Terra Cultura : Le Meilleur des mondes, notre futur ?
En 1931, l’auteur britannique Aldous Huxley commence l’écriture d’un roman de science-fiction qu’il titrera Le Meilleur des mondes (VO : Brave New World). Quelques décennies et une nouvelle guerre mondiale plus tard, il rédigera un essai critique nommé Retour au meilleur des mondes (VO : Brave New World Revisited) dans lequel il exprimera ses craintes concernant l’évolution de la civilisation et de la société occidentales, étrangement conforme à la vision de son livre. Utopie visionnaire dans laquelle l’humanité est engendrée artificiellement, où le peuple est maintenu sous drogue pour garantir son « bien-être » et sa docilité, et dirigée par une élite convaincue de sa supériorité et du bien-fondé de ses actions sociales, Le Meilleur des mondes met en garde contre les dérives du progrès scientifique, technique et industriel qui risquent de dénaturer l’humanité dans son ensemble et de causer sa perte spirituelle. Alors que le XXIème siècle occidental connaît des bouleversements sociaux et culturels majeurs, sous l’impulsion d’une élite mondialiste et apatride mais aussi d’un peuple conquis à l’individualisme, l’étude de ce roman de science-fiction devenu récit d’anticipation trouve toute sa pertinence. Comme une mise en garde et une ouverture sur le futur de l’humanité, la (re)découverte de ce titre méconnu en France permet de mieux appréhender – et combattre – le progressisme installé dans les sociétés d’Occident depuis la chute du communisme.
L’univers de l’œuvre
Le roman prend place sur Terre en l’an 2540. L’histoire à proprement parler se concentre sur la ville britannique de Londres, devenue capitale régionale de l’État mondial. On y découvre comment est « fabriquée » l’humanité ; de façon artificielle et industrielle. Les embryons sont créés en laboratoire et subissent des altérations au cours de leur développement suivant le rôle futur qu’ils occuperont dans la société. Celle-ci est ainsi divisée en cinq classes sociales baptisées d’Alpha à Epsilon, de l’élite dirigeante aux ouvriers non-qualifiés. Le calendrier grégorien ainsi que les différents cultes ont été remplacés par une vénération absolue envers le constructeur automobile Henry Ford, théoricien de la construction industrielle en série avec son modèle T, lancé en 1908.
Les êtres humains consomment tous une drogue appelée « Soma ». Cette boisson garantit un état de bonheur continuel et est quasi-obligatoire selon les lois de l’État mondial. Bien sûr, il s’agit de garantir un contrôle social le plus absolu et une obéissance sans faille ni remise en question. Parallèlement, l’Histoire comme discipline scientifique a été bannie, jugée inutile, et seul un événement a été conservé : la guerre de Neuf-Ans qui a vu la destruction des anciennes civilisations. Ce fait historique est utilisé à dessein pour maintenir la population sous contrôle afin qu’elle ne se rebelle pas, toute dissidence étant pointée du doigt et ramenée à ce cataclysme.
Enfin, la sexualité est banalisée et encouragée dès le plus jeune âge. Il est ainsi courant de voir des gens copuler en public sans aucune gêne, à la recherche de la jouissance la plus pure. En revanche, la reproduction vivipare est formellement interdite et condamnée en cela qu’elle échappe à tout contrôle de l’État mondial. Les sociétés qui ne respectent pas la loi sont quant à elles parquées dans des « réserves naturelles ».
Résumé et analyse
Dans ce contexte, le récit s’attarde sur le protagoniste Bernard Marx, un alpha difforme et rejeté de la société pour sa marginalité. Non-conforme aux standards de sa classe, il se démarque par son refus du soma et du bonheur. Il est l’un des seuls personnages à afficher un regard lucide et critique sur ce monde qui le dégoûte. Curieux, Bernard obtient de visiter une réserve naturelle où il découvre la vie traditionnelle : monogamie, reproduction vivipare, famille, etc. Sa compagne, Lenina Crowne, est horrifiée tandis qu’il affiche une fascination débordante. Sur place, ils font la rencontre d’une mère issue de la société fordienne et son fils. Ce dernier, John, désire rencontrer le monde de Bernard et Lenina. Ils obtiennent un accès à la civilisation.
Dans ce « nouveau monde merveilleux » (VO : Brave New World), John subit un choc culturel énorme. Dans le même temps, les autorités s’agacent de la subversion de Bernard qui menace l’ordre établi par sa libre-pensée. Confronté à la mort de sa mère ayant sombré dans la drogue après son retour à la civilisation, John pleure – ce qui ne manque pas de choquer une société conditionnée et résignée à l’idée de mortalité – et décide de renverser l’ordre social. Arrêtés par la police, les trois personnages principaux – John, Bernard et Lenina – sont amenés devant Mustapha Menier, gouverneur régional. Ce dernier, alpha ultime, dévoile son haut-niveau d’érudition historique, philosophique et spirituel. Bien conscient de la sombre réalité du monde, il ne peut nullement prendre le risque de voir s’effondrer une société pacifiée et heureuse. Alors que Bernard est déporté pour ses actions subversives, John se meurt dans une société horrible et impersonnelle. Effrayé par ses propres actions délirantes, il finit par se pendre aux yeux de tous plutôt que de continuer à vivre dans cet enfer moderne.
Le roman est une véritable critique sociale du progrès technique et industriel qui a traumatisé une génération entière au cours de la Première Guerre mondiale. La déshumanisation, la rationalisation et le pouvoir scientifique sont vivement critiqués tandis que la tradition (religion chrétienne, famille, reproduction naturelle, sentiments amoureux…) est vue comme moralement supérieure. Outre mesure, le livre s’inscrit dans le registre de l’utopie où est présentée une société « parfaite » mais qui se révèle rapidement gangrénée par des défauts terrifiants pour le lecteur. En cela, le roman sera rapidement qualifié de « dystopie » (utopie sombre). Finalement, l’œuvre se fait le chantre du traditionalisme et de la raison technique, rappelant l’importance des structures sociales traditionnelles dans la bonne santé mentale et physique de l’humanité en tant qu’espèce. Vingt ans plus tard, au cours de la rédaction de son essai relatif au Meilleur des mondes, Huxley transformera rétrospectivement son œuvre en critique ouverte de la société de consommation, de la manipulation de masse et de la servitude induite par la recherche perpétuelle du bonheur individuel.
Quels enseignements pour aujourd’hui et pour demain ?
Le Meilleur des mondes n’est pas sans faire écho aux événements sociétaux qui secouent le XXIème siècle occidental. Alors que la bien-pensance et le progressisme se révèlent de plus en plus comme une nouvelle forme de totalitarisme, l’information (ou désinformation) de masse ne cesse de conditionner les citoyens comme le sont les « produits » de la société futuriste fordienne. La légalisation des drogues dures dans certaines parties du monde n’est pas sans rappeler le Soma et la recherche de bonheur de l’individu, révélateur d’une fuite de la réalité dure et blessante. Enfin, la sexualité débridée et banalisée du roman n’est pas sans faire écho à l’hypersexualisation de la société occidentale depuis la fin des années 1960 qui mènent à toutes les perversions, de la pédophilie à l’acceptation et la normalisation des « nouvelles sexualités ».
Déjà frappé par la course de l’humanité à travers le progrès technique et industriel, Aldous Huxley n’aurait pu soupçonner l’accélération du processus après sa mort en 1963. L’individualisme-roi, la généralisation du caprice (maternité pour les homosexuels par exemple) amplifié par les possibilités de la science et de l’ingénierie biologique, l’égoïsme et le consumérisme n’ont cessé de monter en puissance depuis un demi-siècle. Confortés par la bien-pensance intellectuelle, caution morale au capitalisme débridé, ces idéologies néfastes à la cohésion sociale progressent et gangrènent les corps comme les esprits, à tel point que le véritable progrès – celui qui avait permis d’atteindre la Lune ou de produire de l’électricité en masse via le nucléaire par exemple – est abandonné.
Cependant, l’œuvre d’Aldous Huxley, aussi pessimiste soit-elle, incarne un rayon d’espoir pour la lutte pragmatique et conservatrice. À travers les personnages de Bernard Marx et de John le Sauvage, il est possible de mieux comprendre le logiciel de pensée du pouvoir totalitaire qui se prépare. Histoire, philosophie, culture générale, valeurs traditionnelles, toutes ces disciplines et cultures constituent un socle de résistance intellectuelle qu’il convient d’entretenir et de massifier. Tant que ces masses de granit seront entretenues, elles constitueront un obstacle au projet d’avilissement et de marchandisation de l’humanité développé par des élites dirigeantes extrêmement proches de la vision d’Aldous Huxley ; très intelligentes et parfaitement conscientes de leurs actions…
Sources :
Brave New World, Aldous Huxley (1932)
Brave New World Revisited, Aldous Huxley (1958)