Le coronavirus sonne-t-il la fin du Lean management ?

 
Chaîne de production en Lean Visual Management, chez Toyota.

Chaîne de production en Lean Visual Management, chez Toyota.

 

Depuis le 16 mars 2020, l’économie française a subi un sérieux coup d’arrêt, du fait de la fermeture subite de nombreux sites de productions, la mise au chômage partiel 1,2 millions de salariés [1] en une semaine, et la reprise très progressive de l’activité dans les secteurs essentiels, sur fonds d’effectifs réduits, d’arrêts maladie et de droits de retrait. Les conséquences à terme de ce choc pourraient être catastrophiques, ou révéler au contraire une capacité de rebond et de résilience du tissu économique national. Mais une chose est sûre : cette crise sanitaire du printemps 2020 met en lumière la dépendance de l’économie française aux chaînes de valeur logistiques mondiales, et pourrait bien sonner le glas du système qui le sous-tendait : le management en flux tendus.

Les principes du Lean management

Le « Lean management » est une doctrine d’organisation de la production héritée des expériences de l’industrie automobile américaine et japonaise après-guerre. S’inspirant des prouesses d’Henry Ford sur la standardisation des chaînes de montage dans les usines de Detroit et des travaux sur la production inversée de Taiichi Ohno dans les usines Toyota de Koromo, elle promeut un découpage du travail industriel en tâches couplé à une maîtrise absolue de la production, dans le but d’optimiser chaque étape pour en tirer une qualité parfaite dans un délai réduit. Se basant sur le concept des  « cinq zéros » [2], elle se donne pour but d’éliminer toutes les étapes inutiles et toutes les sources de dépenses directes (surcoûts, rebuts, défauts) et indirectes (surstocks, délais) qui freinent la délivrance rapide d’un produit à un client : zéro délai, zéro stock, zéro défaut, zéro panne et zéro papier. Pour ce faire, des outils ont été développés, à travers la définition de 14 principes [3], dont la « fluidité » (décomposition des processus en flux de pièces et non en étapes de travail) et les « flux tirés » (le processus de production est déclenché par une commande du client final, qui remonte la chaîne toute entière). Cette doctrine doit permettre de limiter au maximum des stocks, car ils sont des sources de dépenses non productives (coûts de stockage, coût de maintenance, usure des articles) et interdit de les constituer pour les produits finis, car ils sont vus comme le signe d’une anomalie de la production, d’un processus qui n’est pas maîtrisé, ou d’articles qui sont produits sans perspective de vente. Bref, comme les délais de paiement, ce sont des actifs inutiles, qui consomment des ressources sans en produire. Une production en flux tendus viendrait au contraire supprimer cette contrainte, en s’assurant que chaque produit n’est fabriqué que pour être immédiatement vendu, et honorer une commande existante (donc une marge future). De quoi grandement simplifier la tâche des services de la supply chain, et éviter aux directions marketing de devoir vendre à marche forcée des véhicules pour écouler des stocks qui prennent la poussière. En dé-corrélant l’effort de vente de l’effort industriel, le passage à la production « à la commande » permet de se concentrer sur les spécificités du marché que l’on souhaite attaquer. Ce qui a fait le succès de l’industrie automobile japonaise dans les années 90 viendra pourtant jouer de vilains tours en ces temps de pandémie mondiale.

La nouvelle division mondiale du travail

Il n’est en effet pas possible de séparer l’idée de management en flux tendus de celle de l’éclatement mondial de la chaîne de valeur. En décomposant la fabrication de chaque produit en une somme de processus et de flux à optimiser individuellement, les directions des entreprises se sont très vite confrontées au dilemme de faire sous-traiter une partie de la production industrielle vers des zones où l’ouverture des marchés et les faibles coûts de la masse salariale ont rendu la main-d’œuvre très compétitive par rapport aux standards occidentaux, en Afrique, en Chine et en Asie du Sud [4]. La contrainte de ne plus faire de stocks a été levée par le boom du transport maritime mondial et la conteneurisation des flux, qui permet de faire transiter d’énormes volumes de marchandises entre plusieurs continents (pour exemple le trafic de Shanghai passe de 1,5 millions d’unités en 1995 à 36,5 millions en 2015 [5]) en un temps raisonnable (transit moyen d’un mois entre l’Europe et la Chine [6]), et surtout pour un coût infinitésimal. C’est une des raisons pour laquelle les groupes se sont lancés dans une diversification géographique de leur approvisionnement (sourcing) et de leur sous-traitance (offshoring), n’ayant plus la contrainte de devoir disposer de toute leur chaîne de production sur un seul lieu. Les progrès de l’informatisation (traitement des données, séquençage des étapes au niveau international, échange d’informations entre usines à longue distance) et l’explosion des échanges intra-groupe (détachement de personnel, expatriés, joint ventures, royalties…) ont permis la coordination et la standardisation de cet ensemble industriel, pour concilier les meilleurs coûts possibles à chaque étape ou pour chaque composant (en tenant compte que certains acteurs ou groupes d’acteurs peuvent se spécialiser dans un type de produit, comme le petit électronique en Chine, le textile en Asie), tout en maintenant une souplesse dans l’organisation qui permet de se rapprocher au maximum d’une production à la commande. Dans ces conditions, stocker des marchandises autres que des pièces de rechange ou des anticipations de commandes est devenu obsolète, tout comme les contrôles qualités fastidieux en bout de chaîne. Fini aussi les longues manutentions à l’expédition, tout est rationalisé et automatisé au plus fin (l’expression japonaise pour décrire cet état d’esprit est le « juste-à-temps »). Le fantasme du directeur commercial est alors de devenir un Chief Product Officer, qui n’a plus besoin de se soucier de logistique, et se borne à piloter un processus « Order to Cash » (faire en sorte qu’une commande client se transforme le plus rapidement et le plus automatiquement possible en encaissement bancaire).

L’inconvénient de cette organisation est qu’elle est extrêmement sensible aux chocs qui peuvent affecter l’économie mondiale, et notamment les événements externes qui viennent perturber les échanges, qu’ils soient exogènes (une guerre, une catastrophe naturelle, une épidémie) ou endogènes (les tarifs douaniers, les taxes, les restrictions aux mouvements de capitaux). Ceux-ci viennent gripper la machine en faisant sauter un précieux maillon de la chaîne, ce qui vient perturber tout le cycle de production, ou chaque étape dépend de la suivante ou de la précédente. Si un composant vient à manquer dans une usine du fait de la fermeture des frontières ou de la paralysie des moyens de transport, il peut mettre en péril tout le processus de fabrication, pour peu que l’entreprise ne parvienne pas à trouver un substitut sur place en quantité ou en disponibilité suffisante. Cette situation de dépendance a été mise en lumière lors de l’épidémie de Covid-19, notamment à propos des produits pharmaceutiques et médicaux, dont une grande partie de la production des principes actifs fut sous-traitée en Chine [7]. Les tensions sur la production consécutives aux mesures sanitaires ont entraîné des inquiétudes sur l’approvisionnement des marchés occidentaux en produits et en génériques, dont les risques de rupture explosent depuis 2018 [8]. Depuis, le débat s’est focalisé sur la nécessité pour les industries européennes de relocaliser une partie de leurs productions vitales vers des centres névralgiques situés sur le territoire national. C’est faire fi de 30 ans de pratiques managériales, qui ont consisté à aller chercher le potentiel des marchés là où ils sont. C’est aussi oublier qu’au-delà de production, de nombreuses sections de l’activité industrielle ont été déplacées vers ces nouvelles destinations : cela va des fonctions support (maintenance informatique, hotline, shared service centers, comptabilité) aux fonctions stratégiques comme la R&D, la veille technologique ou les centres de recherche [9]. Revenir en arrière et implanter ces nouvelles unités sur le marché national nécessiterait de reconstruire totalement un réseau qui avait fait des interactions entre des plates-formes mondiales et des échanges internationaux sa force d’innovation. Une démarche qui nécessite de recréer un environnement dynamique et collaboratif sur son propre marché, et qui ne se fera pas en quelques mois. Le mouvement a pourtant déjà été enclenché, les grandes entreprises se voyaient déjà forcées de réagir à la montée en gamme (et à la hausse des salaires) des pays asiatiques, qui avaient pour stratégie de sortir de la dépendance à la sous-traitance low-cost pour devenir à leur tour des pôles d’innovation et d’exportation.

La question des stocks

Mais le phénomène majeur qui mettra en lumière les défaillances de la gestion en flux tendus restera la question de la production des masques et des équipements de protection chirurgicaux : avant le début de l’épidémie, la moitié dans le monde étaient produits en Chine [10], de nombreuses entreprises  ayant déserté le vieux continent devant le rouleau compresseur de l’industrie textile asiatique. Or, l’on s’est rendu compte au début de la crise de mars 2020 que le port du masque serait un des éléments de protection les plus efficaces contre la maladie. Beaucoup de pays le rendant obligatoire, les besoins et les commandes ont explosé. Mais dans un monde ou les entreprises se sont habituées à fonctionner en flux tendus, sans stocks et sans réserves, sans possibilité de faire face rapidement à une explosion de la demande mondiale, la mécanique s’est tout de suite grippé ! Lorsque les capacités logistiques sont gravement affectées par le confinement des travailleurs et les fermetures de frontières, et que les commandes sont multipliées par 100 la belle chaîne optimisée mondialement promue par les tenants du Lean s’effondre, incapable de suivre le rythme et de s’adapter à la cadence voulue. Et lorsque ce sont des pans entiers de l’économie qui se retrouvent en difficulté du fait de difficultés d’approvisionnement en pièces détachées produites en Chine, on ne se retrouve qu’avec ses yeux pour pleurer quand les consultants en management prophétisaient que les stocks de précaution étaient inutiles et coûtaient trop cher. Le problème sera exactement le même avec la production de respirateurs artificiels à destination des services de réanimation des hôpitaux, dont la production avait aussi subi cet éclatement, et dont le monde occidental a compris la valeur au cœur de la crise.

Quelle leçon tirer de cette remise en cause ? Que la course à l’innovation et à la rentabilité se fera par à-coups, au gré des crises de système et des ajustements structurels. Nos entreprises industrielles vont sûrement redécouvrir dans les mois à venir les vertus de la gestion prospective, tandis que de nombreuses directions de la Supply Chain seront tentées de revoir ou de corriger leur schéma d’approvisionnement. Les entreprises qui avaient déjà constitué ce tissu économique sur le territoire national seront, elles, plus frileuses à en localiser une partie à l’international. En tout cas, il se pourrait bien que les entreprises françaises découvrent la vertu du stockage de matériels non produits près de chez eux en quantité suffisante, et que les vieux réflexes du « monde d’avant » qui poussaient à alléger au maximum le bilan des entreprises et de vider les actifs soient remises un temps au placard. Il leur restera à méditer longuement un autre précepte fondamental de la philosophie du Lean : investir sur l’auto-apprentissage, l’amélioration continue en situation, et le développement d’organisation « apprenantes ». Il se peut que dans le « monde d’après », on entende moins parler du Lean Management, et que les consultants se recyclent sur un autre concept : celui de la résilience en situation de crise.

Sources :

 [1] – Statistiques du chômage partiel 25 mars 2020
https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/chiffres-actualises-sur-l-activite-partielle

[2] – Les travaux de Taiichi Ohno, père du « Toyotisme »
https://www.lesechos.fr/2016/07/taiichi-ohno-la-revolution-du-juste-a-temps-1112071

[3] – Les principes du Lean management
http://www.qualiteperformance.org/comprendre-la-qualite/principes-et-fondamentaux/les-principes-du-lean-management

[4] – Délocalisations en Asie
https://www.lesechos.fr/1993/02/lasie-nouveau-paradis-de-la-production-delocalisee-899953

[5] - Trafic de conteneurs mondial entre 1995 et 2015
https://www.isemar.fr/wp-content/uploads/2017/02/note-de-synth%C3%A8se-isemar-187.pdf

[6] – Délai de transit entre l’Europe et la Chine
https://fr.sino-shipping.com/conteneur-chine-france/

[7] – Sous-traitance pharmaceutique en Chine
https://www.pwc.fr/fr/decryptages/humain/plus-grande-industrie-pharmaceutique-en-chine.html

[8] – Ruptures d’approvisionnement médicaments
https://ansm.sante.fr/S-informer/Informations-de-securite-Ruptures-de-stock-des-medicaments

[9] – Internationalisation de la R&D
https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/01/10/la-delocalisation-de-la-recherche-et-developpement-est-affaire-de-dosage_1463276_3232.html

[10] – Production de masques en Chine
https://www.rtbf.be/info/economie/detail_reprise-massive-de-la-fabrication-de-masques-en-chine?id=10458377