Erdogan : le retour de l’impérialisme ottoman

 
Photo : Tarik Haiga - Unsplash

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« Le Turc ne s'incline que devant Dieu, il ne demande de l'aide qu'à Dieu » [1]. En prononçant cette phrase, le président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdogan ne fait aucun mystère de ses ambitions : après avoir consolidé son pouvoir présidentiel à l’intérieur du pays par un référendum  en 2017 et après la purge opérée contre ses opposants dans l’administration et la société (à travers la lutte contre le mouvement de Fethullah Gülen, son ancien allié maintenant qualifié d’ennemi public), il souhaite affirmer son pays comme une puissance incontournable au Proche-Orient, voire dans le monde. C’est dans ce sens qu’il multiplie les initiatives sur la scène internationale, toutes dirigées en vue de faire triompher les intérêts d’une nouvelle Turquie, nationaliste et islamique, sur fonds d’un discours nostalgique du passé impérial clairement assumé.

Un jeu diplomatique d’influence régionale

Tout d’abord, l’élection de Mr Erdogan à la Présidence turque en 2014 a marqué un tournant dans le retour du pays sur la scène internationale. Après s’être affirmée comme une alliée du camp occidental contre le bloc Soviétique pendant la Guerre Froide (adhésion du pays à l’OTAN en 1952), et s’être tenue à l’écart des guerres israélo-Arabes du XXème siècle, la Turquie profite de la nouvelle donne liée à la battue des cartes pour s’affirmer dans des régions qu’elle considère comme sa zone d’influence. Ainsi, en vertu d’une politique « Zéro problème avec nos voisins » [2], elle se pose en acteur régional de la stabilité et se constitue un pôle de relations privilégiées avec ses pays environnants : elle encourage le partenariat bilatéral avec l’Azerbaïdjan (au nom d’un principe « Une Nation, Deux Etats »[3])  et collabore étroitement dans les domaines énergétiques et gaziers (accords d’Istanbul en 2010 [4]) pour tenter de l’extraire de l’influence historique russe, et s’assurer un allié de poids contre l’Arménie ; elle se rapproche de la Géorgie depuis 2005 en y installant bases militaires à Vaziani et Marnéouli et en l’intégrant à son axe via des pipelines Bakou-Tbilissi-Ceyhan [5] ; elle s’est invitée dans le conflit Tchétchène en soutenant la rébellion dès 1999, elle a mis en place et continue de soutenir dans la partie Nord de Chypre une entité politique turque depuis 1974, ce qui ne l’empêche pas de collaborer étroitement avec la Grèce dans le cadre des projets gaziers Nabucco et TAP [6].

Au-delà de son aire d’influence directe auprès de ses voisins, la Turquie moderne veut aussi positionner ses pions auprès de l’ensemble des pays qu’elle considère comme « Turcs de culture », ou comme faisant partie de ses anciennes possessions impériales.

Ainsi, elle n’hésite pas à jouer sur les importantes diasporas turques de l’Europe de l’Est pour tenter d’influencer les élections (comme en Bulgarie en 2017 [7]) ou pour s’assurer la fidélité de gouvernements qui lui sont favorables (comme en Bosnie-Herzégovine [8]). Ensuite, elle a récemment initié un partenariat stratégique avec l’Algérie [9], sans cacher que le but final était de ramener les pays du Maghreb dans une union des pays musulmans dont la Turquie se veut le fer de lance, sur fonds de dénonciation du passé colonial français dans la région. Enfin, le président Erdogan a aussi semblé s’inscrire dans un mouvement « panturquiste », qui avait pour vocation de s’assurer une tutelle sur les anciennes républiques soviétiques du Sud de l’Asie Centrale (Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan), en insistant sur le fait qu’elles appartiennent culturellement et historiquement à la grande famille des peuples turcs.  Pourtant, elle a dû en coulisse réviser ses ambitions à la baisse, se heurtant à la fidélité de ces pays envers la Russie, et se contente d’un partenariat avec elle fondé sur le concept « d’Eurasie » (donc mélange d’héritage slave et turc). Les deux pays s’en servent pour exercer une influence conjointe dans la région, et éviter qu’elle ne regarde trop vers Washington ou vers Pékin pour se développer.

Enfin, Ankara profite à fond de l’enlisement du conflit irako-syrien débuté en 2011 pour faire valoir ses droits sur la région. Dès le début du conflit, Recep Erdogan s’est engagé contre le régime du Président Bachar El-Assad en finançant les groupes rebelles dans le nord du pays (notamment les Turkmènes turcophones affiliés à l’Armée Syrienne Libre). Il en a profité à partir de 2016 pour mener des opérations contre les milices kurdes opérant dans cette région, et qui combattent l’armée régulière syrienne et son allié russe depuis 2015. En effet, depuis juillet 2015, le gouvernement turc a repris le combat contre l’organisation PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), afin de pacifier la région sud de l’Anatolie peuplée en grande majorité de Kurdes, communauté que le pouvoir central d’Istanbul perçoit comme sécessionniste  et dangereuse. Redoutant l’alliance du PKK avec les communautés kurdes du Nord de la Syrie, il prend les devants en janvier 2018 en envahissant la poche syrienne d’Afrine tenue par les Kurdes Syriens, afin de sécuriser sa frontière Sud, et de refouler les Kurdes vers l’Irak. Pourtant, Ankara entretient paradoxalement d’excellentes relations avec la région autonome du Kurdistan Irakien (gouvernée par le PDK), qui s’est éloignée de ses congénères syriens et turcs pour se concilier les faveurs turques. L’objectif de la Turquie au Moyen-Orient est donc double : peser dans le futur partage de la Syrie en prenant des gages territoriaux dans le Nord de la région et en soutenant une chute du régime d’Al-Assad, et se débarrasser par la même occasion des groupes armés kurdes à sa frontière, qu’ils soient turcs ou syriens.

Toutes ces offensives militaires et diplomatiques ont donc pour objectif d’assurer la sécurité de la Turquie tout au long de ses frontières, mais aussi de développer son  influence sur les limites de son ancien espace impérial (les Balkans, le Caucase, le Moyen-Orient, le Maghreb Ouest…). Ainsi elle espère constituer un club restreint de pays, de régimes oui de territoires tenus par des groupes armés, qui lui seraient fidèles, et entretiendraient avec elle des relations spéciales fondées sur l’interdépendance et l’entraide, une sorte de « Commonwealth turc ». C’est une stratégie déployée par de nombreux acteurs de la région (la Russie avec la CEI dans l’ex-espace soviétique, l’Arabie Saoudite au sein du Conseil du Golfe, l’Iran à travers son soutien aux chiites en Syrie et au Liban…) et donc un classique de la géopolitique.

Une stratégie à l’international basée sur la diaspora

Mais ce n’est pas encore tout. En plus de tenter de jouer le leadership régional par un jeu subtil d’alliances, de relations bilatérales fondées sur l’énergie et les tentatives de déstabilisations internes, la nouvelle Turquie d’Erdogan n’hésite pas à se poser en protectrice et en guide de la communauté turcophone musulmane du monde entier, voire du monde musulman dans son ensemble. En effet, à travers la Direction des affaires religieuses (« Fondation Diyanet »), les autorités Turques vont structurer les communautés turcophones de l’étranger en aidant à l’organisation d’une pratique religieuse validée par le pouvoir et en offrant à ces communautés de nombreux services et facilités, dans le but d’encadrer leur comportements. A cet effet, la Présidence des affaires religieuses est on ne peut plus claire : elle se fixe pour mission « d’aider les citoyens turcs, les congénères et les autres musulmans à pratiquer les prières quotidiennes » et de « préserver l’identité religieuse et nationale des citoyens turcs, des congénères et des autres musulmans. [10]». En France, cette mission est menée par DITIB, qui est une fédération de 92 associations franco-turques structurant le territoire et assurant des services comme l’organisation des pèlerinages ou un service funéraire traditionnel, le tout « en collaboration avec le Diyanet, bureau des affaires religieuses de la République de Turquie » [11]. A travers ce maillage, le pouvoir turc peut donc organiser le culte musulman à l’étranger via ses communautés, en y apportant une approche conservatrice et traditionaliste chère au Président Erdogan [12]. En effet, un rapport sénatorial de 2016 décrit bien :« La spécificité de la Turquie réside, en définitive, précisément dans le fait qu’elle contrôle les lieux de culte « turcs » malgré l’absence de financement, à travers l’organisation Ditib qui structure les associations turques sur le territoire national. » [13].

Enfin, à l’occasion du référendum constitutionnel d’avril 2017, le gouvernement turc n’a pas hésité à mobiliser directement la diaspora turque à l’étranger (présente notamment en Allemagne) pour inciter les binationaux à voter, et faire la publicité de son régime pour une Turquie conquérante. A cet effet, des réunions publiques ont été organisées dans les pays concernés, ce qui a donné lieu à des incidents, notamment aux Pays-Bas, déclenchant une crise diplomatique. Cette affaire montre bien que le pouvoir d’Ankara n’hésite pas à utiliser la communauté turcophone mondiale comme levier de puissance, en vue de se construire une influence globale, et de peser médiatiquement dans la compétition pour la diffusion planétaire des préceptes islamiques au monde musulman.

Un soft power porté par la nostalgie ottomane 

Enfin, en parallèle de ces initiatives internationales, la Turquie commence à s’affirmer dans la compétition mondiale pour la production de modèles de sociétés de références. En effet, par la diffusion de contenus culturels, artistiques et de divertissements, elle contribue à propager sa vision du monde, et donc ses intérêts nationaux. En 2017, le ministère turc de l’audiovisuel a financé le tournage de la série Payitaht Abdülhamid, destinée à l’international, et narrant les années du règne du sultan Abdülhamid entre 1876 et 1909. On y voit un souverain ottoman se démenant pour la survie d’un empire entouré d’ennemis, qui parvient  à assurer la continuité nationale par l’autoritarisme politique et le conservatisme religieux, en s’opposant frontalement aux puissances européennes présentées comme colonialistes. Un programme politique tout à fait en phase avec celui du Président Erdogan.

Car celui-ci ne s’en cache pas : il se réclame ouvertement de la nostalgie de l’empire ottoman, quand le domaine d’influence de la Turquie s’étendait du Maroc jusqu’aux confins de la Perse, et que le souverain d’Istanbul pouvait se glorifier du titre de calife, guide de tous les musulmans de la terre depuis la Mecque. Dans un discours à son parti le 13 février 2018, la menace est limpide [14] : « Ceux qui pensent que nous avons effacé de nos cœurs les terres dont, il y a cent ans, nous nous sommes retirés en larmes, ont tort » « Nous disons à chaque occasion que la Syrie, l’Irak et d’autres endroits de la carte de nos cœurs ne sont pas différents de notre propre patrie. Partout où l’appel à la prière est entendu, nous luttons pour qu’un drapeau étranger ne soit pas brandi. ». Une nostalgie qu’il associe à un nationalisme revanchard, quand il n’hésite pas à convoquer le souvenir de la victoire turque de Gallipoli de 1915 pour humilier ses adversaires occidentaux.

Là se situe toute la force de la Turquie que Recep Tayyip Erdogan veut construire : un Etat fort et autoritaire, occupant une place centrale entre Orient et Occident, protégé par une myriade de territoires satellites, nouvelle Mecque d’une communauté musulmane qui prendra pour guide l’Héritier spirituel de la Sublime Porte. C’est auréolé de cette nouvelle puissance qu’il rêve de commémorer en tant que Président  le centenaire de la fondation de la République Turque en 2023. Avant que son successeur ne commémore les six cents ans de la Prise de Constantinople en 2053.

[1] Discours sur l’anniversaire de la bataille de Manzikert
https://www.youtube.com/watch?v=4SaWO10Efh4

[2] Ministère Turc des Affaires étrangères 
http://www.mfa.gov.tr/la-politique-de-z%C3%A9ro-probl%C3%A8me-avec-nos-voisins.fr.mfa

[3] Déclaration du Président Erdogan le 22 mai 2019 
https://www.aa.com.tr/fr/turquie/message-derdogan-%C3%A0-aliyev-pour-le-101%C3%A8me-anniversaire-de-la-r%C3%A9publique-dazerba%C3%AFdjan/1484888  

[4] Accord gazier Ankara-Bakou 
http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2010/06/07/97002-20100607FILWWW00500-gaz-accord-entre-ankara-et-bakou.php 

[5] Coopération trilatérale Turco-Géorgo-Azérie (p.6) 
https://www.frstrategie.org/web/documents/publications/notes/2010/201008.pdf  

[6] Projet TAP 
http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2013/06/28/20002-20130628ARTFIG00602-le-projet-nabucco-enterre-par-un-gazoduc-qui-rejouit-la-grece.php 

[7] Législatives de 2017 en Bulgarie 
https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/bulgarie-erdogan-ne-fait-pas-l-unanimite-chez-les-turcs-du-pays_3058097.html  

[8] L’influence turque en Bosnie 
https://www.lepoint.fr/monde/geopolitique-erdogan-fait-main-basse-sur-la-bosnie-20-08-2018-2244513_24.php 

[9] Partenariat turco-algérien 
https://www.lepoint.fr/monde/erdogan-aux-petits-soins-pour-l-algerie-27-05-2018-2221667_24.php 

[10] Programme de la Direction des Relations Externes de Diyanet 
https://www.diyanet.gov.tr/fr-FR/Organisation/d%C3%A9tail//12/direction-g%C3%A9n%C3%A9rale-des-relations-externes  

[11] Communiqué de presse DITIB France 
https://www.trt.net.tr/francais/europe/2018/08/08/le-ditib-france-reagit-au-dossier-noir-du-magazine-le-point-qui-vise-a-le-discrediter-1028235  

[12] Communiqué de presse éloquent sur la conception de l’islam par la Turquie 
https://www.diyanet.gov.tr/fr-FR/Institutionnel/d%C3%A9tail/11549/communiqu-de-presse--propos-de-la-campagne-immodre-conduite-en-france-contre-le-saint-coran 

[13] Rapport d’information sénatorial sur le financement de l’Islam de France (p.58) 
http://www.senat.fr/rap/r15-757/r15-7571.pdf 

 [14] Discours d’Erdogan du 13 février 2018 
https://www.atlantico.fr/rdv/3328819/l-union-europeenne-et-les-etats-unis-ferment-les-yeux-devant-les-menaces-grandissantes-de-la-turquie-neo-ottomane-d-erdogan-envers-chypre-et-la-grece