Que faire pour les petits salaires ?

 
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La pandémie mondiale de Covid-19 survenue au printemps 2020 et les épisodes de confinement qu’elle a entraîné en France ont eu le mérite de mettre en lumière une catégorie de salariés absente jusque-là du débat public : celle des métiers manuels du service (caissiers, éboueurs, livreurs, chauffeurs) obligés de poursuivre leur activité dans des conditions sanitaires dégradées quand la majorité des français expérimentait le télétravail. A force de prise de conscience et d’applaudissements au balcon, est apparue l’idée que ces professions essentielles étaient mal rémunérées, et que la solidarité nationale au sortir de la crise sanitaire impliquait de leur offrir de meilleurs salaires, pour avoir tenu la « première » ligne de l’économie française pendant le confinement. Pour ce faire, on a mélangé pêle-mêle les bons sentiments de tous genres : la précarité (ils font un travail utile à tous mais sont mal payés car peu qualifiés), le féminisme (les caissières sont majoritairement des femmes, donc subissent la discrimination salariale), le sans-frontiérisme (les femmes de ménages sont souvent des femmes immigrées que le racisme de la société française cantonnerait à des emplois subalternes). Une fois passés ces belles paroles, on peut toujours s’interroger sur les fondements économiques de cette situation : comment expliquer qu’une économie n’offre à ces emplois que de faibles salaires, et que peut-on faire pour y remédier ?

La fixation des salaires est un marché

Tout d’abord, rappelons un fait évident : dans une économie de marché qui se respecte, la fixation des salaires procède d’une confrontation de l’offre et de la demande sur un marché libre. Pour les économistes d’inspiration libérale, c’est le point d’équilibre qui permet d’ajuster la demande de force de travail exprimée par les entreprises à l’offre de travail exprimée par les salariés. Pour ceux d’inspiration keynésienne, c’est la résultante définitive du niveau de la production déterminé par les entreprises, qui a fixé le niveau total de l’emploi, même si est reconnu l’action des partenaires sociaux dans sa fixation (notamment celle du salaire « réel », c’est-à-dire le niveau de salaire corrigé de l’inflation). Dans les deux cas, le prix du facteur travail (donc la rémunération des salariés) a été déterminée en fonction de critères économiques, et dépend (ou du moins est fortement liée) du niveau de la production estimée en valeur monétaire. Ce raisonnement concerne le salariat, mais il peut aussi très bien s’appliquer aux prestations facturées par les entrepreneurs ou les indépendants, car il s’agit là aussi de fixer un prix au travail humain contraint, quelle que soit sa forme juridique.

Une fois ce fait acquis, on peut tenter d’expliquer la faiblesse des salaires de certaines professions par la conjugaison de plusieurs phénomènes socio-économiques, mais qui se rattachent à deux ensembles principaux.

La valeur ajoutée : clé de la redistribution

En premier, on peut retenir que si les salaires sont liés au niveau de la production comme écrit précédemment, leur répartition au sein de l’économie ne dépend pas d’elle : si on peut corréler la hausse de la masse salariale à temps plein (+267% depuis 1950 [1]) avec celle du PIB (+600% depuis 1950 [2]) sur un taux d’inflation moyen de 1,5% depuis 1990 [3], la distribution des salaires au sein de l’économie tient d’un indicateur plus subtil que la simple somme des productions : celui de la valeur ajoutée rattachée au travail rémunéré. La valeur ajoutée peut se définir comme la production (le PIB) à laquelle sont retranchées les consommations intermédiaires directement rattachables (matières premières, variation des stocks, frais d’approvisionnement), avant paiement des salaires et autres charges externes indirectes. Elle représente la quote-part de surplus monétaire qui est ajoutée au produit du fait de la combinaison des facteurs de production (le capital et le travail). Plus elle est perçue comme élevée par le client final, plus le travail humain qui a contribué à la créer sera perçu comme devant être mieux rémunéré. A ce stade, deux situations s’imposent, en fonction de la nature du client :

·         Si le client final est un particulier, la valeur ajoutée perçue par ce dernier va dépendre de conventions sociales, qui seront influencées par les expériences de chacun qui auront tendance à se rapprocher des habitudes de la majorité de la population (en gros celle de la classe moyenne), surtout si la production ou les services rendus touchent à la vie quotidienne. Par exemple, on peut légitimement se plaindre que les caissières de supermarché sont mal rémunérées, mais c’est à corréler au fait que le client moyen n’est pas prêt à rémunérer davantage un service auquel il est habitué car il le voit se dérouler devant ses yeux toutes les semaines, et qu’il n’hésite pas à enjamber en utilisant les scanners individuels et les caisses automatiques, surtout dans un contexte où la baisse de l’utilisation de l’argent liquide rendra bientôt inutile et obsolète la manutention humaine pour procéder à des paiements. Dans ce sens, la valeur ajoutée perçue rattachée à ce métier est faible, le consommateur n’étant pas près à payer plus pour un service qui peut être facilement automatisable et amené à disparaître ? La malédiction est la même pour l’armée de livreurs ou coursiers qui se disputent les livraisons de repas dans nos villes : pourquoi payer plus cher un livreur à vélo avec son cube sur le dos alors que l’on est habitué à recevoir notre plateau rapidement (que ce soit au fast-food, au restaurant d’entreprise ou au supermarché) ? La valeur attribuée au service de livraison est donc atténuée par l’expérience sociale collective, qui est habituée à être livrée rapidement en toute circonstance, et ne voit pas pourquoi elle paierait plus cher un service considéré comme « normal ». A l’inverse, lorsque les applications de VTC ont débarqué dans nos centres-villes dans les années 2010, l’expérience nouvelle offerte à tout un chacun de se voir offrir un trajet avec chauffeur privé rapidement sur un simple clic de smartphone (situation auquel le commun des mortels n’est pas habitué et considère comme un privilège) pouvait justifier de payer une prime au service. Avec le développement de ces nouvelles activités, l’arrivée de concurrents low cost et la lassitude des consommateurs, cette acception sociale du privilège s’est émoussée, et la rémunération moyenne des chauffeurs s’en est retrouvée impactée, fixée en moyenne à 9,15€ de l’heure en 2019 [4], soit en dessous du SMIC horaire. Ce raisonnement de la valeur ajoutée perçue peut s’appliquer à l’ensemble des professions peu qualifiées assignées aux services de la vie quotidienne : la femme de ménage ne sera pas bien rémunérée du fait que la valeur ajoutée d’une pièce propre est perçue comme nulle (alors qu’une maison ou un espace de travail sale peuvent être vus comme des freins à la productivité), tout comme celle de l’éboueur ne sera pas valorisée dans une société où chacun fait l’effort de trier lui-même ses ordures (à coup de culpabilisation médiatique il est vrai) et sera amené à en produire de moins en moins. Il est bien beau de promettre la main sur le cœur de revaloriser les travailleurs « en première ligne » peu qualifiés, de rémunérer leur travail sur la base de leur utilité sociale en ces temps de pandémie mondiale, mais que faire quand ce sont les français eux-mêmes qui refusent de les payer plus au quotidien ?

·         Si le client final est un professionnel, la valeur ajoutée est plus facile à objectiver, car le jugement sur le produit ne dépendra pas du ressenti d’un être humain lambda, mais dépendra de son insertion dans un autre circuit productif, dont la valeur obéit à des logiques différentes. Dans ce cas, on est prêt à rémunérer un travail humain pour peu qu’il fournisse un produit de qualité et rentable, ce qui sera jugé à la lumière de la rentabilité du produit créé par l’acheteur. L’employeur du salarié (ou alors lui-même s’il est indépendant) ne devra donc le rémunérer qu’en fonction de ce que son travail apporte de la valeur à l’entreprise. Or, la meilleure mesure objective de la valeur d’une entreprise est le profit qu’elle a généré par son activité. La question des salaires dans les métiers vendant à des clients professionnels est donc intimement liée au partage en interne de la valeur ajoutée, généré par les bénéfices, entre les facteurs ayant contribué à la produire : le travail (qu’il soit manuel ou intellectuel) et le capital (qu’il soit matériel, immatériel ou financier). Or, il se trouve que le capital, quel que soit sa forme, coûte cher (loyers à régler d’avance, intérêts bancaires capitalisés, dividendes réguliers à assurer, amortissements des installations, royalties, management fees…). Une des solutions envisagées pour revaloriser ce travail humain peu qualifié serait donc de baisser le coût du capital (et donc la part des ressources qui lui sont accordées) pour l’affecter à la rémunération du travail. Le faire à production constante n’est pas envisageable, sauf à dégrader l’activité de l’entreprise, et à se condamner à terme. La seule voie restante est de réaliser des gains de productivité : produire autant avec moins de capital. D’où l’accent à mettre sur la recherche ou l’innovation pour améliorer les processus productifs sans mettre en danger l’emploi humain. Un dilemme terrible qui avait déjà été identifié par Phillips et sa célèbre courbe en 1958. Des hauses de salaires trop importantes sans gains de productivité ne font que nourrir la substitution capital-travail, et donc le chômage.

Le temps partiel, clé de l’inégalité

Enfin, le second facteur que l’on peut invoquer pour traiter le problème des « petits salaires » reste celui du temps de travail partiel. Cette situation consiste à travailler moins que la durée légale prévue par la loi ou les conventions collectives (35 heures sur une semaine, 151 heures par mois), et être payé en conséquence. En effet, selon l’étude de la DARES de 2019 sur le sujet, 18,4% des salariés (hors apprentis) travaillaient à temps partiel [5], soit 4,3 millions de personnes en France. En 2013, le salaire moyen mensuel de cette catégorie de salariés était de 1 122€ pour ceux en temps partiel « choisi », mais de 746€ pour ceux en temps partiel « contraint » [6]. Ces derniers représentent ceux qui n’ont accepté cet emploi que faute d’avoir trouvé un poste à temps plein. Cette situation est pourvoyeuse de précarité dans les conditions de travail, et correspond bien au virage tertiaire que prend l’économie française depuis les années 1970 : en 1975, 4,9% des ouvriers travaillaient sous ce régime contre 11,3% des employés. En 2019, 11,9% des ouvriers sont concernés, contre 32% des employés. Les proportions ont triplées en 45 ans, marquant un processus de fragmentation du travail qui correspond à la dynamique d’une économie qui a besoin de flexibilité et d’adaptabilité dans sa gestion des ressources humaines. Si ces derniers sont donc payés sur la base d’un salaire horaire, alors qu’une grande partie de la perception du pouvoir d’achat moderne se fait de manière mensuelle ou trimestrielle (les loyers, les intérêts d’emprunts, les factures d’eau, les impôts avant le prélèvement à la source…), rendant impossible le provisionnement des sommes en parallèle des dépenses de la vie quotidienne (la nourriture, les vêtements, les loisirs…). Cette inégalité se renforce quand on observe qu’en 2013, 32% du total des temps partiels correspondent à du temps partiel « subi », et que 82% de l’ensemble de cette catégorie sont des femmes. La question centrale de cette équation terrible semble alors être le cumul de la vie familiale et de la vie professionnelle, dans un contexte où la problématique de la parentalité joue un rôle central : une étude de l’INSEE de 2003 affirmait que près d’une mère sur trois ayant arrêté de travailler à la naissance de son premier enfant était en CDD ou en intérim, et 40% étaient à temps partiel [7], et parmi elles, seulement 52% possédaient un diplôme égal ou supérieur au bac. Ces données se répercutent aussi dans le travail qui est repris après la naissance de l’enfant, qui se révèle tout aussi précaire et fragmenté, surtout s’il est effectué dans un milieu où la notion de carrière n’est pas aussi forte que dans les professions supérieures, qui sont 42% à continuer de travailler malgré la naissance des enfants. Contrairement à une idée reçue, la maternité n’est donc pas réellement un facteur d’inégalité salariale parmi les femmes : celles qui subissent le temps partiel et le travail précaire de leurs enfants l’étaient déjà avant, tandis que les femmes cadres s’en sortent très bien.

Alors que faire pour pallier la faiblesse des salaires dans nos économies ? Au lieu de pleurer à la télévision sur le sort des caissières ou des livreurs, deux constats s’imposent : les métiers du service souffrent avant tout de la précarité de leurs horaires de travail, liée à la faible perception sociale du fruit de leur effort.  Tout ce qui pourra amener le grand public à prendre conscience de la nature et de la difficulté de ces petits métiers fera avancer leur cause. En clair, que ceux qui applaudissent les caissières à 20h arrêtent de se plaindre de payer trop cher leur kilo de tomates le lendemain. Parallèlement, tout ce qui permettra de davantage concilier les exigences de la maternité avec la continuité de la vie professionnelle sera une bonne chose pour éviter d’handicaper des travailleuses précaires qui n’en ont pas besoin mais dans ce domaine, le système français semble avoir déployé toute la générosité possible et imaginable (allocations familiales, avantages fiscaux via les parts, avantages sociaux à la garde d’enfants…) qui fait de notre pays l’un des plus performants d’Europe en termes de natalité. Reste alors le levier de l’industrie : se souvenir que le meilleur et le seul moyen d’augmenter durablement les salaires est de faire des gains de productivité à production constante. L’éducation, la recherche et la formation tout au long de la vie professionnelle sont donc plus que jamais déterminantes pour assurer à chacun un revenu décent. La question des bas salaires n’a donc rien à voir avec l’utilité sociale ou les inégalités économiques : elle dépend avant tout des conditions de la production et des conditions de travail, qui sont des facteurs sur lequel on peut agir, en donnant à chacun la possibilité d’investir dans sa propre valeur ajoutée. Mais allez dire ça à un syndicaliste….

Sources :

[1] - Evolution du PIB français depuis 1950
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2830613

[2] - Evolution des salaires en France depuis 1950
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381334#tableau-Donnes

[3] - Evolution de l’inflation en France depuis 1990
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2122401

[4] - Salaires des chauffeurs Uber, Capital
https://www.capital.fr/entreprises-marches/uber-les-salaires-de-ses-chauffeurs-francais-reveles-1325098

[5] - Etude de la DARES sur le temps partiel 2019
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/statistiques-de-a-a-z/article/le-temps-partiel

[6] - Etude sur le temps partiel en France, 2013
https://www.caminteresse.fr/economie-societe/temps-partiel-france-chiffres-2013-dares-insee-1159730/

 [7] – Etude sur les femmes qui s’arrêtent de travailler lors de la naissance de leur enfant, 2003
https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/publication_pips_200307_n-29-2_femmes-naissances-arret-travail.pdf