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Une philosophie politique asiatique ?

Voici un sujet se trouvant aujourd’hui, de façon générale, bien peu abordé : la philosophie politique asiatique. Il peut paraître bien étonnant d’évoquer ce sujet dans un contexte ou la philosophie politique occidentale elle-même est de moins en moins étudiée, et ce même dans un pays comme la France qui s’obstine à dispenser à l’ensemble des élèves de son système scolaire des cours de « philosophie » en dernière année de lycée. Enseignement dont la forme qu’il prend peut, certes, être contestable, mais qui a au moins le mérite de subsister.

De même, même si la philosophie peut sembler être en perte de vitesse quant à l’influence dont elle dispose sur la politique, elle a au moins le mérite d’être connue et étudiée, et les connaissances dans cette discipline sont facilement accessibles à tous ceux qui souhaiteraient passer de vagues notions à des connaissances techniques plus précises – et de nombreux rédacteurs de Terra Bellum s’y emploient assidûment. Cette situation n’est en revanche pas la même en ce qui concerne la philosophie Orientale.

 

« Nur bei den Griechen »

L’expression de « philosophie Orientale » aura peut-être déjà fait frémir plus d’un, habitué à entendre qu’« il n’est de philosophie qu’européenne ». Il s’agit en effet d’une grande question, remise sur la table depuis les années 2000 par de nombreux intellectuels, dont Roger-Pol Droit, dans un monde philosophique qui était alors à peu près unanime pour dire que les « théories Orientales » sont des « pensées », des « spiritualités », des « religions », des « théologies » (sans peut-être se rendre compte que ces catégorisations et distinctions Occidentales ne sont pas des plus pertinentes pour qualifier et catégoriser les doctrines Orientales). Leur intérêt n’a jamais été remis en cause, et des penseurs indiscutablement qualifiés de philosophes, comme Schopenhauer ou Nietzsche, n’ont pas manqué de s’en inspirer. Mais elles ne peuvent en aucun cas être assimilées à de la philosophie. L’expression de « philosophie chinoise » faisait, dans ce contexte, incontestablement figure d’antithèse.

Roger-Pol Droit, dans l’introduction de son premier tome  Philosophies d’ailleurs, démontre que cette vision de la philosophie comme intrinsèquement grecque est une idée contemporaine qui naît au XIXème siècle, dans un contexte d’effervescence autour de la philosophie indienne dont les européens redécouvraient l’existence. Cet événement amena de nombreux penseurs à espérer que cet apport Oriental  produise une « nouvelle Renaissance » en Europe, et explique pour Roger-Pol Droit une « réaction » : ces apports venus de traditions culturelles si différentes remettait en question le fondement-même de la culture européenne, et de cette « lutte entre Athènes, Jérusalem et Bénarès », « Ce sera la Grèce reconstruite par Hegel, proclamée par lui seule patrie de la pensée philosophique, qui finira tardivement par l’emporter, chez Husserl et chez Heidegger, au terme d’un périple complexe et tourmenté. »

Cette idée d’une philosophie intrinsèquement grecque semblerait donc être un mythe moderne (des auteurs non européens étaient abondamment cités jusqu’en plein cœur du « Siècle des Lumières »), et particulièrement un mythe allemand, tout entier contenu dans cette expression que l’on retrouve communément dans les œuvres de Hegel, Husserl et Heidegger : « Nur bei den Griechen » (« Seulement chez les Grecs »). Citation d’autant plus paradoxale, comme le démontre Roger-Pol Droit, les Grecs n’ont jamais revendiqué pour eux-mêmes le monopole dans l’exercice de la philosophie et encore moins son invention, bien au contraire.

 

Existe-t-il une « philosophie Orientale » ?

Comment dépasser cette confrontation ? En s’attelant à un travail de définition, l’opposition s’expliquant, comme souvent, par un désaccord en ce qui concerne la définition des termes, « philosophie » ici. Roger-Pol Droit définit la philosophie à travers trois éléments distinctifs :

« Activité de réflexion qui a pour objectif la recherche logique de la vérité relative à une question ou un problème. » - Aspect Final

« Mise en œuvre de procédures logiques pour valider ou invalider certaines des réponses possibles à la question examinée. » - Aspect Procédural

« (Cette) recherche réflexive et logique s’exerce sur des notions générales, ou des règles de la pensée, ou des règles relatives à l’action pratique, mais envisagées sous leur plus grande généralité. » - Aspect Général

Si cette définition de la philosophie à travers son objectif, ses moyens et sa prétention générale sont acceptés, il est plus qu’évident que cet « amour de la sagesse » auquel le terme « philosophie » fait référence (du grec « φιλοσοφία ») est une pratique qui, bien que ne se trouvant pas nécessairement dans l’ensemble des civilisations de la planète, n’est pas une pratique spécifique à la seule civilisation grecque.

Ainsi que l’affirme Roger-Pol Droit, « Il ne reste que deux possibilités. Ou bien on opte pour une définition restreinte de la philosophie, en la réduisant de manière tautologique aux seuls systèmes de pensée de la Grèce et de l’Europe. En ce cas, la démarche revient à déclarer : "J’appelle « philosophie » la pensée gréco-européenne – et aucune autre". Ou bien on opte pour une définition qui porte sur les procédures et les modus operandi, mettant en action une réflexion qui vise à la vérité, mobilise des règles de logique pour disqualifier des erreurs et pour examiner de manière cohérentes notions abstraites ou règles pratiques. En ce cas, on devra nécessairement élargir la liste des résultats à toutes les œuvres qui satisfont à ces critères, quelles que soient les langues et les cultures auxquelles elles appartiennent. » 

L’intérêt politique d’une étude de la philosophie asiatique.

La question de savoir si une philosophie asiatique peut exister ayant été posée, il convient maintenant de se demander l’intérêt politique de son étude. À quoi bon entrer dans ce débat interne à la philosophie ici quand nos centres d’intérêts sont les questions politiques ?

Car l’étude de la philosophie et des systèmes de pensée asiatiques sont d’un intérêt croissant dans le paysage mondial qui se forme sous nos yeux. L’une des principales faiblesse de l’Occident depuis plusieurs siècles, et de la France en premier lieu, c’est ce cosmopolitisme béat qui pousse à nier les particularismes culturels et la pluralité des référentiels au nom d’un universalisme des valeurs et d’une idée abstraite et subjective de « progrès », qui ferait nécessairement et en définitive concorder toutes les valeurs et toutes les sociétés vers un modèle unique, la culture Occidentale en étant le modèle le plus abouti. L’Occident considère en effet que son modèle et son système de pensée doit se répandre dans le monde entier, et il traite avec les autres pays comme si son référentiel était le leurs – ou comme si leur objectif était, à plus ou moins long terme, de l’adopter.

Cet état de fait peut être lourd de conséquences – la façon dont l’Occident traite la Chine en est l’exemple parfait. Considérer la Chine avec des « yeux d’Occidentaux » est en effet le meilleur moyen de ne pas la comprendre, et donc non seulement d’avoir des relations contre-productives avec elle, mais aussi d’être incapable de lui résister si l’on souhaite engager avec elle un rapport de force, car si  l’Occident ne cherche que peu à comprendre la Chine, cette dernière sait parfaitement à qui elle a affaire. Aussi, il va de soi que l’étude de la philosophie politique asiatique est d’un grand intérêt pour qui veut comprendre les sources des référentiels de ces pays, dont on a pris l’habitude de dire que l’influence sur le monde de demain sera considérable sans même voir qu’elle l’est déjà dans le monde d’aujourd’hui.

L’étude de la philosophie asiatique présente aussi un grand intérêt pour comprendre qui nous sommes. C’est en effet en étudiant comment sont les autres que l’on peut prendre conscience de nos propres particularités, et donc saisir ce qui fait la spécificité de notre identité, Occidentale, européenne ou française. Étudier l’histoire et la trajectoire des pensées politique chinoises ou indiennes peut nous permettre de mieux saisir ce qui fait la particularité de notre pensée politique, et donc de porter un autre regard sur cette dernière.

Enfin, l’étude des « philosophies d’ailleurs » pourrait tout simplement nous permettre de nous « réinventer ». Il serait tout à fait possible de revenir à un moment similaire à cette période capitale de l’histoire de la philosophie que fut le XIXème siècle et, plutôt que de choisir une nouvelle fois d’expulser les pensées non-européenne de la sphère de la philosophie, de procéder à cette « nouvelle Renaissance » à la sève de l’Orient.

Ou bien au contraire d’y réagir après en avoir pris connaissance, dans un mouvement similaire à celui du Japon du XIXème siècle ou de la Chine du XXème siècle, pour créer une nouvelle voie originale et spécifique, une nouvelle étape dans la philosophie politique. Que ce soit en portant un regard nouveau sur notre propre trajectoire philosophique ou en innovant à travers de nouvelles théories, la renaissance française et Occidentale ne pourra se faire qu’après une renaissance intellectuelle, qui permettra d’enfin amorcer une nouvelle « voie française », voire celle d’un « Occident du XXIème siècle », loin de tous les obscurantismes et dogmes qui lient aujourd’hui notre civilisation et nos peuples.

Sources :

DROIT, Roger-Pol. « Introduction. Les autres aussi... », dans Philosophies d’ailleurs Tome I – Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Paris, Hermann, 2009, « Les modes d’interprétation de la politique », p.13-46.