « fédération de cultures ». Sen mettait le doigt sur un point capital pour la société britannique, et pour les sociétés Occidentales contemporaines en général, lorsque il soulignait : « La vraie question est de savoir si les citoyens d’origine étrangère doivent se considérer avant tout comme membre d’une communauté, d’une religion et d’une ethnie particulière, et si ce n’est qu’à travers cette appartenance qu’ils doivent se considérer comme britanniques, au sein d’une fédération supposée de communautés » (p. 224).

Cette justification du conservatisme culturel de la part de minorités immigrantes au nom de la « liberté culturelle », que Sen voyait déjà dans le Royaume-Uni des années 2000, est présente de façon beaucoup plus concrète aujourd’hui, y compris (voire en particulier) en France. L’idée d’utiliser et d’instrumentaliser les « valeurs Occidentales » (libertés des individus, droits de l’homme, laïcité...) pour parvenir sans opposition réelle de la part des sociétés d’accueil à un objectif en total opposition avec ces mêmes valeurs est une stratégie consciente et abondamment théorisées par différents groupes, dont en particulier les Frères musulmans. Comme l’explique Alexandre Del Valle dans son entretien de novembre 2019 pour l’Atlantico : « Depuis des années, le pluralisme, l'ouverture, la tolérance sont instrumentalisés comme de véritables armes de guerre pour que les Frères musulmans puissent instaurer leur islamisation progressive de manière pacifique et non pas guerrière au nom de nos propres valeurs détournées et au nom d'un victimisme culpabilisateur visant à inhiber-diaboliser les "mécréants" qui feraient obstacle au Tamkine des Frères, donc à leur Projet de conquête universelle... ». Avec 15 ans d’avance, Amartya Sen nous donnait les clés pour répondre aux comédiens fréristes, qui se plaignaient par exemple encore dernièrement dans les médias du viole des libertés individuelles et de l’oppression que subiraient les minorités dans une France refusant d’autoriser le port du burkini dans les piscines municipales.

Manifestation contre « l’islamophobie », Paris, 19 novembre 2019

Manifestation contre l’interdiction du burkini en France et « en solidarité à l’égard des femmes françaises musulmanes », près de l’ambassade de France à Londres, 25 août 2016.

« S'il est question de liberté - notamment de liberté culturelle -, la diversité culturelle ne doit pas être inconditionnelle et doit varier en fonction des liens qu'elle entretient avec les libertés individuelles et de sa capacité à aider les individus à décider par eux-mêmes. La relation entre liberté culturelle et diversité culturelle n'est pas forcément uniquement positive. La diversité culturelle peut fort bien, en certaines circonstances, découler de l'existence simultanée de toutes les pratiques culturelles préexistantes : des immigrés fraîchement arrivés peuvent être encouragés à conserver leur mode de vie traditionnel et découragés – directement ou indirectement – de modifier leur comportement. Doit-on en déduire qu'au nom de la diversité culturelle nous devrions encourager le conservatisme culturel et demander aux gens de s'accrocher à leur milieu culturel et de ne pas chercher à adopter d'autres modes de vie, même s’ils ont de bonnes raisons de le faire ? Cette soudaine absence de choix aboutirait à une négation de la liberté, puisque l'individu ne serait plus libre de changer ou non de mode de vie.

Les jeunes femmes issues de familles émigrées traditionalistes installées en Occident pourront, par exemple, être surveillées de près par les anciens de peur qu'elles ne cherchent à copier le style de vie plus libre de la communauté majoritaire. La diversité n'existera donc qu'au prix de la liberté culturelle. Si la liberté culturelle est plus importante, alors la diversité culturelle doit être conditionnelle et s'adapter aux contingences. Nous devons donc apprécier la diversité a l’aune de ce qui a favorisé son développement.

Plaider en faveur de la diversité culturelle parce que la culture forme l'héritage de chaque groupe de population n'est pas un argument fondé sur la liberté culturelle (même s'il est parfois présenté comme tel). De toute évidence, le fait d'être né dans un milieu culturel donné n'est pas un acte de liberté culturelle, et la conservation d'un élément qui sert par ailleurs à étiqueter un individu, du simple fait de sa naissance, ne saurait être en soi une expression de la liberté. Rien ne peut se justifier au nom de la liberté qui ne donne effectivement à l'individu la possibilité d'exercer cette liberté. De même que l'interdit social peut être la négation de la liberté culturelle, la violation de la liberté peut également venir de la tyrannie du conformisme qui fait qu'il est difficile pour les membres d'une communauté de choisir d'autres styles de vie. » - « Le multiculturalisme et la liberté culturelle », dans Identité et violence, « Chapitre 6 : Culture et captivité », pp. 161-162.

 

Approche dynamique du « multiculturalisme » et du « monoculturalisme pluriel »

La dichotomie « multiculturalisme »/« monoculturalisme pluriel » proposée par Amartya Sen est d’un grand intérêt, puisque elle permet de mettre des mots sur les différentes situations que rencontrent des sociétés dans lesquelles plusieurs cultures sont amenées à cohabiter. On peut cependant faire plusieurs reproches à la théorie de Sen. D’une part, elle se limite toujours à une analyse microsociologique : c’est une constante dans son livre, l’analyse se bornant toujours à considérer l’individu en ignorant le fait qu’il soit inclus dans des masses, et que les règles valables pour analyser les comportements et la rationalité individuelle ne sont pas toujours valables pour analyser les groupes. Sa critique du Choc des Civilisations consiste, par exemple, à contester la réduction de l’individu à son appartenance civilisationnelle, quand Huntington ne parle pas d’individus mais de peuples dans leur ensemble, en partant du postulat que la rationalité et les attitudes d’un groupe ne se limitent pas à la somme de celle des individus qui le compose. Un autre reproche que l’on peut faire, c’est celle d’une description statique des situations de « multiculturalisme » et de « monoculturalisme pluriel » : Sen décrit ces situations sociales comme des états de fait immuables. Or, il nous semble que tout l’intérêt de cette dichotomie apparaît lorsque l’on tente de l’analyser de manière dynamique.

Essayons donc d’aller plus loin en poursuivant le raisonnement de Sen d’un point de vue dynamique. Le multiculturalisme tel qu’il le définit se caractérisant par les échanges entre les cultures en présence sur un même territoire et l’entremêlement culturel au niveau individuel, tentons d’anticiper comment de telles sociétés pourraient évoluer avec le temps. Il nous semble parfaitement cohérent d’envisager qu’au bout de quelques décennies d’échanges entre les cultures et les individus qui les portent (dans un contexte fermé, c’est-à-dire que l’immigration est stabilisée), ces différentes cultures qui coexistaient sur un même territoire finissent par se mélanger non plus seulement au niveau individuel mais jusqu’au niveau collectif, aboutissant ainsi à l’émergence d’une synthèse culturelle qui deviendrait une « nouvelle culture commune » en éclipsant les anciennes cultures distinctes (l’influence des anciennes cultures sur cette nouvelle culture commune étant certes généralement pondérée selon leurs importances numérales).

Et dans la même optique, si le « monoculturalisme pluriel » et son exacerbation de la « diversité culturelle » aboutit à la fragmentation de la société et sa « communautarisation » (le « communautarisme » tant dénoncé aujourd’hui n’étant que l’aboutissement d’une logique « monoculturaliste plurielle » en cours depuis plusieurs décennies) jusqu’à sa transformation en une « fédération de cultures », quel serait l’aboutissement de cette dynamique ? Peut-on imaginer qu’elle trouvera naturellement un équilibre, et que la fragmentation s’arrêtera d’elle-même ? Ou bien que le conservatisme culturel ne fera que s’exacerber, que l’appartenance communautaire prendra de plus en plus d’importance jusqu’à complètement supplanter l’appartenance nationale ? La cohabitation de cultures isolées les unes des autres sur un même territoires prônant les mérites de la « diversité culturelle » (au détriment de la « liberté culturelle ») peut-il en définitive aboutir à autre chose, à l’issue du processus, qu’à la disparition complète de l’appartenance nationale, un affrontement entre des identités culturelles exacerbées, et en définitive au séparatisme ?

 

Et si, en définitive, la « coexistence de plusieurs cultures dans un même pays » ne pouvait être autre chose qu’un état de fait temporaire, une situation transitoire ? L’histoire récente semble montrer bien peu de cas de nations dans lesquelles cohabitent différentes cultures de manière actées et figées, et où les dynamiques ne vont ni dans le sens d’un « multiculturalisme », ni dans celui d’un « monoculturalisme pluriel ». La situation de sociétés dans lesquels cohabitent plusieurs cultures différentes semble ainsi, de façon générale, toujours aller dans le sens d’une de ces deux dynamiques, et donc n’être que des situations éphémères.

Pour les sociétés se trouvant dans une situation de « multiculturalisme », on peut observer la fusion relative et progressive de ces cultures dans une « nouvelle culture commune », supplantant de façon toute relative les anciennes cultures locales (la subsistance de langues ou de particularités locales n’empêchant pas l’appartenance à une culture commune, qui peut être d’ordre historique, politique...). Les dynamiques de la France jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle résument bien cette situation. Pour prendre un exemple contemporain où cette dynamique du « multiculturalisme » au sens où l’entend Sen s’applique sous nos yeux, le cas de l’Indonésie est aussi parfaitement représentatif. Nouvelle nation née de la décolonisation, les différentes cultures locales présentes sur les différentes îles qui composent cet État-archipel tendent à disparaître au gré des mariages inter-tribaux et des migrations internes (tout particulièrement dans la jeunesse) au profit de l’émergence d’une nouvelle « culture indonésienne » résultant de la synthèse de toutes ces cultures locales pondérées selon leur importance numérique et culturelle. 

Dans le cas d’une situation de « monoculturalisme pluriel », c’est généralement par une partition plus ou moins violente que se termine la dynamique. C’est de cette manière que disparaît tout empire qui n’a pas opéré un travail d’unification culturel (via un processus de « multiculturalisme » ou d’assimilation), et c’est aussi comme cela que disparut de manière assez dramatique la Yougoslavie dans les dernières décennies. Il est aussi d’autres cas où un conflit entre les communautés qui composent ces « fédérations de cultures » éclate, mais que l’une d’entre elle est encore assez forte pour le réprimer et maintenir l’unité territoriale : nous penserons à la guerre de Tchétchénie en Russie, ou au séparatisme catalan en Espagne. Ces victoires ne peuvent cependant qu’être temporaires, à moins qu’un processus de multiculturalisme (émergence d’une nouvelle culture qui synthétise les différentes cultures communautaires) ou d’assimilation (abandon de sa culture par une communauté, souvent minoritaire, au profit d’une autre culture, souvent majoritaire) ne soit engagé. Pour avoir un exemple contemporain d’une dynamique de « monoculturalisme pluriel » à l’œuvre, il ne nous semble pas nécessaire de sortir des frontières françaises.

 

 

 Sources : 

SEN, Amartya. Identité et violence, Éditions Odile Jacob, 2007.

Amartya Sen [en ligne ; version du 26/01/2021]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Amartya_Sen

Multiculturalisme [en ligne ; version du 26/01/2021]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Multiculturalisme

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«  Étoile jaune à la marche contre l'islamophobie : un "dérapage", selon l'imam de Bordeaux » [en ligne]. L’Express, 11/11/2019. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/etoile-jaune-a-la-marche-contre-l-islamophobie-un-derapage-selon-l-imam-de-bordeaux_2106616.html

END, Aurélia. « Burkini : la France tranche vendredi » [en ligne]. Le Soleil, 26/08/2016. Disponible sur : https://www.lesoleil.com/actualite/monde/burkini-la-france-tranche-vendredi-3e7ca2e8828f4e7fc68ee9ba4d5916dd

YouTube. « Manifestation contre l’interdiction du burkini près de l'ambassade de France à Londres », RT France, 26/08/2016. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Jtj7idPCOKI