Comment meurent les démocraties ? (2/3)
La chute des démocraties, mémoire apeurée des totalitarismes
Nous l’avons vu, la dictature romaine est loin d’être synonyme d’une destruction démocratique – au contraire, les Romains voient cette magistrature exceptionnelle comme un outil suprême destiné à sauvegarder les institutions démocratiques de la République. Le changement sémantique dont nous sommes aujourd’hui les témoins est très récent, au moins en Occident. Encore sous la Révolution française, emprunte d’humanités classiques, l’idée de dictature n’est en aucun cas combattue. Dès les premiers jours de la République, des députés comme Jean-Paul Marat proposent un gouvernement dictatorial destiné à surmonter la crise révolutionnaire. Robespierre sous la Convention et Bonaparte sous le Consulat s’inscriront dans cette droite ligne politique. Si le premier souffre d’une légende noire quant à son action politique pourtant salvatrice, le second incarne parfaitement l’idéal du dictateur romain de jadis – ayant pacifié le territoire, restauré l’ordre et la sécurité.
La peur de la dictature – assimilée à celle de la tyrannie – ne voit le jour qu’avec l’émergence des théories marxistes, socialistes, anarchistes et communistes lors de la seconde moitié du XIXème siècle. Fondés sur le constat d’une domination traditionnelle de classes, ces mouvements voient l’État bourgeois pourtant né de la Révolution comme un ennemi à abattre. Les lois, le maintien de l’ordre, la police sont autant d’institutions et de concepts que cette nouvelle Gauche veut anéantir au nom de la liberté du prolétariat. Ironie de l’histoire, les premiers régimes totalitaires qui verront le jour au cours du XXème siècle seront communistes car à la tyrannie des bourgeois succède celle des prolétaires. Durant ce siècle, le monde ne connaîtra que deux régimes totalitaires et pourtant, il ne suffira que de ceux-ci pour désacraliser la dictature salvatrice : le communisme et le nazisme. Tous les autres régimes à travers le monde – même ceux qui furent assimilés à ces deux-là – ne peuvent pas être qualifiés de totalitaires. Le franquisme espagnol, le salazarisme portugais, le pétainisme français, le fascisme italien et même l’impérialisme japonais ne sont que des dictatures traditionnelles reposant sur des structures ancestrales allant des autorités religieuses aux classes aristocratiques en passant par la nostalgie d’un passé préindustriel.
Cela étant dit, nous sommes désormais en droit de nous poser la question suivante : qu’est-ce qui, dans les régimes totalitaires susnommés, a profondément traumatisé l’Occident pour que celui-ci affiche une peur viscérale concernant la chute de ses démocraties ?
La convergence des peurs démocratiques
Qu’ont en commun le nazisme allemand et le communisme soviétique ? La question est loin d’être évidente tant ces deux idéologies totalitaires se sont fanatiquement fait la guerre entre 1941 et 1945. Pourtant, toutes deux sont d’abord arrivées au pouvoir de façon soudaine et violente. La révolution russe sur fond de Première Guerre mondiale a conduit le pays vers la guerre civile et des exactions terribles rendues possibles par la modernité industrielle. Malgré une existence politique datant d’une décennie, le national-socialisme d’Hitler triomphe quant à lui de façon surprenante (pour les contemporains) et s’impose en seulement quelques années comme unique voie possible pour l’Allemagne. Dans les deux cas, l’arrivée au pouvoir et sa confiscation sont fulgurantes. Dans les deux cas, toute opposition est rapidement criminalisée et matée. Un genre nouveau de régime politique vient de voir le jour et s’appuie sur les moyens modernes pour s’enraciner dans les esprits : radio, journaux, associations, etc.
En Occident, et tout particulièrement en Amérique, la radicalisation brutale des sociétés russe et allemande interloque. Les États-Unis ont toujours voué un culte à la lutte contre la tyrannie depuis leur indépendance face aux Britanniques en 1783. La Seconde Guerre mondiale sera un affrontement idéologique majeure, non pas dans les faits, mais dans la rhétorique. L’Amérique se dresse comme le principal défenseur de l’idéal démocratique – capital qu’elle fructifiera tout au long de la Guerre Froide. A la chute du soviétisme succède l’affrontement avec l’Axe du Mal et la guerre économique contre la Chine.
En France, le pragmatisme gaullien disparaît au profit de l’ingérence humanitaire incarnée par Bernard Kouchner puis la glorification à outrance des Droits de l’Homme tout en passant sous silence les droits du citoyen – tendance incarnée par Bernard-Henri Lévy. Le chantage à l’autoritarisme s’impose dans toute la société, en témoigne le fameux front républicain – réflexe politique contre le Front (puis Rassemblement) national. La démocratie devient dès lors un rempart idéologique partout en Occident.