Qu'est-ce que, Pourquoi et Comment Penser : (Bref) Retour à Descartes (2/3)

 
René Descartes illustrant le billet de Cent Francs de la République française.

René Descartes illustrant le billet de Cent Francs de la République française.

 

Comment penser de manière adéquate ?


Tâchons désormais d’exposer les règles / les conditions / les modalités de la pensée, de la pensée adéquate et ce qu’elle engage ; en somme, comment penser « adéquatement ».

Penser, ce n’est non pas apprendre, par cœur, les « Sommes » de « Sagesse » des anciens, mais au contraire refaire le parcours ayant amené à énoncer tel maxime comme sage, quitte à trouver des résultats / des réponses différentes : Imiter le tracé des maitres et non le copier.

En cela, la possibilité ne pas être d’accord avec Descartes lui-même pourvu qu’on s’applique soigneusement à user correctement de sa raison, et ainsi arriver à des résultats différents comme le firent Spinoza et Malebranche, est tout à fait viable.

L’importance de « l’oubli » des références[1], ceci précisément afin de mieux tracer soi-même sa voie, de mieux penser, c’est-à-dire de mieux l’y exercer et donc à terme, d’être en mesure de mieux vivre, est cruciale.

Sinon, que ferait un homme qui, n’ayant toujours suivi les commandements des autres, se trouvait à soi-même commander[2], et qui plus est, si la situation présente n’avait jamais été traité par ses maitres ? Cesserait-il de vivre ? Certainement pas, il apprendrait, tardivement et à ses dépens, à commander … mais mal.

Aussi, Descartes en appelle-t-il d’avantage à notre bons-sens (« qui est la chose du monde la mieux partagée ») et non pas à la mémoire. Précisément parce que la mémoire ne fait pas appel à notre jugement mais aux autorités : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien »[3]. Dès lors, la bonne pratique / le bon exercice du bon sens définit la « vertu ».

Aussi, nous dit-il que penser, puisque c’est affaire de bon usage de sa raison, est à portée de tous. Car « Toutes les vérités que je mets entre mes principes [ont] été connues de tout temps de tout le monde, il n’y a toutefois eu personne jusqu’à présent, que je sache, qui les ait reconnues pour les principes de la philosophie, c’est-à-dire pour telles qu’on peut déduire la connaissance de toutes les choses qui sont au monde.[4] » car, comme le fait remarquer justement Denis Moreau : « Un même énoncé n’est pas la même vérité quand on y pense en passant, et quand on en fait, comme Descartes, le premier principe de la philosophie, un point de départ indubitable et fécond » [5].

Seulement, Descartes, à travers l’image de « l’Arbre de la philosophie » écrit, clairement, qu’on ne pense pas n’importe comment ; c’est-à-dire qu’on commence à penser dans l’ordre suivant : Métaphysique (racine), Physique (tronc) puis Médecine, mécanique, morale (branches).

Cet ordre, cette règle, cette méthode, s’il la formalise dans cette réédition tardive (Puisque parut en 1647), elle est néanmoins déjà formulée, formalisée dans Les Règles pour la Direction de l’Esprit (1627) ou encore dans son Discours de la Méthode (1634 / 1637).

Voilà comment le résume, fort bien, E. Cassan[6] : « Dans Les Règles pour la direction de l’esprit, Descartes recourt donc à la méthode, parce qu’il rapporte la science à la raison, définie comme capacité à porter des jugements vrais. La méthode permet d’actualiser cette capacité, c’est-à-dire de parvenir à des jugements qui soient des connaissances indubitables, concluant l’étude d’un objet que l’on se donne. A la différence de ce qui se produit dans la tradition scolastique, elle ne requiert pas l’analyse du discours mental produit par chacune des facultés de l’intellect. Prenant seulement appui sur l’identification des actes de la raison producteurs de science, l’intuition et la déduction, elle mesure et explicite leur concours dans la production de jugements vrais. Elle peut ainsi faire de la raison une puissance unique de savoir dont les sciences ne sont que des expressions particulières. Reste alors à déterminer la forme spécifique selon laquelle cette capacité s’exerce, soit à répondre au problème de savoir comment composer un jugement vrai ».

Par ailleurs, Descartes indique que, suivant les situations, juger requiert ou bien de valider, voire d’invalider un complexe objet d’intuition, ou bien de commencer par former cet objet. Le jugement est ainsi à la fois assentiment et proposition[7].

Dans la Règle 4, il écrit ainsi que la méthode permet ainsi de se prononcer en vérité sur les « choses qui nous sont extérieures et même fort étrangères … Par méthode, j’entends des règles certaines et aisées, grâce auxquelles tous ceux qui les auront exactement observées, n’admettront jamais rien de faux pour vrai, et sans se fatiguer l’esprit en efforts inutiles, mais en augmentant toujours [comme] par degrés leur science, parviendront à la connaissance vraie de toutes les choses dont [leur esprit] sera capable … (et dans Discours de la Méthode, 2ème) Car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre ; et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu’on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d’arithmétique. ».

L’objectif étant de « déraciner de l’esprit » toutes les mauvaises opinions, une grande importance est donnée aux mathématiques (qui est la science la plus certaine) mais également au doute. Celles-ci sont prises pour véritable modèle du fait que « je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons … je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti au-dessus de plus relevé[8] ». Aussi l’une des vertus majeures des mathématiques est de pouvoir accoutumer l’esprit à « se repaitre de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons », autant que de pouvoir énoncer des conjectures vraies.

Dans le parcours de la pensée connaissant, dans le parcours cartésien, l’importance de l’épreuve du doute, du doute hyperbolique, n’est pas à négliger : douter de tout, même des mathématiques, faire « tabula rasa », douter de tout jusqu’à presque sombrer dans la folie ou le solipsisme et finir par rencontrer l’obstacle indépassable (le cogito, c’est-à-dire l’expérience de ma propre pensée en ce qu’elle est inétendue et l’horizon indépassable), celui sur lequel refonder de manière certaine l’ensemble de l’édifice de la connaissance (par l’intermédiaire de la démonstration de l’existence de Dieu (dans la 3ème partie du Discours de la Méthode), garant de l’altérité et de l’adéquation aux res de la mens, de l’esprit).

Aussi surprenant cela puisse-t-il paraitre, bien penser nécessite donc de douter (de remettre en cause) de la véracité des énoncés pour mieux, par la suite, les démontrées. La « méthode » cartésienne se veut en somme hypothético-déductive.

« Mais, comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement, et d’user de tant de circonscription en toutes choses, que, si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien, au moins de tomber. Même je ne voulus point commencer à rejeter tout à fait aucune des opinions, qui s’étaient introduites par la raison, que je n’eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenais, et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable[9] ».

Plus généralement, la méthode qui doit permettre (selon les souhaits de Descartes) aux lecteurs d’orienter dans le bon sens leurs bon sens emprunte « tout le meilleur de l’analyse géométrique et de l’algèbre, et corrigerais tous les défauts de l’une par l’autre[10] ».

A ce niveau-là, l’exigence de rationalisation du savoir humain est première. Il s’agit d’élever la connaissance humaine à la certitude dans les sciences. Règle 2 : « Toute science est connaissance certaine et évidente[11] » ; ainsi « Tout ce que la Raison peut atteindre est susceptible d’une certitude au moins égale à celles en Géométrie[12] ».

Alors pourquoi la géométrie ? En quoi celle-là est-elle susceptible de certitudes « à la hauteur » de celles produites par les jugements de l’entendements ? Référons-nous, pour cela, à son petit traité La Géométrie[13]ainsi qu’à l’analyse d’André Warusfel[14], pour mieux envisager ladite place de la géométrie dans le Raisonnement Cartésien.

Descartes y met en place « les éléments fondamentaux sur lesquels l'algorithme général de résolution des équations pourra ensuite s'appuyer : les règles fondamentales pour traduire géométriquement les opérations de base (addition, multiplication et même extraction de racine) sont tout d'abord établies, avant que ne soient introduites les techniques de la géométrie cartésienne (analytique) proprement dite, à travers l'évocation et un premier traitement du problème de Pappus qui semble avoir servi de déclencheur à la démarche de Descartes ».

D’ailleurs celui-ci (Descartes) écrit : « Tous les problèmes de géométrie se peuvent facilement réduire à tels termes, qu'il n'est besoin par après que de connaître la longueur de quelques lignes droites, pour les construire ».

« [15]Elle signifie, dans notre langage, que tout problème géométrique peut être résolu par des traitements numériques. Il appliquera cette phrase à la recherche d’une construction géométrique de lignes (segments) de longueurs égales aux racines d’une équation algébrique donnée que l’on désire résoudre, en commençant naturellement par celles que nous a léguées l’Antiquité ».

D’où l’énoncé des 4 préceptes (calqué sur le modèle algébrique, pour les raisons vues plus haut) pour « bien conduire son esprit »[16] :

    • « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention[17] ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que ne n’eusse occasion de le mettre en doute (pour éviter l’erreur).

    • Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

    • Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

    • Et le dernier, de faire partout des dénombrements[18] si entiers, et des revus si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ».

Mais plus encore, la finalité première de l’activité de « penser » est, nous l’aurons compris, la vérité ; c’est-à-dire de rendre l’esprit capable de se prononcer sur divers problèmes, de traiter efficacement et avec justesse divers problèmes et situations : « L’objet (finis) des études doit être de diriger l’esprit (ingenium) jusqu’à le rendre capable d’énoncer des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente lui [19]».

Cela engage donc (nous l’aurons deviné) de repenser l’édifice du savoir et des sciences. C’est le projet de la Mathesis Universalis. « La science universelle dont Descartes fait le projet, et dont sa philosophie doit être sa réalisation, doit en effet s’entendre comme la science de tout ce qu’on peut savoir[20] ».

La Mathésis Universalis s’entend comme le fondement universel des sciences (comme connaissance et non seulement la Mathématique et la Géométrie) ayant pour paradigme la rigueur mathématique et la mathématisation du réel d’après les sciences galiléennes.

Descartes : […] bien que j’aie dessein de dire maintes choses des figures et des nombres, puisqu’on ne peut demander à aucunes autres sciences des exemples aussi évidents et aussi certains, pourtant tous ceux qui considéreront attentivement mon sentiment, apercevront aisément que je ne pense ici à rien moins qu’à la Mathématique commune, mais que j’explique certaine autre discipline, dont ils sont plutôt l’habit que les parties. Car elle doit contenir les premiers essais de la raison humaine, et s’étendre jusqu’à tirer des vérités de n’importe quel sujet qu’on voudra[21] ».

Et David Rabouin[22], (dans son article) écrit et résume cela en ces termes : « La mathesis universalis se trouve généralement corrélée à l’édification de ce qu’on pourrait être tenté d’identifier comme une nouvelle « algèbre » … La mathesis universalis correspond ici aux choses « les plus simples et les plus aisées » par lesquelles l’ordre méthodique (avec lequel elle ne saurait donc s’identifier) commande de commencer la recherche avant de passer à des sciences « plus relevées. On remarquera également que l’étude de la mathesis universalis est présentée comme un moment achevé. … Enfin, insistons sur le fait que Descartes ne dit pas qu’il va présenter dans ce qui suit la mathesis universalis elle-même, mais ce qu’il a jugé « fort digne de remarque dans ses études passées[23] ».

Un tel cadre, un tel arsenal doit permettre de « Produire des jugements vrais, c’est (donc) apprendre à formuler des conclusions certaines, à partir de l’appréhension de raisons évidentes ». Notons par ailleurs que la certitude, pour Descartes, sur deux éléments principaux : l’intuition et la déduction ; et les premiers objets de la certitude sont ce qu’il nomme les notions ou nature simple.

La Méthode, qui, appliquée à la vie quotidienne engage qu’il « - faut se décider à agir sans avoir la certitude de faire le meilleur, savoir se contenter de vraisemblable, tenter de bien vivre quand on ne sait pas encore ce qu’il faudrait faire pour vivre bien … Mieux vaut suspendre son jugement et attendre de disposer des instruments qui permettront de donner une réponse certaine plutôt que risquer une conjecture[24] ».

[1] C’est là certainement un des grands traits du cartésianisme. L’absence volontaire manifeste de référence à de quelconques autorités alors même qu’il (Descartes) les cite sans les citer, est sans appel : Platon, Aristote, les mégariques, Sénèque, Thomas, Galilée, etc.

[2] « Commander » ici peut être et doit être entendu comme « vivre », c’est-à-dire comme la capacité à prendre des initiatives, d’être ce que Kant nommera plus tard « être majeur » (par opposition au mineur, à l’enfant qui suit les ordres et instructions de ses parents).

[3] Discours de la Méthode, première partie.

[4] AT, t. IX

[5] Note de Denis Moreau, Introduction à Lettre préface des principes de la philosophie de Descartes, p.18

[6] Lien de l’article (https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2007-1-page-133.htm). Plus de détail dans la bibliographie.

[7] Réf. article de E. Cassan.

[8] Discours de la Méthode, 2ème

[9] Idem

[10] Idem

[11] Idem

[12] Idem

[13] Un des 3 petits Essais paru en même que le Discours de la Méthode en 1637.

[14] Lien de l’article (https://journals.openedition.org/bibnum/635). Plus de détail sur l’article dans la bibliographie.

[15] Reprise du commentaire d’André Warusfel.

[16] Idem.

[17] Porter un jugement sur une chose avant que l’entendement ait atteint la connaissance évidente de cette chose.

[18] Le dénombrement est alors compris comme l’opération de vérification qui assure du lien entre les divers maillons de la chaine (hypothético-) déductive, chaine qui garantit la vérité de la conclusion => Remarque de Laurence Renault.

[19] Règle pour la Direction de l’esprit, 1

[20] Notes de Laurence Renault.

[21] Règle pour la direction de l’Esprit, 4

[22] Pour aller plus loin, Référence de l’article dans la bibliographie (https://www.cairn.info/revue-d-histoire-des-sciences-2016-2-page-259.htm?contenu=plan)

[23] AT, X, 378, 8

[24] Denis Moreau, Introduction à Lettre préface des principes de la philosophie de Descartes, p.39

Sources :

Cassan Élodie, « La raison chez Descartes, puissance de bien juger », Le Philosophoire, 2007/1 (n° 28), p. 133-145. DOI : 10.3917/phoir.028.0133. URL : https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2007-1-page-133.htm

Rabouin David, « Mathesis universalis et algèbre générale dans les Regulae ad directionem ingenii de Descartes », Revue d'histoire des sciences, 2016/2 (Tome 69), p. 259-309. DOI : 10.3917/rhs.692.0259. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-des-sciences-2016-2-page-259.htm

Rabouin David, « Annexe II. Essai bibliographique sur la mathesis universalis chez Descartes et Leibniz », dans : Mathesis universalis. L’idée de « mathématique universelle » d’Aristote à Descartes, sous la direction de Rabouin David. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Épiméthée », 2009, p. 367-374. URL : https://www.cairn.info/mathesis-universalis--9782130570882-page-367.htm

Warusfel André, Euler : les mathématiques et la vie, Vuibert (Paris) 2009.

René Descartes, Règles pour la Direction de l’esprit, Livre de Poche, Paris, 2016

René Descartes, Discours de la Méthode, GF, Paris, 2016

René Descartes, Lettre Préface aux Principes de la Philosophie, GF, Paris, 1996

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, GF, Paris, 2018