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Quand le progressisme s’infiltre dans la gouvernance d’entreprise

Quartier d’affaire de La Défense, siège de nombreuses entreprises touchées par le progressisme légal français - Photo par Atoma

Egalitée Homme-femme, écologie, démocratie directe, juste rémunération, non discrimination….tous ces termes appartenant au vocabulaire progressiste sont entrés dans notre quotidien depuis une trentaine d’années. Leur auteurs n’ont pas ménagé leurs efforts et ont milité de pied ferme pour tenter de modifier les comportements de leur concitoyens et dénoncer ce qu’ils considèrent comme des pratiques qui ne sont plus acceptables, le tout au service d’un monde plus solidaire, plus vertueux, plus juste, plus vert etc…Ces problématiques ne se sont pas arrêtées aux domaines de la politique, de la culture ou de la vie quotidienne, elles ont ouvert (voire parfois défoncé) les portes du monde de l’entreprise pour imposer partout de nouvelles manières de concevoir la production et la répartition des richesses. Avec la complicité de gouvernements trop heureux de légiférer sur ce sujet, comme s’il fallait faire oublier leur échecs dans le domaine de la « vraie » économie.

Le raisonnement des activistes de la justice sociale est simple : l’entreprise moderne occupe une telle place dans le système actuel de production de richesses et dispose d’une influence si forte dans la définition des valeurs de nos sociétés (le culte le la performance, de l’efficacité, de la concurrence…), qu’il est indispensable de s’y infiltrer pour y faire appliquer ses dogmes, afin de ne pas laisser un pan entier de nos existences en dehors du juste et du bien.

Il est frappant de voir se multiplier en France les lois ayant pour but d’encadrer les structures de gouvernance des entreprises privées, en s’immisçant dans les cercles de pouvoir, voire parfois en parasitant les processus de décisions, dans le but de modifier autoritairement les mentalités, en versant parfois dans le ridicule, souvent dans l’excès.

Le bon dos de la parité

Le premier exemple est celui de la sacro-sainte exigence de parité dans les instances de direction. Portée par des décennies de débat sur la sous-représentation des femmes dans les conseils d’administration des entreprises françaises, la loi Copé-Zimmermann du 27 janvier 2011 [1] a imposé à ces derniers la présence d’un quota obligatoire de 40% de membres de chaque sexe, sous peine d’interdiction de nommer de nouveaux membres ne respectant pas la proportion (cela ne concerne toutefois que les sociétés anonymes cotées en Bourse). Cette exigence a été complétée par la Loi Pacte du 23 mai 2019, dont l’article 188 oblige les comités de direction à « rechercher une représentation équilibrée des femmes et des hommes », en imposant un processus de sélection non discriminant. L’idée est d’obliger les dirigeants des entreprises à nommer des femmes aux seins de ces instances auxquelles elles ne pourraient pas prétendre à cause d’un plafond de verre qu’il faut faire sauter par la force de la loi. En effet, selon le baromètre national du MEDEF de 2019 [2], 50% des salariés tous sexes confondus ont encore l’impression qu’une femme pourra se faire refuser un poste à responsabilité en raison de son sexe. Impression renforcée par le fait qu’il y a très peu de femmes parmi les dirigeants du CAC 40 (une directrice générale et une présidente en janvier 2019, et une seule PDG parmi le SFB 120). Outre le fait que ces dispositifs ignorent d’une manière scandaleuse les administrateur.rice.s transgenres et non binaires, elles ne sont pas suffisantes pour faire changer les mentalités. C’est pourquoi elles sont accompagnées de mesures plus démagogiques, voire infantilisantes. En effet, depuis la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, les entreprises de plus de 50 salariés doivent calculer et publier sur leur site Internet un indice des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes, le tout alimentant un baromètre national avec les noms des bons et des mauvais élèves. Un processus humiliant, qui parie sur la crainte des entreprises de voir leur réputation entachée, et donc une baisse de leur dynamisme commercial, et qui encourage plus les subtilités de calcul et les procédés d’affichage que les actions à long terme. C’est le risque à prendre quand on s’attaque à un problème complexe avec une note sur 100.

Le bon dos du long terme

Un autre cas d’école de l’immixtion de la bonne conscience au sein des directions d’entreprise est constitué par la loi « Florange » du 29 mars 2014 [3]. Dans sa prétention à « reconquérir l’économie réelle », elle oblige dans son article 7 les sociétés cotées à accorder à leurs actionnaires des droits de vote double pour chaque action détenue depuis plus de deux ans par la même personne. L’intention est louable (favoriser les investisseurs de long terme en leur donnant plus de poids dans les décisions au détriment des spéculateurs court termistes), mais l’effet est désastreux pour des groupes engagés à l’international, dont l’actionnariat diversifié s’est depuis longtemps conformé au principe du capitalisme démocratique (une action = une voix) pratiqué par les anglo-saxons, et qui ne comprend pas cette lubie française à vouloir sans cesse parasiter les décisions managériales. Par ce principe absurde, cette loi a fragilisé l’équilibre de pouvoir au sein des entreprises cotées, en permettant aux actionnaires historiques de verrouiller encore plus facilement le capital au détriment des nouveaux arrivants (avec le risque d’enfermer les minoritaires dans une posture d’impuissance) et en incitant à la mise en place d’actions de prise de contrôle rampant d’une société (c'est-à-dire acquérir très progressivement de petites fractions des parts sur les marchés en jouant sur l’effet de levier permis par les droits de vote double pour obtenir une minorité de blocage, voire une majorité des voix), le tout à l’aide de pactes d’actionnaires cachés ou de prête-noms complaisants. C’est ainsi qu’un fonds étranger peut se voir accorder de l’influence, voire des sièges au Conseil d’administration sans avoir besoin de lancer une offre publique d’acquisition, procédure pourtant obligatoire selon le Code de Commerce pour permettre aux actionnaires minoritaires de se désengager pour protéger leur intérêts. En changeant brutalement les règles du jeu sous couvert de chasser les méchants financiers de l’entreprise, l’Etat a sciemment exposé les entreprises hexagonales aux prédateurs étrangers, en favorisant des stratégies tout aussi spéculatives et agressives que celles qu’il souhaitait empêcher. Etrange logique qui voit un pouvoir soi-disant socialiste favoriser les intérêts de fonds chinois ou quataris au détriment des petits épargnants français. Les exemples désastreux de montées au capital agressives (par l’Etat néerlandais sur Air France-KLM en février 2019 [4], par l’Etat français sur Renault-Nissan en avril 2015[5]) montrent bien le jeu dangereux joué par certains, et la défiance supplémentaire qu’entraîne tout mouvement massif de capital, susceptible de cacher une opération inamicale. Dans sa conférence de presse du 8 janvier 2020, l’ancien PDG de l’Alliance Renault-Nissan Carlos Ghosn a fait allusion à cette montée au capital de l’Etat français, perçue par le management de Nissan comme une provocation, et qui aurait motivé sa décision de l’évincer pour reprendre le contrôle d’un fleuron de l’industrie nippone.

Le bon dos de l’objet social

Un dernier exemple de la niaiserie du gouvernement français en matière de redéfinition d’un standard éthique et responsable du capitalisme a été rendu avec la Loi Pacte du 22 mai 2019 [6], qui prévoie de modifier l’article 1835 du Code Civil pour permettre à une entreprise de redéfinir sa raison d’être, mais en insistant bien sur la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux (que les mauvais patrons qui voudraient inscrire noir sur blanc la devise de Milton Friedman « Il y a une et une seule responsabilité des affaires - utiliser ses ressources financières et engager des activités désignées à accroître ses profits » soient prévenus). Pour faire en sorte que cette mesure symbolique n’en reste pas au stade de l’affichage, il est prévu de créer un organe de suivi où siègeraient les représentants des salariés, et qui aurait pour mission de vérifier que les décisions de gestion sont en adéquation avec la mission que s’est donnée la société [7]. Voilà donc un dispositif prêt à livrer les dirigeants d’entreprises à la vindicte du petit personnel si celui-ci ne se sent pas heureux au travail, et qui se permet de faire rentrer dans le cercle du pouvoir des gens qui n’en n’ont ni la légitimité ni les compétences. En effet, les activistes ne supportent pas que dans une économie capitaliste moderne, le pouvoir au sein d’une entreprise soit corrélé au capital. Il faut donc créer de toutes pièces des organes parasitaires, chargés d’agir comme des bureaux politiques pour contraindre à moindre frais des entreprises qu’on ne peut pas contrôler. Il est à noter que ce dispositif serait la porte d’entrée rêvée pour les syndicats revendicatifs, qui après avoir forcé la porte des comités d’entreprises (merci Mai 68), rêvent de se tailler une place au sein des conseils d’administration, dernière forteresse à leur résister dans leur volonté de prise de contrôle de l’économie.

L’on voit donc les stratégies mises en place par les gouvernements de droite ou de gauche dans leur croisade pour moraliser l’économie et créer des contraintes supplémentaires pour de grandes entreprises soumises à des enjeux commerciaux internationaux qui les dépassent : créer de toutes pièces des dispositifs juridiques contraignants, pour montrer au peuple à moindre frais que l’on est sans pitié avec le monde de la finance. En plus d’être profondément démagogiques, ces initiatives prennent le risque de perturber le fonctionnement interne des entreprises concernées, avec lui celui d’amoindrir leur dynamique commerciale ou industrielle. D’autant plus que ces moralistes n’ont rien d’autres à offrir comme instruments de leur grande œuvre que des effets d’annonce inapplicables sur des statuts que personne ne lit, des ratios de bonne conduite à publier ou des comités Théodules à consulter : encore une fois, les écarts sont abyssaux entre la volonté affichée de transformation radicale du réel (le « Nouveau Monde », « le Rêve français ») et une puissance publique qui a perdu tout contrôle (et toute expertise) sur le monde des affaires, mais qu’elle a encore l’impression de comprendre. Le tout en ignorant superbement le développement de la RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) dans le secteur privé, les bonnes pratiques qui se développent bon gré mal gré (le Say On Pay par exemple, inspiré de nos compatriotes américains et repris par la Loi Sapin II [8]) ou les codes de bonne conduite que les sociétés s’imposent elles-mêmes (le Code AFEP-MEDEF par exemple [9]). Enfin, cette intrusion marque bien la prétention française à vouloir sans cesse tout règlementer, et à penser qu’il suffit « d’hacker le réel », de modifier le code source pour que tout s’exécute dans l’autre sens, en clair, d’écrire tout et n’importe quoi dans la loi comme si la force de sa parole allait s’appliquer comme par magie. C’est là faire honneur à la maxime d’un brillant esprit de la littérature française, car comme le prédisait déjà Montesquieu dans De l’esprit des lois en 1748 : « lorsqu'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois: cela paraîtrait trop tyrannique; il vaut mieux les changer par d'autres mœurs et d'autres manières ».




Sources :

[1] Loi Copé-Zimmermann du 27 janvier 2011
https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=C3A62899BBA7F2CFDFF3651B93757AF2.tplgfr23s_2?cidTexte=LEGITEXT000005634379&idArticle=LEGIARTI000023489751&dateTexte=20200112&categorieLien=id#LEGIARTI000023489751

[2] MEDEF : Baromètre national de perception de l’égalité des chances
https://www.medef.com/uploads/media/node/0014/32/12134-synthese-barometre-diversite-2019.pdf

[3] Loi Florange du 29 mars 2014
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028811102&categorieLien=id

[4] Montée au capital des Pays-Bas dans Air France-KLM
https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/les-pays-bas-disent-avoir-pris-1268-dair-france-klm-994316

[5] Montée au capital de l’Etat français dans Renault-Nissan
https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/montee-de-l-etat-au-capital-de-renault-nissan-va-reagir-879371.html

[6] Loi Pacte du 22 mai 2019
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000038496102&categorieLien=id

[7] Raison sociale de l’entreprise
https://www.economie.gouv.fr/loi-pacte-redefinir-raison-etre-entreprises

[8] Loi Sapin II du 9 décembre 2016
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033558528&categorieLien=id

[9] Code de gouvernement d’entreprise AFEP-MEDEF 2018
https://www.medef.com/fr/content/code-afep-medef-revise-de-gouvernement-dentreprise-des-societes-cotees-juin-2018