Crimée : annexion illégale ou récupération légitime ? (3/4)

 
Défense de la capitale de la Crimée, Sébastopol 30 octobre - 21 Novembre 1941. Russes et Ukrainiens se battaient côte à côte contre l’ennemi commun.

Défense de la capitale de la Crimée, Sébastopol 30 octobre - 21 Novembre 1941. Russes et Ukrainiens se battaient côte à côte contre l’ennemi commun.

 

La stratégie et les intérêts russes dans la zone

Militaires et financiers

L’importance stratégique de la Crimée n’a rien de nouveau pour les dirigeants russes. La ville de Sébastopol fut dotée d’un statut très particulier depuis sa fondation en 1783, statut reconfirmé en 1893, en 1948, en 1992, en 1993, en 1996... La Russie fini aujourd’hui à partager une histoire commune avec la Crimée. Mais au cours des vingt dernières années, les inquiétudes russes quant à la zone de la mer Noire se sont faites plus précises en raison de la combinaison des enjeux géopolitiques, mais aussi économiques et sécuritaires particulièrement sensibles. Le non-renouvellement éventuel des accords avec Kiev mais aussi les manœuvres de l’Otan inclus n’en sont qu’un échantillon. En août 2004 déjà, le gouvernement russe chargea le ministère de la Défense de concevoir un projet de création de nouvelles bases navales susceptibles de prendre le relais de la Crimée dans l’hypothèse où cette dernière échapperait à toute possibilité de relation avec la Russie. Ce plan, décidé au niveau fédéral, confirmait l’importance accordée à cette zone, ainsi que l’urgence de devoir faire face à une situation contraire aux intérêts russes ; il couvrait la période 2005-2020 avec un financement de 86,7 milliards de roubles (plus de 2 milliards de dollars US). Le chantier démarra en 2005 à Novorossiisk et en 2014, la Russie avait déjà achevé 48 constructions importantes (ponts, hangars, logements, ateliers de maintenance…). Cette base devait être capable d’accueillir les six sous-marins diesel du Projet 06363 en construction pour la Flotte de la mer Noire et hébergeait déjà à l’hiver 2013-2014 plusieurs grands navires de surface du Projet 775. L’annexion de la Crimée permet donc à la Russie des économies considérables de même qu’un renforcement de son dispositif sur la mer Noire, et ce par la révision du programme de Novorossiisk, qui n’aura plus à assurer seul la réalisation des objectifs russes puisque la Russie dispose en définitive de deux bases à haut potentiel technique et stratégique sur la mer Noire.

La Russie récupère donc son héritage à la fois soviétique et russe. Quels sont les bénéfices réels ? De prime abord, le premier avantage est naturellement financier : la Russie cesse de dépenser 100 millions de dollars US par an pour la location des bases militaires de Crimée qu’elle utilise pour sa Flotte de la mer Noire. Elle fera également des économies annuelles de 10 à 15 millions de dollars US suite à la suspension des taxes pour le passage des navires russes par le chenal de Kertch-Enikal.

Identitaires

« La Crimée rentre à la maison » pouvait-on lire sur les pancartes des manifestants russes au moment de l’annexion. Cet événement a été l’occasion de manifester une grande cohésion nationale confirmant les clichés, de toute évidence malgré tout conformes à une certaine réalité, du patriotisme russe et de la vénération des Russes pour leur terre natale. Après la chute de l’URSS, la Russie connut une grave crise identitaire : plus rien ne rassemblait les Russes si ce n’étaient une langue et une histoire commune. Même la culture était oubliée. À la recherche de son identité nationale dans un monde globalisé, la Russie se retrouve aujourd’hui elle-même avec ce qui y est considéré comme un coup de maître. Le patriotisme se fonde toujours sur une dose considérable d’émotion telle que l’orgueil national. Or, c’est bien d’humiliation que les Russes avaient souffert après la chute de l’URSS. Les complexes d’infériorité des peuples vaincus, souvent aggravés par un sentiment d’insécurité, comptent parmi les plus difficiles à traiter. C’est avec retard d’ailleurs que les occidentaux comprirent avoir commis l’erreur d’avoir manqué de considération à la Russie, d’avoir sous-estimé l’humiliation ressentie par l’élite et la population russe. En revanche, l’orgueil national est un sentiment d’appartenance qui suppose une certaine identification aux autres. C’est dans l’histoire qu’il puise la cohésion et aussi, pour ce qui concerne la Russie, dans l’orthodoxie. Voilà pourquoi le gouvernement russe va d’abord réconcilier les Russes avec leur passé tsariste. L’instruction est de « réveiller » tous les héros nationaux lointains (Pierre le Grand, Orlov, Souvorov, Roumiantsev, Joukov, Davidov), les auteurs de chefs-d’œuvre littéraires (Derjavine, Lomonossov, Pouchkine, Tolstoï, Lermontov, Tchekhov), et ceci est d’autant plus cohérent que toute la littérature russe, tsariste impériale ou autre, fut historiquement liée à l’armée. Le gouvernement s’attaquera ensuite, avec précaution, à la période soviétique en triant le bien et le mal.

La politique de Vladimir Poutine en 2014, au cours de la crise de Crimée, est le résultat de cette réunion des peuples russes. Autant les surnoms dont la presse occidentale affuble Vladimir Poutine (Ivan le Terrible, Pierre le Grand, le nouveau tsar ou encore l’homme de fer), autant il faut avoir conscience que les Russes eux-mêmes ont rêvé d’un tel dirigeant. Comme parfait exemple, la télévision nationale russe avait diffusé un programme intitulé « le Nom de la Russie » dans le cadre d’un « Projet historique » ; il était demandé aux auditeurs de choisir parmi les personnages russes célèbres celui qui, selon eux, incarnait le mieux la Russie (ses valeurs, son histoire, etc…). Le personnage classé en tête a été le saint grand-duc Alexandre Nevski, ce qui veut dire qu’aujourd’hui les Russes optent pour « la victoire, la force, le sens de l’État, les ambitions de puissance » que l’annexion de la Crimée sous l’impulsion de Vladimir Poutine concrétise pleinement. Dans ces conditions, la Crimée historiquement russe et orthodoxe, terre de batailles russes et soviétiques comme de la tragédie de l’exode de la Russie blanche vers l’Occident, un temps suspendu avec la perspective d’une occupation par l’Otan, revêt une grande valeur historique et symbolique aux yeux des Russes. Plus encore, les Occidentaux russes, ceux qu’on appelle les russes blancs, ont finalement tous approuvé l’annexion : « Être russe ne s’efface pas ».

Sources :

Courrier internationnal : https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-russie-la-peninsule-ukrainienne-de-crimee-est-devenue-une-ile-russe

L’express : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/la-crimee-annexee-au-coeur-des-tensions-entre-la-russie-et-l-ukraine_1820763.html

Cairn : https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2014-4-page-255.htm

France info : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/la-crimee-petit-a-petit-s-eloigne-de-l-ukraine-et-de-l-europe_3739507.html

Sputnik France : https://fr.sputniknews.com/international/201602141021751596-statut-crimee-referendum-interview/