1916 : La fondation du Moyen-Orient moderne.

 
Grand Mosque Abu Dhabi, Abu Dhabi, United Arab Emirates

Grand Mosque Abu Dhabi, Abu Dhabi, United Arab Emirates

 

Comment est né le Moyen-Orient ? Dans notre imaginaire occidental, le monde arabe du Moyen Âge se résumait à un immense empire qui s’étendait de Tanger à Téhéran, dirigé depuis Bagdad par un Calife commandeur de l’ensemble des musulmans du monde. Il représentait une telle menace que des rois ennemis furent capables de s’allier pour venir lui croiser le fer lors de neuf croisades entre 1096 et 1492. L’on a ensuite retenu que cet empire, sous la direction des turcs, est venu défier le monde occidental en s’installant de force dans l’ancienne capitale de l’Empire Romain, à partir de laquelle il n’a cessé de menacer les royaumes d’Europe centrale. Comment en est-on arrivé à cette myriade de pays, où est passée cette unité du monde musulman que tant de nostalgiques (l’Etat Islamique le premier) caressent de retrouver, voire de recréer ? Si une vie entière n’y suffirait pas, il est indéniable de remarquer qu’un obscur accord de coin de table entre deux diplomates de second rang y a beaucoup contribué, dans la chaleur de l’été 1916.

Cette année-là, l’empire ottoman est en mauvaise passe. Celui-ci s’étend alors des détroits de la mer Égée jusqu’aux confins de la péninsule arabique et aux portes de l’Égypte sous protectorat anglais. Mais après s’être rangé dans le camp de la Triple Alliance au côté des empires allemands et autrichiens, ses troupes stagnent sur le Front d’Orient face aux britanniques tandis les poussées du corps expéditionnaire français commandé par le maréchal Franchet D’Esperey en 1918 le menaceront sur son flanc gauche en acculant son allié bulgare à la capitulation. La victoire du détroit des Dardannelles acquise au début de l’année n’aura été qu’un sursis chèrement payé. Il est aussi en proie à de nombreux troubles intérieurs entretenus par des minorités qui veulent se libérer de sa tutelle comme dans les Balkans (ou les souvenirs des massacres d’Arméniens de 1915 sont encore vivaces) ou de révoltes dans la péninsule arabique (allègrement soutenues par le rival anglais) tandis que la poussée de nationalisme turc incarnée par les Jeunes Turcs de Talaat Pacha semble éloigner la perspective de tout compromis. La chute programmée de celui qu’on appelait depuis longtemps « l’homme malade de l’Europe » aiguise les appétits.

En coulisse les diplomates alliés s’imaginent chacun se partageant les dépouilles du géant devenu nain. Les Français n’ont pas renoncé à se créer une zone d’influence autour du mont Liban (érigé en doctrine nationale depuis Napoléon III pour protéger les chrétiens) tandis que les Britanniques, toujours soucieux de contrôler et de protéger les différents points de passage vers la route des Indes (et leur Raj), de s’assurer une prééminence maritime en Méditerranée ainsi qu’un accès au pétrole, lorgnent sur la Mésopotamie. À cet effet, ils négocient avec le chérif de la Mecque Ali Hussein leur participation à la chute de l’empire par le soulèvement des tribus arabes de la péninsule, en échange d’une promesse de soutenir la fondation d’un grand royaume arabe débarrassé de la tutelle ottomane dont sa famille serait le garant. Il sera facile, pensent-ils, d’unifier derrière cette promesse les leaders des tribus opposées au turcs et de leur offrir un morceau du désert quand Constantinople sera tombé. Si depuis la Mecque, Hussein se montre intéressé par cette perspective de devenir le nouveau calife et rallie à sa cause les hachémites du Hedjaz, le sultan du Nejd Al Saoud préfère temporiser avant de s’engager plus loin.

Sauf que chacun voit le territoire qui l’arrange. Peut-être les Britanniques imaginent-ils à tort que leurs nouveaux alliés arabes se contenteront d’un territoire centré sur la péninsule et Médine (ou à l’extrême rigueur Jérusalem qui sera reprise aux Turcs en décembre 1917), en tout cas ces derniers n’imaginent pas l’indépendance des nouveaux pays libérés de l’emprise ottomane comme devant se terminer en protectorat sous l’autorité des officiers de sa Très Gracieuse Majesté comme le sont déjà le Qatar, Oman et les états de la trêve (les futurs Émirats arabes unis). Tout ceci est d’autant plus problématique que par la déclaration Balfour (titulaire à l’époque du Foreign Office) du 2 novembre 1917, le cabinet britannique s’engage auprès du mouvement sioniste à faciliter « l’établissement d’un foyer national juif en Palestine ».

C’est dans ce contexte que Français et anglais profiteront de l’année 1916 pour négocier en secret un partage de leurs futures zones d’influence dans la région. Les premiers revendiquent une large zone au sud de l’Anatolie ainsi qu’une portion du territoire syrien autour d’un triangle Alep-Damas-Mossoul. Les Britanniques ne sont pas en reste, se taillant la part du lion dans ce qu’il reste de la Mésopotamie pour s’attribuer tous les territoires depuis Kirkouk jusqu’à Bagdad, Bassora et Koweït. Si les modalités de ces futures occupations sont encore à discuter (dans un futur « congrès de Vienne du Moyen-Orient »), les bases sont jetées. Au découpage prévu de l’empire ottoman que met en place le traité de Sèvres en 1920 viendra s’ajouter la mainmise des vainqueurs de la Grande guerre sur le centre du Proche-Orient, seule la Palestine faisant l’objet d’une mise sous zone internationale. Ce pacte de gentlemen signé le 16 mai sera dorénavant connu sous le nom des « accords de Sykes-Picot ».  C’est un bouleversement géopolitique majeur qui remodèle la carte de cette région et fera office d’étincelle pour les conflits à venir.

Tout d’abord car les arabes ont l’impression de s’être fait avoir. Au chérif Hussein qui leur reproche de s’être partagé son futur royaume dans son dos, les Britanniques rétorquent, comme ils savent si bien le faire, par un mélange de dénégation et d’invitation au compromis. Son fils Abdallah est proclamé roi du nouvel état de Transjordanie (sur les frontières de la Jordanie actuelle) tandis que son autre fils Fayçal se voit offrir la couronne du nouveau royaume d’Irak comme compensation après s’être fait chasser de Damas par les troupes françaises en juillet 1920, qui ne lui ont pas pardonné de s’y être proclamé roi en mars. Ensuite, car ce revers entache la légitimité de la famille Hussein comme chef du mouvement panarabe, qui doit s’accommoder de la création de nouveaux mandats européens sur le sol du Proche-Orient (le mandat français sur la Syrie et le Liban est entériné par la conférence de San Remo d’avril 1920 tout comme les mainmises Britanniques sur l’Irak et la Transjordanie) tandis que se profile ce que beaucoup interprètent comme un cautionnement des alliés à l’émigration juive en Palestine (soutenue par l’organisation sioniste mondiale fondée en 1897 et héritière des idées de Théodore Herzl de la création d’un État pour les juifs). Le tout sans contrepartie d’envergure (la Turquie redevenant une puissance méditerranéenne la suite du traité de Lausanne de 1923 qui expulse les alliés du territoire de l’Anatolie après un violent conflit). C’est une brèche dans lesquels vont s’engouffrer les ennemis du chérif ainsi que tous ceux qui n’acceptent pas la mainmise des Européens sur le Moyen-Orient. Parmi eux Abdelaziz al Saoud sera le plus virulent : à partir de Riyad il déclare la guerre aux hachémites et s’empare de la Mecque en 1924 ainsi que de Médine l’année suivante. Sans motivation explicite mais en lutte contre ceux qu’il soupçonne être les marionnettes des Européens, il annexe l’ensemble de la péninsule arabique qui échappe encore à la tutelle britannique. Ces derniers s’accorderont avec lui sur les frontières de ses différents royaumes lors du traité de Hadda en novembre 1925, afin de les circonscrire de multiples protectorat (Koweït, Bahreïn, Qatar, Etats de la trêve, Oman, Aden).

Il aura donc suffi de quelques années entre 1916 et 1932 pour voir se dessiner la carte du Moyen-Orient moderne, lorsque les mandats français et britanniques se transformeront après la Seconde Guerre Mondiale en une République Arabe de Syrie centrée sur Damas une République Arabe d’Irak centré sur Bagdad. L’idée d’un monde arabe unifié semble alors se briser sur la cristallisation de ce qui fut décidé par les vainqueurs et par les événements, à la mort de l’empire ottoman. Imaginer une telle réunification des peuples arabes, fut-elle au nom d’une religion commune, c’est faire fi du destin individuel que ces différents peuples ont vécu chacun de leur côté, ainsi que de l’histoire et de leurs différences (l’éphémère république arabe unie promue par Nasser en 1958 butera sur les mêmes obstacles). Ce n’est pas non plus ce que semblait chercher le roi du Nejd Al-Saoud quand il unifia 1932 ses différentes conquêtes pour former le royaume d’Arabie Saoudite avant d’aller chercher en 1945 l’appui et la protection des États-Unis lors du pacte de Quincy. Si certains souhaitent aujourd’hui faire voler en éclats le monde hérité de ces accords (l’État islamique ne proclamait pas autre chose en 2014 quand il souhaitait réunifier l’Irak et la Syrie), il faut prendre la mesure de la complexité inhérente à ce que nous autres occidentaux avons trop tendance à voir comme un bloc homogène. C’est sans doute là la leçon que peuvent nous léguer nos deux diplomates occupés, dans le Londres de l’année 1916, à tracer des lignes dans le sable.