Gauche / Droite : Vers une disparition du clivage ?

 
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La 7ème vague du baromètre annuel « Fractures françaises » réalisé par Ipsos/Sopra Steria met en évidence le fait que, en 2019, 76 % des français considèrent que « les notions de Droite et de Gauche sont dépassées : ce n’est plus comme ça que l’on peut juger les prises de positions ». Les français sembleraient progressivement abandonner ce clivage qui structura pendant si longtemps la vie politique démocratique, et dont on fait traditionnellement remonter l’origine à la Révolution française et à l’acceptation ou non par les députés d’un droit de veto pour le Roi. Plus de 2 siècles plus tard, nombreux sont effectivement ceux qui pensent, en France comme dans le reste de l’Europe, que ce clivage ne reflète plus la réalité de la vie politique et de ses enjeux.

Stein Rokkan et Seymour Martin Lipset, dans leur célèbre ouvrage « Party systems and voter alignments », mettaient en évidence le fait que les systèmes partisans étaient fondés sur 4 fractures, produites par les évolutions politiques (construction des nations modernes, aboutissant à un double clivage État/Église et Centre/Périphéries) et économiques (produit de la révolution industrielle et de l’urbanisation, aboutissant aussi à un double clivage, capital/travail et urbain/rural) ayant menées à la modernité. Cette analyse, bien que fort complète, date cependant de 1967, et ces clivages sur lesquels se construisaient les positionnements de la Gauche et de la Droite sont en effet désormais de plus en plus perçus comme obsolètes. Mais cette situation ne semble en rien aboutir à une société unifiée et finalement d’accord sur la voie à suivre collectivement, c’est-à-dire à une réconciliation heureuse de la Gauche et de la Droite. L’idée de l’obsolescence de leur opposition traduirait plutôt une situation dans laquelle le traditionnel clivage politique ne serait plus adapté à notre situation politique contemporaine, et déboucherait en définitive sur l’introduction de nouveaux clivages inédits qui seraient désormais en passe de le remplacer. Tentons d’y voir plus clair.

Un nouveau clivage issu des présidentielles de 2017 ?

En France, l’événement consensuellement comme marquant la mort du clivage Gauche/Droite est l’élection présidentielle de 2017, qui vit s’opposer au second tour deux candidats ne se revendiquant ni de Droite ni de Gauche. Ou peut-être, et de Droite et de Gauche. Les débats quant à la façon de classer Emmanuel Macron et Marine Le Pen sur l’échiquier politique symbolisent parfaitement l’idée qu’ils défendent tous les 2 : « Le clivage Gauche/Droite est un clivage du passé, nous sommes le nouveau monde ».

 Le 12 Juillet 2018, devant le Congrès réunis à Versailles, le Président de la République Emmanuel Macron s’est exprimé en ces termes : « La frontière véritable qui traverse l’Europe est celle, aujourd’hui, qui sépare les progressistes des nationalistes. (…) Un combat est en train de se livrer qui finira le projet de l’Europe à venir, celui d’un repli nationaliste ou celui d’un progressisme contemporain. ». Après s’être présenté comme celui qui a réuni la Droite et la Gauche, et donc qui mit fin à ce clivage, le Président de la République désigne un nouvel ennemi, tantôt les « nationalistes », tantôt la « lèpre populiste ». Il désigne ainsi son ennemi au niveau national, son opposant conformément à ce nouveau clivage qu’il proclame, son adversaire du second tour Marine Le Pen. Leurs nombreux désaccords s’effacent devant ce constat qu’ils font en commun : « la Droite et la Gauche n’existent plus » ; cela faisait déjà des années que Marine Le Pen parlait de l’« UMPS ». La Présidente du Rassemblement National, de son côté, affirmait en effet le 6 Mars 2018 : « En réalité, le clivage "mondialistes/nationaux" est en train de traverser tous les pays (…). Aujourd’hui, le vrai débat, c’est "Est-ce qu’on souhaite être libre, souverain, et pouvoir mettre en place les protections que la nation peut offrir ?". Ou "Est-ce qu’on bazarde tout ça dans un européisme échevelé avec la libre circulation, le laissez-faire, le laissez-passer, le laisser-aller ?". C’est ça le vrai sujet, le vrai clivage. »

Si les termes utilisés ne sont pas les mêmes, les 2 opposants du second tour de l’élection présidentielle de 2017 affirment, avec une vocation internationale, que ce qu’ils présentent comme le « nouveau clivage » a bel et bien effacé l’« ancien clivage Gauche/Droite ». Ils appellent tous les 2 les électeurs de Droite et de Gauche à faire fi des vieilles étiquettes partisanes, désormais obsolètes, et à les rejoindre sur ce nouveau clivage qui peut se résumer en ces termes : « Pour ou contre la mondialisation ». Ce discours se retrouve aujourd’hui dans tous les pays d’Europe, et en particulier dans la bouche de tous les leaders de partis dits « populistes » (comme Matteo Salvini en Italie, ou Santiago Abascal en Espagne) à tel point qu’on affirme parfois que le nouveau clivage remplaçant le clivage Gauche/Droite serait un clivage entre « progressistes » favorables à « l’ouverture » contre « populistes » prônant « fermeture » et « retour en arrière ».

Le clivage « progressistes/nationalistes » : une réalité sociologique ?

Le rapport à la mondialisation est aussi la variable que met en avant le politologue Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion et stratégie d’entreprise » à l’IFOP, pour décrire le nouveau clivage qui selon lui « supplante désormais parfois la traditionnelle opposition gauche/droite ». Dans son ouvrage à succès « L’Archipel français » comme dans ses articles, il constate en effet dans de nombreux pays occidentaux une opposition entre des « gagnants de la mondialisation », habitants diplômés des grandes métropoles où se concentrent les richesses et activités économiques, et des « perdants de la mondialisation », moins diplômés et relégués loin des centres-villes ou dans les campagnes. Cette opposition géographique et culturelle se traduit par une opposition électorale : « Les catégories favorisées et les classes moyennes supérieures, les habitants des métropoles globalisées ou des zones touristiques privilégiées comme les plus diplômés ont massivement soutenu Clinton, le maintien de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne et le candidat écologiste en Autriche. Et, à l’inverse, les milieux populaires, les bassins industriels en crise (Rust belt aux États-Unis, Yorkshire en Grande-Bretagne par exemple), les territoires ruraux ou périphériques et les moins diplômés votaient pour Trump, le Brexit et Hofer en Autriche. » Jérôme Fourquet constatait que plus on s’éloignait du cœur de ces métropoles, plus les votes pour Trump et le Brexit augmentaient et inversement. Cette analyse s’applique parfaitement au cas français, ou les électorats de Marine Le Pen et Emmanuel Macron étaient par exemple fortement structurés par les niveaux éducatifs. « La nouvelle ligne de partage des eaux est constituée par le niveau éducatif combiné au lieu de résidence (grandes métropoles connectées à l’économie mondiale et zones touristiques privilégiées d’un côté versus zones rurales et petites villes délaissées et bassins industriels en crise de l’autre). »

Jérôme Fourquet affirme que ce clivage était perceptible dès 1992 et 2005, lors des référendums relatifs aux traités de Maastricht et sur la Constitution européenne, et décrit plus précisément ses tenants et aboutissants dans des termes permettant des parallèles avec l’opposition entre les « somewhere » et les « anywhere » que décrit David Goodhart (« The Road to somewhere ») et pouvant amener à s’interroger sur un possible retour du vote de classe : « Cette division renvoie à celle qui oppose les tenants d’une société ouverte aux adeptes d’une société fermée. On voit ainsi poindre un clivage entre ceux qui auraient un rapport maîtrisé et apaisé vis-à-vis de la mobilité (c’est-à-dire ceux qui ne redoutent pas les flux migratoires, qui défendent le principe de libre circulation et qui pratiquent aisément la mobilité dans un cadre touristique, professionnel ou résidentiel) et ceux qui entretiendraient un rapport plus craintif et restreint ou contraint à la mobilité. Ces derniers voyagent moins, vivent souvent là où ils sont nés, sont inquiets voire opposés à la poursuite de l’immigration et sont en attente d’une reprise de contrôle et d’un retour des frontières nationales. »

Affirmant que ce nouveau clivage était jusque-là concurrencé par le clivage Gauche/Droite avec qui il ne se superpose pas, ce dernier fut profondément bouleversé par les élections présidentielles de 2017 qui constitueraient « à la suite du Brexit et de la victoire de Trump un signe supplémentaire que nous avons basculé dans un nouveau cycle. ».


 
 

La réaffirmation de la Gauche et de la Droite : des « gesticulations post-mortem » ?

Paradoxalement, c’est dans cette période post-2017 que furent réaffirmés avec le plus de force la question des « identités de gauche » et des « identités de droite ». Ces 2 familles politiques tentent inlassablement de réinvestir la scène politique. La Gauche, qui semblait un temps avoir comme nouvelle figure de proue Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise, est de nouveau complètement éclatée en une multitude de factions quand la tentative de réforme des Républicains opérée par Laurent Wauquiez se termina sur un échec, qui aboutira à sa démission après les élections européennes de 2019. La Gauche et la Droite crient avec force depuis 2 ans qu’elles ne sont pas mortes.

Le philosophe Raphaël Enthoven, dans le discours qu’il tint à la convention de la Droite le 28 Septembre 2019, reprit et reformula les constats mis en évidence et documentés par Jérôme Fourquet : « Lentement, à pas comptés, après la chute du mur, les démocraties occidentales sont passées du diptyque "droite/gauche" au diptyque que j’appellerais moi "libérale contre souverainiste", et que peut-être vous préférerez nommer "mondialistes contre patriotes". Peu importe le nom qu’on donne à ce nouveau duo. Ce qu’il est important de comprendre, et d’admettre, c’est que le clivage "libéral/souverainiste" apparu en 1992 s’est affermi en 2005, et s’est définitivement installé dans le pays en 2017 avec la victoire d’Emmanuel Macron – qui n’est pas une victoire de la gauche, mais une victoire du libéralisme. Pour le dire simplement, la question aujourd’hui, l’alternative, n’est plus "Suis-je de gauche" ou "Suis-je de droite", mais "Ai-je intérêt à m’ouvrir au monde ou à me replier sur mon pré carré ?". Et dans cette nouvelle répartition idéologique, on trouve des deux côtés de l’alternative autant de gens de gauche que de gens de droite. ». Face à une assemblée qui avait pour ambition assumée d’aboutir à la renaissance de la Droite, Raphaël Enthoven s’était donné pour objectif de les « déconstruire » et leur dire en face les raisons pour lesquelles ce qu’ils entreprennent, à savoir la « renaissance de la droite », ne peut pas marcher.

Le philosophe poursuit : « Je sais bien que certains d’entre vous, tout en reconnaissant ce nouveau clivage, persistent à le tenir pour "politiquement inopérant". En cela, vous avez exactement le même discours que le PS. À quoi tient cette étrange communauté d’analyse ? Comment expliquer que la gauche et la droite pensent toutes les deux que l’affrontement de demain, c’est la gauche contre la droite ? Non parce que c’est une analyse – tous les chiffres la démentent et pas seulement les sondages – mais parce que c’est une question de survie. Et une façon de présenter comme un diagnostic la certitude qui vous arrange l’un et l’autre. En vous agrippant à la droite, comme le PS s’agrippe à la gauche, vous vous condamnez au parasitisme politique et à l’indécision sur la question européenne. Aussi  n’aurais-je qu’un mot à dire à cet égard : « Ne changez pas d’avis, car vous avez tort ». Raphaël Enthoven dresse un constat sans ambiguïté : le clivage Gauche/Droite est bel et bien mort, inopérant, obsolète, remplacé par ce nouveau clivage entre partisans et opposants à la mondialisation, qui serait même interne à la Droite et à la Gauche, et toute tentative de reconstituer la Droite et la Gauche irait à contre-courant et se condamnerait inexorablement à l’échec.

Mais l’évolution de la conjoncture politique d’une part, aussi radicale soit-elle, et l’émergence du « phénomène populiste » d’autre part, souvent corrélé avec le refus de la mondialisation, sont-ils réellement suffisants pour faire tomber ce clivage multiséculaire qu’est le clivage Gauche/Droite ? Il est incontestable que ce que représentaient la Gauche et la Droite ces dernières années n’existe plus, mais ne pourrais-t-on pas imaginer, comme cela s’est déjà produit par le passé, une « recomposition » du clivage Gauche/Droite ?

 

 

Sources :

IPSOS. « Fractures françaises 2019. Vague 7 ». Disponible sur: https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2019-09/fractures_francaises_2019.pdf

MACRON, Emmanuel. « Discours du Président de la République devant le Congrès réuni à Versailles » - 12 Juillet 2018 [en ligne ; version du 09/03/2020]. Disponible sur : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/07/12/discours-du-president-de-la-republique-devant-le-parlement-reuni-en-congres-a-versailles

YouTube. « Marine Le Pen est l'invitée de RTL » - Vidéo en ligne, 5 Mars 2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=1H5whlXazug

FOURQUET, Jérôme. « Un nouveau clivage. Perdants versus gagnants de la mondialisation », Commentaire, vol. numéro 158, no. 2, 2017, pp. 265-270. Disponible sur : https://www-cairn-info.passerelle.univ-rennes1.fr/revue-commentaire-2017-2-page-265.htm  

YouTube. « Raphaël Enthoven – Convention de la droite 28 Septembre 2019 » - Vidéo en ligne, 5 Mars 2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=mJg5Q_MPbus&t=98s