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Robert Mundell, le penseur de l’union monétaire

Le 4 avril 2021 disparaissait Robert Mundell [1], économiste canadien, Prix Nobel d’économie en 1999, et grand spécialiste des politiques monétaires. Sa mort n’a pas fait bien longtemps la une des journaux, notre époque préférant jaser sur les calendriers de déconfinement et les échéances électorales plutôt que sur les théories économiques. Pourtant, celle qui a fait sa renommée est bien ancrée au cœur de nos portes-monnaies, et a bien plus de conséquences qu’on pourrait le croire.

Robert Mundell est resté célèbre pour avoir longtemps travaillé sur les unions monétaires, sur leur formation, leurs caractéristiques, ainsi que sur les conditions de leur réussite ou de leur échec. Avec Martin Fleming, il est à l’origine du Modèle d’analyse dit de « Mundell-Fleming », qui se proposait d’affiner le modèle économique keynésien classique en y intégrant les concepts d’ouverture internationale et de marché des changes, devenu prépondérant dans l’analyse macroéconomique depuis la fin du système de Bretton Woods en 1976.

Sa théorie la plus célèbre reste celle du « Triangle des impossibilités ». A travers elle, Mundell a tenté de synthétiser les dilemmes qui se présentent face à une entité économique (un pays, une zone) lorsqu’elle s’ouvre au commerce extérieur, et quels étaient les choix à sa disposition en termes de souveraineté monétaire ou d’ouverture de ses marchés. Des choix cornéliens qui résonnent bruyamment avec les débats en cours sur les bénéfices et les méfaits de l’Euro.

La théorie en trois points

Que dit cette théorie ? Elle part du principe qu’étant donné une situation économique de départ dans un environnement mondialisé (un ensemble de pays indépendants commerçants entre eux dans un monde ouvert), un pays doit se positionner par rapport à ses voisins concernant les grandes variables macroéconomiques qu’il souhaite atteindre (sera t’il une zone ouverte aux investissements ou au contraire hermétique aux capitaux, sa monnaie sera t’elle forte ou au contraire fluctuera t’elle au gré des échanges, sera t’il interventionniste sur le marché ou au contraire introverti et conservateur) ? Toutes ces questions seront arbitrées par une règle d’or : il sera impossible dans ce monde-là de cumuler trois décisions : une politique monétaire indépendante, la libre circulation des biens et des capitaux et un régime de change fixe. Tout choix de deux facteurs amènera irrémédiablement à refuser le troisième, et ce que l’on soit un pays indépendant ou une zone économique intégrée.

Tout d’abord, pourquoi choisir une politique monétaire indépendante ? Si les penseurs de l’Antiquité nous ont enseigné la fonction mercantile de la monnaie comme accélératrice des échanges, les rois et empereurs du Moyen Âge nous ont enseigné sa fonction politique : une monnaie frappée et certifié, c’est l’assurance de contrôler efficacement un territoire. En faisant varier à la baisse la proportion de métal pur dans une pièce, on s’achète une richesse qu’on n’a pas. En transférant la richesse de métal sur un papier signé, on assure la sécurité des transferts. En créant du papier sans métal, on invente du crédit, soit la vente de temps. Enfin, en créant une banque nationale, on s’assure du bon pilotage de la masse monétaire papier, à l’aide de la création de devises, et de l’outil ultime que représente la fixation des taux directeurs, qui sont le prix auxquels se refinancent les banques commerciales, qui servent de base à la définition des taux d’intérêts. C’est en jouant sur cet indicateur qu’un gouvernement peut mettre en place une politique économique : en cas de récession, la baisse des taux permet d’assouplir les conditions de financement sur le marché, forcer l’épargne à circuler et donc jouer sur une relance de l’investissement, évitant ainsi un « credit crunch », soit une contraction trop forte des crédits aux ménages ou aux entreprises. Une décision rationnelle en accompagnement des programmes d’injection de liquidités, qui permet de lutter contre les récessions en stimulant l’activité, et qui a été mise en œuvre par les banques centrales occidentales  (FED, BCE, BOJ) à la suite de la crise financière de 2008, en parallèle des programmes actuels de « Quantitative Easing ». A l’inverse, une décision de remontée des taux d’intérêts renchérit le coût du crédit, et permet d’éviter un surplus de liquidités dans l’économie, synonyme de bulle spéculative et d’inflation en cas de surchauffe. Quoi qu’il en soit, cette décision est prise par l’autorité monétaire centrale (la banque centrale, qui peut être indépendante, ou sous l’autorité du politique), dans le cadre d’un pilotage de l’économie nationale. Mais qu’en est-il dans une économie ouverte ? Baisser le principal taux d’intérêts en vigueur dans le pays n’est pas une décision neutre si ce pays applique une totale liberté de circulation des capitaux et une ouverture mondiale. Dans ce cas, il prend le risque de voir son économie apparaître moins rémunératrice que celle de ses voisins qui n’auront pas fait ce choix. Les créanciers internationaux (banques, entreprises, fonds d’investissements, fonds souverains, grandes fortunes), demanderont alors à convertir tous leur avoirs dans le pays pour les sortir et les investir sur des marchés plus juteux. Des conversions globales qui forceront ce pays à puiser dans ses devises pour assurer la réciprocité des mouvements. En cas de crise spéculative, que faire si les stocks de Dollars de Yuan ou d’Euros s’épuisent et que le guichet ne parvient plus à honorer la demande ? Il faut céder sur un des deux tableaux : soit décréter que le taux de change de sa monnaie aura une valeur plus faible via une dévaluation afin de limiter la pénurie (donc renoncer à sa politique monétaire indépendante), soit limiter la possibilité de change afin de bloquer sur place les devises et faire cesser cette situation de crise. Mais alors c’en est fini de la liberté de circulation. La première solution sera celle envisagée lors de la crise des monnaies asiatiques survenue en 1997.

Un dilemme révélateur des contraintes de l’ouverture internationale

Ce dilemme illustre donc bien l’interconnexion  des sujets économiques (la production, l’épargne, le chômage) et des sujets monétaires, articulés par la notion du taux d’intérêts (une centralité déjà identifiée par Keynes dans son ouvrage Théorie générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie en 1936). Dans un contexte d’ouverture à l’international, les cartes du modèles macroéconomique sont rebattues, et ce qui apparaissait comme une combinaison imparable en cas de crise (politique budgétaire expansionniste couplée à une politique monétaire accommodante) vient se fracasser contre un mur de la défiance en cas d’environnement ouvert : les acteurs de la finance internationale ont le pouvoir de placer et de retirer leur argent d’une économie à l’autre en temps réel, jouant directement sur ses variables, et la forçant à procéder à des ajustements si elle n’est pas assez mature, ou pas assez solide pour supporter un taux de change fixes (cas de la crise mexicaine de 1994). Les solutions à ces crises spéculatives décrivent donc bien le dilemme identifié par Mundell dans son triangle des impossibilités : pour empêcher une fuite des capitaux et une potentielle faillite due à une action sur les taux directeurs, il est possible de restreindre leur circulation, ou bien de choisir de ne plus respecter un taux de change fixé à l’avance, et de laisser flotter la monnaie (c’est  à dire accepter que son taux de change ne soit fixé que par le libre jeu de l’offre et de la demande mondiale, et puisse ainsi varier chaque jour). Cela peut se révéler problématique si le pays en question est intégré dans une zone économique avec de nombreux échanges dans des devises différentes (c’est le cas de l’Union Européenne par exemple) : assurer la fourniture en devises étrangères à un taux raisonnable devient un véritable casse-tête, et la prévisibilité des affaires exportatrices en prend un coup dur. C’est aussi prendre le risque que les investisseurs internationaux se refusent à venir sur place, à cause d’une trop forte instabilité qui pourrait faire fondre la valeur de leurs avoirs en un clin d’œil. Il faut alors que l’épargne nationale soit suffisamment forte pour prendre le relais, ce qui est rarement le cas dans les pays en voie de développement qui s’ouvrent au commerce extérieur avec des monnaies très faibles par rapport au dollar (ce qui était l’argument du Franc CFA en Afrique, mais c’est une autre histoire…). Si au contraire le pays souhaite conserver une fixité des taux de change pour assurer son développement serein et attirer l’épargne mondiale, tout en assurant une complète liberté de circulation des capitaux afin de rentrer dans le club des économies avancées (FMI, OMC, OCDE…), il devra se donner les armes monétaires pour accompagner les mouvements de liquidités qui vont se déverser sur lui, et résister aux éventuelles crises spéculatives que sa faiblesse risque d’attirer. Il devra donc consacrer tous ses avoirs nationaux en devises à éviter les chocs et maintenir à flot le taux de change qu’il s’est fixé. Il ne pourra donc pas être question de modifier ses taux d’intérêts, au risque de déséquilibrer soi-même sa propre balance et de créer la panique. Adieu donc l’indépendance de la politique monétaire. La boucle des impossibilités de Mundell est bouclée.

La dangerosité des taux fixes

Par cette théorie, ce dernier a souhaité insister sur la faisabilité de maintenir un taux de change fixe coûte que coûte, et la dangerosité qu’il y avait à le faire assurer par le taux d’intérêt comme variable d’ajustement. Cette démonstration s’est voulue une explication de ce qui s’était passé dans la tête de Richard Nixon quand il a acté en 1976 lors des accords de la Jamaïque la fin de la parité fixe du dollar, en échange d’une dévaluation faciale de la monnaie de l’Oncle Sam contre l’once d’or. Cette décision, qui a entraîné la fin du système de Bretton Woods, a aussi marqué la fin du système de l’étalon-or, qui a fait la fortune des pays occidentaux pendant les décennies de l’après-guerre, à l’ombre de la puissance du dollar stabilisateur. D’autres s’étaient fourvoyés à vouloir absolument maintenir la valeur de leur parité-or sur le marché des changes, tel Winston Churchill, qui à partir de 1925 voulut coûte que coûte préserver la valeur et la fixité de sa chère monnaie, dans un contexte de montée en puissance du dollar puis de contraction des échanges suite à la Grande Dépression. Il ruinera pendant 10 ans la Grande-Bretagne, en portant à bout de bras une livre sterling surévaluée, dans une démarche qui tenait plus de la préservation personnelle d’un orgueil impérial que d’un encouragement à l’industrie. Raison pour laquelle il qualifiera ce dogme de l’étalon-or fixe de « menottes dorées ».

Face à cette avalanche de contradictions, Mundell est aussi celui qui a théorisé la solutions des convergences, soit la constitution de zones économiques (des regroupements de pays) dont les caractéristiques sont semblables (même structure de production, mêmes capacités de financement), sur lesquelles il serait possible de mettre en place des convergences monétaires (une parité fixe, ou du moins la référence à un panier de devises commun), voire envisager une union monétaire. Cette dernière permettrait  de neutraliser deux des critères d’impossibilité (celui du taux de conversion, qui n’a plus de lieu d’être avec une monnaie commune et celui de la liberté de circulation, qui n’est plus entravée par les nécessités de change intra-zone, même si elle peut l’être par des décisions politiques ou administratives). Ne reste plus alors qu’à se mettre d’accord sur l’orientation d’une politique monétaire indépendante ou non. Dans ces « zones monétaires optimales », Mundell préconisait une très forte liberté de circulation des travailleurs et des capitaux, afin de résorber les écarts entre les membres et de lutter contre les chocs extérieurs, dans un contexte où les dévaluations nationales sont impossibles. Par cette réflexion sur les moyens de concilier une politique monétaire ambitieuse avec les contraintes de l’ouverture extérieure des marchés sans devoir en subir les turpitudes, Robert Mundell apparaît comme l’inspirateur des monnaies communes, dont l’exemple européen (de l’ECU à l’Euro) démontre toute l’actualité. En somme, en économie comme ailleurs, face à des problèmes insolubles, il a montré la nécessité de changer de paradigme.

 

Sources :

[1] – Mort de Robert Mundell, parrain de l’euro, et père de la macroéconomie internationale, l’Obs, 06/04/2021
https://www.nouvelobs.com/economie/20210406.OBS42335/mort-de-robert-mundell-parrain-de-l-euro-et-pere-de-la-macroeconomie-internationale.html