De l'homme et de l'absurdité chez Albert Camus (3/3)

 
Albert Camus (1913-1960) auteur de L’Etranger et de Le Mythe de Sisyphe

Albert Camus (1913-1960) auteur de L’Etranger et de Le Mythe de Sisyphe

 

Des « caractères absurdes » de l’existence :

Intéressons-nous à présent sur les propriétés ou caractéristiques « absurdes » de l’existence. Une bonne raison de vivre est de vivre et de mourir pour « des idées ou des illusions » écrit Camus. Alors pourquoi ?

Tout d’abord, parce qu’il est une (raison) notable que l’agitation quotidienne est à proprement parler « insensée » : c’est-à-dire qu’elle ne fait pas sens, non pas au sens où elle est dénuée de toute signification mais dans le sens où elle les brouille, elle n’en crée aucun de véritable. En cela, elle ne donne aucune « raison de vivre ».

Une seconde, c’est que vivre et mourir pour des idées, s’attacher à des valeurs, c’est donner pleinement vie à celles-ci et donc, par extension, c’est créer quelque chose de nouveau, c’est témoigner notre attention et notre volonté de vivre par la démonstration du souci de celles-ci et l’adjonction d’un idéal, que l’on estime bienfaisant, afin de (la) parfaire / d’achever notre œuvre en ce monde. « Dans l’attachement d’un homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde. Le jugement du corps vaut bien celui de l’esprit et le corps recule devant l’anéantissement[1] ».

Une troisième raison : c’est que vivre et mourir pour des idées, c’est manifester la révolte de la pensée liée à l’impossibilité de constituer le monde en unité car « Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que de l’homme[2] ». C’est-à-dire que l’impossibilité, pour l’entendement humain, d’intelligibilifier l’infini (autremement, la forme même du kosmos, du monde), amène non seulement à reconsidérer ses croyances / ses pré-jugés sur le monde mais également à reconsidérer, positivement, l’au-delà de ce monde perçu et lequel est amené à faire progressivement sens ; cette impossibilité ouvre une nouvelle modalité d’action, celle de s’adonner alors pleinement à la poursuite d’idéaux sans crainte de quelques égarements dans quelques supposés méandres.

Dès lors, « la seule réalité, c’est le « souci » dans toute l’échelle des êtres. Pour l’homme perdu dans le monde et ses divertissements, ce souci est une peur brève et fuyante[3] » car seul est le souci, le souci des êtres et du « monde » qui nous entourent est susceptible d’être le moteur de l’action, et donc de la vie comprise comme processus de création en perpétuel mouvement et toujours inachevé.

Aussi, « L’horreur vient en réalité du côté mathématique de l’évènement. Si le temps nous effraie, c’est qu’il fait la démonstration, la solution vient derrière … Aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition[4] ». Le caractère mathématique de l’évènement, c’est sa rationalisation, l’imposition de formes et de contraintes extérieures ; en somme, c’est l’annihilation de sa nature propre. L’agitation quotidienne est née d’une rationalisation de nos vies. Vouloir fuir l’agitation quotidienne, vouloir fuir le caractère de plus en plus mathématisé de nos existences, par la poursuite de quelques idéaux ou illusions (c’est-à-dire de chimères idéales), voilà donc l’essence accomplie de l’existence, de l’existence absurde, celle de Meursault, de Camus et d’autres encore.

 

Quelques mots, par extension, sur la manière dont est constituée le monde :

L’irrationnel, aussi, fait partie intégrante du monde et en est constitutif : « Il y a, dans l'expérience que l'homme fait du monde, des objets ou des corps qui le peuplent, un « résidu irrationnel », quelque chose qu'il ne peut pas penser, qui lui échappe, qui est dépourvu de sens. En somme, l'homme est d'une autre nature que le monde : le premier n'est rien sinon volonté de raison ; le second est sans raison ».

Comprendre, c’est avant tout unifier. Seulement, nous ne pouvons comprendre, même par l’usage des mathématiques, l’entièreté du monde. « Le désir profond de l’esprit même dans ses démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient le l’homme devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau … Le truisme « Toute pensée est anthropomorphique » n’a pas d’autre sens. De même l’esprit qui cherche à comprendre la réalité ne peut s’estimer satisfait que s’il la réduit en termes de pensée. Si l’homme reconnaissait que l’univers lui aussi peut aimer et souffrir, il serait réconcilié. Si la pensée découvrait dans les miroirs changeants des phénomènes, des relations éternelles qui les puissent résumer et se résumer elles-mêmes en un principe unique, on pourrait parler d’un bonheur de l’esprit dont le mythe des bienheureux ne serait qu’une ridicule contrefaçon. Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain[5] ».

Des considérations (directes) sur l’homme

Dans ses écrits sur la condition humaine, Camus accorde une importance non-négligeable à la nostalgie. La nostalgie ne signifie pas un simple regret du temps perdu. Elle consiste en réalité dans l’aspiration douloureuse à la tendresse, qui est liée intrinsèquement à la misère de l’existence. C’est l’essence de sa sensibilité en cela que, dans la sensibilité déchirée, s’inscrit la recherche inassouvissable d’une véritable origine de l’être. Cette nostalgie, c’est le « terreau affectif » à travers et dans lequel l’homme se meut dans son mouvement, dans le temps, vers le néant.

« Tant que l’esprit se tait dans le monde immobile de ses espoirs, tout se reflète et s’ordonne dans l’unité de sa nostalgie. Mais à son premier mouvement, ce monde se frêle et s’écroule : une infinité d’éclats miroitants s’offrent à la connaissance. Il faut désespérer d’en reconstruire jamais la surface familière et tranquille qui nous donnerait la paix du cœur … S’il fallait écrire la seule histoire significative de la pensée humaine, il faudrait faire celle de ses repentirs successifs et de ses impuissances[6] ».

D’où le fait que la notion même de l’absurde s’établit sur la « sensibilité nostalgique » : l’homme se trouve déchiré entre sa condition limitée et son aspiration à une vie de plénitude. Aussi, la création littéraire apparait-elle comme « la volonté de lucidité et de liberté, en vue de donner aux couleurs le pouvoir d’exprimer le vide ». L’homme est un être fondamentalement tourné vers la mort.

« … L’homme se trouve devant l’irrationnel. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde … c’est à cela qu’il faut se cramponner parce que toute la conséquence d’une vie peut en naitre[7] ».

D’où alors l’appellation « Suicide philosophique » comme manière de nommer (de rendre présent, avec force) l’attitude existentielle. C’est une façon de désigner « le mouvement par quoi une pensée se nie elle-même et tend à se surpasser dans ce qui fait sa négation[8] ».

Nous comprenons ainsi, in fine, que « L'expérience de l'absurde naît d'une rupture radicale avec le quotidien. Ce dernier se définit par un tissu d’habitudes, liées à un milieu et à des rôles spécifiques (comme celui de professeur, d'ouvrier ou de père), qui fixe aux hommes des tâches à accomplir en même temps qu'il leur commande leurs pensées, leurs gestes, leurs comportements. Le quotidien projette ainsi les hommes dans l'avenir et confère à leur vie un sens au moins pragmatique – il faut se comporter comme ceci ou comme cela ; il faut faire ceci ou cela. Perpétuellement en avance sur le présent, l'homme du quotidien ne s'interroge pas sur ce qu'il est ou ce qu'il fait, mais se borne à l'effectuer de manière irréfléchie ou pragmatique. »

Absurdité (de la vie) et bonheur (dans la vie) sont-ils incompatibles ?

Camus, à l’image du héros « absurde » et tragique qu’est Sisyphe, répondrait que non et pour cause : « A cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche … La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux[9] »

[1] P.22

[2] P.39

[3] P.42

[4] P.32

[5] P.34

[6] P.35-36

[7] P.46

[8] P.63

[9] P.168

Sources :

Catherine Camus, Correspondance (1944-1959) avec Maria Casarès, NRF, Paris, 2019

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Folio essais - Gallimard, Paris, 2020

Albert Camus, Discours et Conférence : 1936-1958, Folio essais - Gallimard, Paris, 2017

Albert Camus, L’étranger, 1942, Folio essais - Gallimard, Paris, 2015

Homère, Odyssée, Trad. J. Métayer – E. Lasserre, GF, Paris, 2000

Damien Darcis, « L'absurde ou la condition humaine », ThéoRèmes [En ligne], Philosophie, mis en ligne le 10 mars 2017, consulté le 05 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/theoremes/1112

http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/resume-d-oeuvre/content/1862548-l-etranger-de-camus-resume

http://bacfrancaisldd2015.over-blog.com/2015/03/l-absurde-selon-camus.html

https://journals.openedition.org/theoremes/1112

http://mael.monnier.free.fr/bac_francais/etranger/abscamus.htm

https://journals.openedition.org/theoremes/1112?lang=en