Faut-il brûler le franc CFA ?

 
Parmi les quinze pays membres de la CEDEAO, huit utilisent le franc CFA.

Parmi les quinze pays membres de la CEDEAO, huit utilisent le franc CFA.

 
 

« Impôt colonial », monnaie « servile et prédatrice », « pillage institutionnalisé ».... il n’est sûrement pas d’autre monnaie au monde qui fasse l’objet d’autant de rejet et de fantasmes que le franc CFA (Coopération Financière Africaine, anciennement Colonies Françaises d’Afrique). Le brûler par liasses entières en public constitue d’ailleurs la base de la revendication africaine. Comme si cette devise devait servir d’exutoire, de défouloir pour exprimer la colère de la partie francophone d’un continent qui a l’impression de stagner, et qui veut absolument y voir la main de son ancien colonisateur. Mais derrière le discours de façade, quelle réalité économique se cache derrière ce billet vieux de 70 ans ? 

UNE MONNAIE RÉGIONALE STABLE

Le franc CFA est la monnaie unique utilisée par 15 pays d’Afrique, regroupés en deux zones monétaires : une Union Ouest-Africaine (l’UEMAO, regroupant Bénin, Burkina-Faso, Côte-d'Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) qui gère le franc Ouest (le XOF) et une Union Centrale-Africaine (la CEMAC, regroupant Cameroun, Tchad, Centrafrique, Congo, Gabon et Guinée équatoriale) qui gère le franc central (le XAF), plus les Comores (le KMF) [1]. Né de coopérations financières signées en 1972 et 1973 entre la France et ses anciennes colonies africaines devenues indépendantes, son fonctionnement est guidé par quatre principes : une garantie de la conversion par rapport à l’Euro, un taux de change fixe, la libre circulation des capitaux et la mise en commun des réserves de changes auprès de la France. 

Cela signifie que les pays qui ont accepté le CFA comme monnaie unique peuvent à n’importe quel moment demander à la Banque de France de convertir leur stock en Euros, et cela à un taux de change fixé par les instances africaines à l’avance (1 pour 655 pour les XAF/XOF et 1 contre 491 pour les KMF, malgré des fluctuations inédites en 2018 [2]). Cette dernière s’engage donc à leur fournir de façon illimitée toutes les devises qui lui seront demandées, quel qu’en soit le montant. C’est donc un puissant outil d’entrée sur le marché international pour les pays adhérents, qui sont sûrs d’avoir accès à des devises étrangères (comme des dollars, des Yuans, des roubles) à prix fixe et bon marché via la stabilité avec l’euro. En effet, l’avantage du CFA par rapport à une monnaie nationale « classique » est qu’il inspire confiance de par son arrimage à une monnaie forte (l’Euro), et qu’il n’y a donc à craindre aucune crise monétaire (c'est-à-dire un manque de liquidités ou une perte de valeur de la monnaie) tant que la France respecte ses engagements. Ce qui n’est pas le cas d’une monnaie nationale souveraine, qui court le risque d’être facilement dévaluée par un Etat soucieux de relancer ses exportations. 

LA RÉSERVE DE LA DISCORDE

En contrepartie de cet engagement, la France impose à ses partenaires la centralisation de leurs réserves de change. Ce qui signifie qu’une partie des réserves en devises collectée par ces pays est placée auprès du Trésor Public français (c'est-à-dire mis à sa disposition via un mécanisme de compte d’opération). Le taux est de 50% pour les pays africains et de 65% pour les Comores. Cette centralisation permet à la France d’avoir les fonds nécessaires pour faire face à ses engagements et de piloter à long terme la masse monétaire qu’elle s’est engagée à protéger. Cette conséquence des accords est souvent décriée dans les médias et par les militants panafricanistes comme étant le symbole du « pillage » de l’Afrique par l’ancienne puissance coloniale [3]. Mais ce n’est rien d’autre que la contrepartie de l’engagement initial : s’engager à ouvrir son guichet de façon illimitée a un coût, et il est bien peu de pays qui accepteraient en réalité de servir de convertisseur en dernier ressort sans s’assurer que les outils pour le faire soient sous son contrôle. Ces critiques sont d’autant plus injustifiées que ces dépôts sont rémunérés aux banques africaines aux mêmes taux que ceux de la BCE [4]. Demander à la France de garantir le cours d’une monnaie face à l’Euro, sur la base d’un taux de change qui lui est imposé, tout en conservant chez soi ses réserves en devises, c’est exiger de garder le beurre et l’argent du beurre. 

Le procès est d’autant plus facile qu’il oublie un élément essentiel du débat : pour disposer de réserves de changes à long terme, il faut exporter. Or, la majorité des pays de la zone Franc affichent en 2017 un déficit commercial : -4 760 milliards de CFA pour l’ensemble de l’UEMOA [5], - 6 285 milliards pour la CEMAC [6]. Parmi eux, seules la Côte d’Ivoire (grâce au cacao) et la Guinée Equatoriale (grâce aux ressources aurifères) affichent une balance des transactions courantes positive.  

A l’inverse, la parité fixe et illimitée offerte par la France couplée à la libre circulation des capitaux permet à ces pays de s’ouvrir pleinement aux investissements étrangers, et d’offrir un espace d’affaires qui soit stable économiquement (l’inflation est constamment inférieure à 2% depuis 2014 contre plus de 6% pour le reste de l’Afrique subsaharienne [7]) et dynamique commercialement  (le taux de croissance total de l’UEMOA en 2018 est de 6,8%). De plus, l’absence des barrières de changes entre les pays est un levier essentiel pour dynamiser le commerce intra-africain et encourager le développement de chaînes de valeurs à l’échelle régionale (67 milliards de dollars d’exportations intérieures sur le continent en 2017 [8]). Pour un investisseur, savoir que ses futures ventes se feront dans une monnaie stable sans risque de change à long terme est un atout indéniable pour l’attractivité. 

LA MONNAIE D’UNE ZONE BIEN DISPARATE

Pourtant, ce qui fait la force du CFA constitue aussi l’un de ses travers. La zone franc mélange en effet des pays bien différents entre eux : comment concilier les intérêts économiques de pays exportateurs comme la Côte d’Ivoire (+ 584 milliards de CFA d’excédent en 2017 [9]), qui ont besoin d’une monnaie faible pour soutenir les rentrées de devises dans un contexte de baisse des prix des matières premières, et d’autres comme le Mali, dont la balance commerciale (-1 277 milliards en 2017) est plombée par des importations en pétrole (572 milliards [10]), donc a intérêt à une devise forte sur les marchés pour régler des achats libellés en dollars ? Il apparaît donc que le CFA souffre en réalité des mêmes reproches qui sont faits à l’Euro : une zone monétaire où les orientations sont décidées par les pays les plus puissants économiquement, bien loin de la logique collégiale défendue à l’origine.

Le Franc CFA est donc avant tout une monnaie qui devrait bénéficier aux pays les moins développés, pour leur permettre d’importer à bas coût (via l’arrimage à l’Euro) des biens de consommation essentiels pour leur population tout en faisant monter en gamme leur économies de transformation, et ce en étant protégé des chocs monétaires extérieurs. A l’inverse, un pays comme la Côte d’Ivoire aura plus intérêt à se rapprocher économiquement de pays comme le Nigeria (grand exportateur de pétrole), pour bénéficier d’une politique monétaire agressive. Mais cela impliquerait de remettre en cause les liens privilégiés de ce pays avec la France, pour s’intégrer à des zones n’ayant historiquement pas fait partie de l’empire colonial français.

ET LA FRANCE DANS TOUT ÇA ?

Enfin, quand on évoque les avantages et les inconvénients du franc CFA pour l’économie africaine, il est une question qu’on oublie souvent de se poser : que gagne la France à maintenir le CFA ? Si cette monnaie est un outil très pratique pour maintenir sa zone d’influence dans un espace dont elle partage la langue et l’histoire, il faut reconnaître que la justification économique du CFA n’est guère appétissante. A quoi bon garantir une monnaie qu’on ne contrôle pas, et dont d’autres peuvent en fixer librement la valeur ? A quoi bon se porter garant de façon illimitée quand les ressources qu’on en retire sont médiocres (rappelons que la part de l’Afrique dans les exportations mondiales n’est que de 2,4% en 2017 [11]). Cette situation oblige la France à se porter caution à fonds perdus d’actions de ses partenaires sans en retirer un bénéfice certain (les réserves cumulées de la zone franc placées auprès du Trésor ne représentent que 10 milliards d’euros en janvier 2016 [12]). Si on s’en tient à un strict raisonnement économique, la France n’a aucun intérêt à maintenir le Franc CFA en l’état, qui relève plus du chèque en blanc que de la coopération bilatérale. Si elle veut le prolonger tout en conservant ses intérêts financiers, elle doit imposer à ses partenaires ouest-africains un contrôle beaucoup plus poussé de leur politique monétaire (piloter leur émissions, fixer la parité réelle du franc) et une tutelle de leur banques centrales par la Banque de France. 

Mais peut-être n’aura-t-elle pas à prendre cette responsabilité : le 29 juin 2019 à Abuja, les membres de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) (parmi eux figurent les 8 pays de l’UEMOA) ont adopté le principe de la création dès 2020 [13] d’une monnaie commune à leur quinze Etats: l’Eco. Cette monnaie sera basée sur un taux de change flexible, et couvrira une zone où le Nigeria, de par son poids économique, s’imposera comme un acteur déterminant de sa gouvernance, exacerbant ainsi tous les critiques sur l’hégémonie que ce dernier exercera sur la nouvelle monnaie. Si le CFA était décrié comme le symbole des déboires de la Françafrique, il est à parier que l’Eco sera le symbole des déboires de l’Afrique tout court. 

Sources 

[1]  Direction Générale du Trésor 
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/3517_Presentation-de-la-Zone-franc 

[2] Cours de change du Franc 
https://www.boursorama.com/bourse/devises/taux-de-change-euro-franccfa%28beac%29-EUR-XAF/ 

[3] Les critiques contre le franc CFA 
https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/franc-cfa-ou-l-imperialisme-a-la-francaise-822311.html$ 

[4] La rémunération des dépôts 
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/8165_principes-et-modalites-de-fonctionnement-de-la-cooperation-monetaire 

[5] Position extérieure globale des pays de l’UEMOA 
https://www.bceao.int/sites/default/files/2019-03/Balance%20des%20paiements%20et%20position%20ext%C3%A9rieure%20globale%20r%C3%A9gionales%20de%20l%27UEMOA%20-%202017.pdf  

[6] Balance commerciale de la CEMAC 
http://www.cemac.int/sites/default/files/publications/Rapports/Rapport_Surveillance_Multilat%C3%A9rale_2016_et_Perspectives_2017.pdf  

[7] Rapport annuel de la zone franc 
https://publications.banque-france.fr/rapport-annuel-de-la-zone-franc-2017 

[8] Rapport annuel de l’Afreximbank sur le commerce africain 2017 
https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/demo2.opus.ee/afrexim/ANNUAL-REPORT-2017-FR.pdf  

[9] Balance commerciale de la Côte d’Ivoire 2017 
https://www.bceao.int/sites/default/files/2019-01/Balance%20des%20paiements%20et%20position%20ext%C3%A9rieure%20globale%20-%20C%C3%B4te%20d%27Ivoire%202017.pdf  

[10] Balance commerciale du Mali 2017 
https://www.bceao.int/sites/default/files/2019-01/Balance%20des%20paiements%20et%20position%20ext%C3%A9rieure%20globale%20-%20Mali%202017.pdf  

[11] Rapport Général de l’OMC 2017 (page 80) 
https://www.wto.org/french/res_f/statis_f/wts2018_f/wts2018_f.pdf  

[12] Réserves de CFA à la banque de France 
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/02/22/confusions-autour-d-un-impot-colonial-et-du-franc-cfa_5083833_4355770.html 

[13] La création de l’Eco 
https://www.20minutes.fr/monde/2553751-20190701-eco-monnaie-unique-afrique-ouest-entrera-vigueur-2020