Introduction à Emmanuel Todd : Esquisse de la géopolitique toddienne

 
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Nous commencerons par citer le titre d’un article de Janvier 2020 rédigé par le journaliste Éric Zemmour à propos d’Emmanuel Todd : « Todd le chercheur et Emmanuel le militant ». Il est en effet incontestable que deux aspects se dégagent toujours lorsque l’on suit les interventions, voire même certains ouvrages, d’Emmanuel Todd. S’y expriment toujours d’un côté le chercheur, anthropologue et démographe spécialiste des systèmes familiaux, qui rend compte de travaux scientifiques de grande valeur ; et de l’autre quelqu’un de très engagé qui, bien que ne pouvant être aisément classé politiquement, défend ouvertement des idées très claires, et en particulier une opposition à l’euro et à l’Union européenne. Et la distinction entre ces « deux Todd » n’est pas toujours facile à faire – ces idées étant par ailleurs bien souvent justifiées par ses travaux.

La question n’est pas ici de dénoncer ce comportement, et de l’exhorter à se tenir à un rôle de chercheur a-politique ; nous avons déjà pris position au sujet de cette question de la « neutralité scientifique » (« Quel est l’intérêt d’une science qui se refuse à toute débouchée pratique ? À quoi bon étudier les hommes et la politique toute sa vie si c’est pour, en définitive, se refuser à toute conclusion ou prescription quant à la meilleure manière d’organiser la vie en société ? » - voir article « Pour une réhabilitation de la philosophie politique »). Au contraire, nous allons plutôt proposer ici, après avoir commencé par détailler le fruit de ses recherches sur les systèmes familiaux (voir « Introduction à Emmanuel Todd : Anthropologie politique et systèmes familiaux ») et mis en avant sa théorie du lien entre démocratie et système familial nucléaire (voir « Introduction à Emmanuel Todd : L’Europe et la démocratie »), tenter d’esquisser dans la mesure de nos moyens une « introduction à la pensée géopolitique d’Emmanuel Todd ».

Vers une bipolarisation de l’Occident ?

Un élément d’une grande importance que souligne Todd est cette idée de « divergence des trajectoires au sein de l’Occident ». Il analyse en effet des dynamiques différenciées au sein de ce bloc Euro-américain que l’on a pris l’habitude d’appeler « Occident », devant logiquement aboutir à moyen terme à son éclatement comme bloc uni en termes de conceptions politiques et de valeurs.

La raison en est simple : l’hégémonie américaine sur le monde est inexorablement déclinante (voir l’ouvrage Après l’empire publié en 2002) ; les États-Unis sont en effet confrontés à de graves problématiques internes : leur déficit commercial structurel a abouti à une crise industrielle provoquant une hausse du chômage puis une précarisation de la vie, et enfin une envolée des inégalités se traduisant par une hausse de la mortalité, particulièrement impressionnante chez la population blanche âgée de 45 à 54 ans. « C’est précisément cette hausse de la mortalité des adultes qui m’avait semblé rendre possible (…) l’élections de Donald Trump aux présidentielles de 2016, de même que la hausse de la mortalité infantile russe entre 1970 et 1974 m’avait permis d’envisager, dès 1976, l’effondrement du système soviétique » (Où en sommes-nous ? ; « Chapitre 14 : Donald Trump comme volonté... »). Pour régler ces difficultés, les États-Unis vont devoir se concentrer sur leurs affaires internes et donc se retirer, de manière toute relative, des affaires du reste du monde. Et cette réalité conduit inexorablement à la baisse de leur influence sur l’Europe.

Dans ce contexte et du fait de la situation de détresse de la population américaine, l’élection de Trump était non seulement rationnelle, mais les dynamiques ayant menées à cette élection devraient normalement se poursuivre dans le sens d’une refondation du système américain sur les bases d’un retour à la « démocratie primitive », et qui passe selon Todd forcément par un retour parallèle de comportements xénophobes. Todd considère en effet que « la démocratie est toujours primitive » (et c’est le titre du chapitre 11 de Où en sommes-nous ?), et que le corps des citoyens « libres et égaux » au fondement du régime démocratique ne peut se constituer que par opposition à un « autre ». C’est d’ailleurs en ce sens qu’il exprime, dans son entretien sur Le Grand Continent de Janvier 2018, la contradiction qu’il observe entre les idéaux démocratiques et les idéaux universalistes du projet européen :


« Je pense que c’est pour cela que le vrai problème du rêve européen, ce sont les bons sentiments des européistes et l’idée qu’il peut exister un monde social et historique parfait, un système qui n’aurait que des qualités positives. L’Europe devait être un système universaliste, tolérant, dépassant les nations, moral, socialement solidaire, démocratique, libéral. C’est comme si les européistes ne voyaient pas que chacun des systèmes possibles a sa dimension trouble.

Ce que je note dans mon dernier livre, c’est notamment le caractère originellement xénophobe de toutes les démocraties – ce que tous les historiens de la Grèce connaissent –, construites contre les autres. (...) L’altruisme interne d’une société dépend de l’égoïsme et de l’agressivité externe. Et pour moi ce n’est ni bien ni mal. On ne voit pas ces choses cruelles, et l’on veut construire l’Europe, et l’on se dit qu’on va obtenir une nouvelle nation en faisant disparaître tout sentiment xénophobe. Mais à la fin on n’obtiendra rien, l’anarchie, l’immoralité, la jungle évoquée plus haut. Ou alors, par défaut, et en cédant à nouveau à nos instincts primitifs, nous allons construire l’Europe dans l’anti-islamisme, ou la russophobie. Contre.

L’univers facile des bons sentiments va nous empêcher de comprendre que Trump et le Brexit, qui ont une bonne base xénophobe, anti-mexicaine ou anti-polonaise, sont en fait des regains démocratiques ! Et l’on va oublier, à l’inverse, que ce qui est universel c’est l’empire, c’est la négation de la démocratie. L’universel de base, c’est Rome ; et Rome ce n’est pas la démocratie libérale. Je n’aimais pas trop Raymond Aron, mais il faut reconnaître qu’il avait raison lorsqu’il suggérait inlassablement que ce ne sera jamais tout blanc d’un côté, tout noir de l’autre, et qu’il faut naviguer entre les deux pour obtenir le moins pire ».

Cette dynamique de « re-démocratisation » (la démocratie faisant référence chez Todd à l’influence dont dispose la population, et particulièrement des classes populaires, dans la prise de décisions politiques ; il affirmait que la démocratie « c’est quand on vote et que les décisions des électeurs sont relayées et appliquées par les élites » - voir « Introduction à Emmanuel Todd : L’Europe et la démocratie ») se retrouve selon Todd à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce qui l’amène à considérer que l’anglosphère constituera l’un des blocs nés de cet éclatement de l’Occident, réunie autour de valeurs et de conceptions politiques communes.

 
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L’autre bloc culturel qui se distinguera de l’anglosphère, c’est selon Todd celui que constituera l’Europe. Le Royaume-Uni, à la fois lieu de naissance de l’anglosphère et pays européen, avait le choix entre l’appartenance aux deux blocs ; le Brexit fut sa réponse. Si le Royaume-Uni ne peut qu’accepter comme régime politique un régime démocratique du fait de son système familial nucléaire absolu ce n’est, nous l’avons vu (voir « Introduction à Emmanuel Todd : L’Europe et la démocratie »), pas le cas de l’Europe continental. Selon Todd, cet autre bloc en émergence qui fera face à l’anglosphère pourrait être celui d’une Union européenne gouvernée par des valeurs beaucoup plus autoritaires (dans le sens ou la population aura beaucoup moins la possibilité de faire peser son avis dans la prise de décisions politiques). D’une part en raison des tendances qui découlent de ses systèmes familiaux ; mais aussi car Todd analyse l’Union européenne actuelle comme n’étant en définitive qu’un bloc continental dirigé par l’Allemagne, pays de famille souche qui organise d’ores et déjà un système inégalitaire et autoritaire dans ses rapports avec les autres pays membres de l’Union.

Dans son entretien à Marianne de Janvier 2015, Todd afirmait : « L’Europe prend la forme d’un empire avec en son cœur une démocratie ethnique. Les peuples européens ne sont plus tous égaux. Il y a une démocratie qui fonctionne : l’Allemagne avec Merkel qui est soutenue par sa population, de manière un peu particulière parce qu’elle pratique l’union de la gauche et de la droite. Les mécanismes démocratiques fonctionnent en interne dans le pays dominant mais les règles démocratiques, le droit de vote par exemple, ne s’appliquent plus vraiment aux peuples dominés de la périphérie. (…) On voit bien, que quand les Allemands votent, c’est important, mais quand les Grecs votent, ça ne doit plus compter. Comme lorsque les Français ont voté contre le Traité constitutionnel européen en 2005. En ce moment, on est entre deux mondes, les gens ne s’en rendent pas encore compte, notamment parce que même dans les pays dominés, il existe des élites oligarchiques qui se chargent d’appliquer le modèle du pays dominant ».

 
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À moins de nouvelles sécessions de l’Union européenne, voire de son éclatement, on s’achemine selon Todd vers une « bipolarisation de l’Occident » entre deux blocs de tailles plus ou moins semblables, aujourd’hui du moins : « Vers 2015, le monde anglo-américain englobe 450 millions d’individus, déjà plus qu’une Union européenne qui n’en compterait que 438 une fois soustraits le Royaume-Uni et l’Irlande. Les projections nous annoncent pour 2050 une anglosphère de 560 millions d’habitants face à une Europe de 444 » (Où en sommes-nous ? ; « Chapitre 9 : La matrice anglaise de la globalisation »).

D’un côté nous aurions une anglosphère relativement homogène culturellement disposant d’un nouveau système politique, actuellement en période de gestation, bâti sur des valeurs démocratiques et libérales correspondant à celles du système nucléaire absolu dont disposent tous les pays qui la composent (en plus des États-Unis et du Royaume-Uni, on compte le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). De l’autre, un bloc européen que l’on pourrait qualifier de « germanosphère », disposant là encore d’un nouveau système bâti sur des valeurs que Todd qualifie d’autoritaires. Gardons bien entendu en tête qu’il ne s’agira pas d’un régime autoritaire tel que ceux qu’on observait dans les années 30, mais bel et bien d’un nouveau système politique spécifique au XXIème siècle, et qui continuera très probablement de se dire démocratique et libéral ; son fonctionnement réel et empirique ne laissera cependant que peu de possibilité pour la population de peser véritablement sur la prise de décisions politiques.

Bien entendu, ce scénario de la « germanosphère » ne peut pas résister à un effondrement de l’Union européenne, qui est un autre scénario probable pour l’Europe (d’autant plus après la crise du coronavirus ; voir « Géopolitique du « Monde d'Après » : L'Union Européenne, l'Euro et la crise du coronavirus »). Mais cet éventuel effondrement de l’Union européenne ne remettrait pas en cause l’hypothèse de la constitution de nouveaux modèles politiques autoritaires en Europe, sauf peut-être dans des pays à forte composante nucléaire : c’est à dire des pays comme le Danemark, les Pays-Bas ou, bien entendu, la France.

Esquisse de la géopolitique toddienne

Lors de son intervention à l’université d’Automne 2018 de l’UPR, durant laquelle il débattait avec François Asselineau, Emmanuel Todd eut tout le loisir de développer ses conceptions géopolitiques. Nous vous proposons d’abord de prendre connaissance de cet extrait de son intervention, avant de poursuivre la réflexion sur son discours.

 
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« Je voudrais réagir à cette notion intéressante, qui a été soulevée par François Asselineau, de "Nous sommes en guerre". Et, à propos de cette idée qu’on est en guerre, j’aimerais marquer en quoi je ne suis pas en accord avec les objectifs de l’UPR. Alors, je vais commencer par dire avec quoi je suis d’accord. Sur l’analyse du système européen comme autoritaire, anti-démocratique, pas de problème. Sur l’idée qu’il faut sortir de l’euro, pas de problème. (…) Il y a un fond d’accord assez large, mais la question sur laquelle je suis en vrai désaccord c’est que parce qu’il s’agit d’une guerre, et parce que dans une guerre on a besoin d’alliés, surtout si on est comme la France une puissance moyenne, je suis en total désaccord avec l’opposition au monde anglo-américain et avec l’idée de sortie de l’OTAN. Je le dis franchement. La réalité de la guerre en France, c’est que la France est dans un système européen dont on ne sait pas trop s’il est contrôlé de Bruxelles, de Berlin ou de Francfort. Et il y a une priorité qui est la prise du système allemand sur la France et les élites françaises. C’est ça la réalité de la France. Il y a une priorité. Et dire ça, ce n’est pas être anti-allemand, ce n’est pas être germanophobe. C’est évaluer l’Allemagne à sa juste valeur et à sa juste puissance. Un pays qui fait 8% d’excédent commercial de son PIB, dans un espace monétaire qu’il domine, est quelque chose de prioritaire si on pense en termes d’indépendance nationale de la France. (…) ‪Dans cette guerre, puisqu'il s'agit d'une guerre, sur le plan économique, ‪la France doit être considérée ‪comme un pays contrôlé. ‪Les gens, je pense, n'ont pas de représentation concrète (…) ‪du niveau de prise que l'Allemagne ‪a sur le système français. C'est une stratégie intelligente ‪et constante de l'Allemagne de privilégier la France... ‪Ça a été noté l'autre jour ‪de façon assez gênée par Le Monde, ‪qui essayait d'expliquer pourquoi les Italiens n'avaient ‪pas droit à un déficit budgétaire inférieur à celui de la France. ‪C'est-à-dire que les Français ont le droit de faire toute sorte de fantaisies ‪budgétaires auxquelles les Italiens, les Espagnols, n'ont pas droit. ‪C'est parce que l'Europe est une totale fiction, ‪maintenant il y a un contrôle allemand sur ce système, et une attitude géopolitique intelligente en Allemagne. Les Allemands sont des gens estimables et intelligents qui pensent en termes de rapports de puissance ; ça consiste à : si l'Allemagne tient la France, elle tient l'Europe. ‪Et donc on est une sorte, pas d'allié, ‪mais de partenaire soumis privilégié. C'est ça la situation géopolitique.

(…) Je comprends très bien que des gens voient dans l’Angleterre et dans les États-Unis les lieux de départ de la révolution néolibérale, de la globalisation financière et toutes ces choses. Tout ça est tout à fait vrai, et tout ça n'est pas bien. Mais comme je disais l'autre jour je ne sais plus où, les vrais choix dans l'existence ne sont pas entre une bonne et une mauvaise solution, c'est entre une mauvaise et une très mauvaise solution. Donc quand on est en situation de guerre, quand on est dominé dans un espace concret par un pays concret, très estimable par ailleurs : l'Allemagne, on a besoin d'alliés pour sortir. Sortir de l'euro, si on veut vraiment le faire et pas simplement en parler, dans la mesure où ça va poser des problèmes de reconversion monétaire, d'équilibre du système bancaire, etc., on aura besoin d'un point d'appui extérieur. Et les seuls qui puissent fournir ce point d'appui extérieur, et coup de bol, ils sont en train de passer dans une phase assez hostile à l'Allemagne et prennent conscience de la menace commerciale et économique qu'elle présente : ce sont les Américains. (…) 

Pourquoi ajouter l'hostilité des États-Unis, alors qu'on devrait s'appuyer sur eux ? (…) Les pays anglo-saxons sont quand même, quoiqu’on en dise, dans une phase de turbulences et de revitalisation démocratique. C'est parfaitement évident pour l’Angleterre du Brexit (…),  mais les Américains aussi sont dans une phase de recentrage sur l'idée de souveraineté nationale. Donc je ne demande pas aux gens de trouver Trump sympathique, moi-même je n'y arriverai pas. Mais c'est clair que tous les pays anglo-saxons, enfin les deux principaux, sont dans des recentrages souverainistes. Pourquoi se mettre en opposition avec des pays qui, en termes de trajectoire politique, de recentrage national, sont implicitement sur vos valeurs ?

La géopolitique, c’est s’appuyer sur des gens qui peuvent vous aider sur votre problème principal. Et le problème principal de la France, c’est d’être prisonnière de la zone euro. Qui est un système d’interaction avec l’Allemagne. Et c’est de ça qu’il faut sortir, à tout prix, en priorité. Et même si on n’aime pas les États-Unis, il faut les utiliser en se bouchant le nez, si vous voulez. (…)

Les États-Unis, ils sont dans un jeu mondial. Ils peuvent ‪compter sur leur allié japonais. Ils doivent contrôler la Chine. ‪Ils sont, en un certain sens, partout. Et du point de vue des Américains, ‪le contrôle de la France est un truc complètement secondaire. ‪Vous voyez ? C’est terrible à dire. Mais c’est pas du tout ‪une priorité pour les Américains de contrôler la France. Pour l’Allemagne, c’est une priorité ! ‪Vous voyez ? C’est-à-dire que vous avez d’un côté ‪un pays qui tourne national, souverainiste et qui considère l’Allemagne comme un rival stratégique, sur lequel on peut s’appuyer. Et de l’autre côté une Allemagne qui aime tellement la France qu’elle nous étouffe de son amour. Vous voyez ? Et donc c'est pour ça que je dis qu'il faut hiérarchiser. Ou alors, je ne sais pas. Mettez la sortie de l’OTAN en petit dans le programme ».

L’avenir de la France pour Emmanuel Todd

« En vérité, pour parler franchement, je ne m’intéresse pas du tout à la France en ce moment. (...) J’ai acté le fait que dans l’instant la France n’existait plus en tant qu’acteur de l’histoire » (Le Grand Continent, 08/01/2018). Cette phrase, prononcée par Emmanuel Todd au cours de son entretien sur Le Grand Continent, est symptomatique de sa conception de la géopolitique. Il enfonça le clou en affirmant que « les Européistes aux commandes doivent être logiques avec eux-mêmes : si leur France accepte la destruction de son appareil industriel, de son monde populaire et de ses jeunes, se met dans un état de servitude volontaire et éternelle, n’a plus aucun projet collectif, alors cette France n’a plus le droit d’exiger de ses intellectuels qu’ils s’intéressent à elle en tant qu’acteur de l’histoire ». « Si les classes moyennes françaises ont décidé que la France ne devait pas exister, je le déplore mais c’est leur droit le plus strict ».

 
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Todd traduit ainsi avec cynisme la situation géopolitique dans laquelle il voit la France : un pays englué dans une Union européenne contrôlée par l’Allemagne, dominé économiquement via son appartenance à l’euro, désindustrialisée et gouvernée par une élite qui laisse tout cela se faire, voire l’accélère. Partageant ce triste constat avec le politicien François Asselineau, l’objet du débat entre eux tenait surtout à la question de savoir comment y remédier. Le programme du parti politique d’Asselineau, l’UPR, repose en particulier sur trois points : sorti de l’Union européenne, sortie de l’euro, sortie de l’OTAN. Et c’est sur ce troisième point que le débat s’est cristallisé.

Asselineau prônait la sortie de l’OTAN comme moyen d’échapper à l’emprise géopolitique des États-Unis, afin de pouvoir mener une politique étrangère stable, cohérente et surtout véritablement conforme aux intérêts stratégiques de la France. Face à cela, Todd répond qu’il faut avant tout prioriser les luttes, et que la situation de la France d’aujourd’hui est telle qu’il faut commencer, à tout prix, par s’échapper de l’Union européenne et de l’influence de l’Allemagne. Et pour ce faire, il faudrait nécessairement s’appuyer, ne serais-ce que conjoncturellement, sur les États-Unis, qui prennent désormais très au sérieux la menace économique allemande. Sa position se résume plutôt bien par cette phrase qu’il prononça sur Le Grand Continent : « Il faudra bien un jour que les Français procèdent à un choix douloureux, mais je dirais presque traditionnel, entre les Anglo-Américains et l’Allemagne ».

 
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La vision prônée par Todd consisterait, d’une certaine manière, à prendre acte du fait que dans l’état actuel des choses, la France est condamnée à devoir conjoncturellement choisir un bloc d’appartenance. Ou bien rester dans l’Union européenne et s’intégrer à la « germanosphère », en adhérant par ailleurs au nouveau système politique « autoritaire et inégalitaire » en émergence sur le continent, ou bien se rebeller contre cette situation et décider de prendre le parti de l’anglosphère, et plutôt les accompagner dans la constitution d’un nouveau modèle de démocratie libérale en suivant la voie du Brexit tracée par le Royaume-Uni ; « L’Angleterre est le premier pays à redevenir une vraie démocratie. Les Anglais ont repris le contrôle de leur vie politique et économique. Ils vont sans doute avoir quelques difficultés de transition, mais je pense que l’Angleterre pourrait incarner un renouveau démocratique en Europe » (Le Grand Continent, 08/01/2018).

Todd admet qu’il n’est pas neutre dans ce choix ; étant relié au monde anglo-saxon par des liens familiaux, il leur est nécessairement favorable pour des raisons sentimentales. Mais malgré cette concession, il affirme vigoureusement la nécéssité de hiérarchiser les objectifs, et que celui d’Asselineau consistant à s’opposer en même temps à l’Allemagne et aux États-Unis n’est pas raisonnable, et est au-dessus des forces dont dispose la France. « À son échelle, le rôle de la France n’est pas d’équilibrer les États-Unis dans le monde. On n’est juste plus à l’échelle. Il faut être raisonnable. L’indépendance nationale est un objectif raisonnable. Mais l’indépendance nationale, ça n’est pas se mettre en rivalité avec la plus grande puissance du monde, même déclinante ».

Poursuivre dans cette voie ne pourrait selon lui mener qu’à un échec. Et si tenter d’échapper à l’Allemagne en s’appuyant sur les États-Unis lui semble un objectif déjà difficile, tenter de lutter contre les deux en même temps apparaît pour Todd complètement inaccessible. Il faut prioriser les luttes, pour s’assurer qu’au moins certaines puissent aboutir, et ne pas toutes les mener de front. Et pour Todd, le moins pire que puisse faire la France dans sa situation, si l’on compte au moins préserver sa souveraineté nationale et continuer à vivre dans un régime démocratique, c’est de pencher dans le camp de l’anglosphère, dont les dynamiques vont dans le sens d’une revigorisation démocratique et d’une réaffirmation du principe de souveraineté nationale – tout l’inverse de ce que Todd observe en Europe.

                                                                                                                           

Ces thèses, et ces visions du monde et de la géopolitique qui en découlent, sont certes éminemment contestables. Elles partent en outre du pré-supposé que la France est devenue une puissance moyenne incapable de pouvoir se mesurer d’égal à égal avec des pays « qui font l’histoire » : Todd acte le fait que la France ne compte plus face à l’Allemagne, les États-Unis, la Chine ou la Russie. Et cette idée est loin de faire l’unanimité. Il acte aussi l’idée que l’Union européenne est avant tout une structure sur laquelle l’Allemagne est parvenue à prendre la main et à y dicter sa loi, en faisant ainsi un outil de domination de l’ensemble du continent européen, et que l’euro est une catastrophe absolue. Toute sa vision géopolitique est bâtie sur ces conceptions de la construction européenne, qui n’est bien entendue pas partagée par tous. Et un désaccord avec ces constats, qui fondent sa vision du monde contemporain et de la géopolitique, rend inutile toute discussion ultérieure de ses thèses.

 
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« Que se passe-t-il en Europe ? L’Allemagne meurt démographiquement mais elle conserve un niveau d’efficacité économique et politique prodigieux. Elle a pris le contrôle de la zone euro. Je pense que les historiens du futur parleront du choix de l’euro comme d’une option stratégique inimaginable. Comme de la ligne Maginot en 1940. L’euro ne marche pas, mais il s’est installé dans les esprits pour des raisons idéologiques, et on ne peut pas en sortir. Autour de l’Allemagne, les pays latins sont en train de dépérir, avec des taux de chômage ahurissants, et les pays de l’Europe de l’Est ont vu chuter leur taux de natalité, signe d’une grande angoisse. Les inégalités sont plus fortes au sein de l’espace économique et social européen - entre les revenus allemands et roumains - qu’au sein du monde anglo-saxon qu’on dénonce toujours comme étant le summum de l’inégalité » (Libération, 06/09/2017).

« Depuis que nous sommes dans l’union monétaire, l’euro a dévasté les économies du sud de l’Europe. Il a dépeuplé la Roumanie, la Bulgarie ou la Croatie à cause de l’appel de main d’œuvre allemand. Les pays du nord ont pompé les élites éduquées en Espagne et en Italie. L’Europe ne le sait pas, mais elle en état de guerre économique et d’implosion démographique. Quel genre de société a accepté cela ? Une société qui vieillit et qui est déstructurée sur le plan des croyances et des idéologies. On peut comprendre cette situation en analysant l’évolution des mentalités et observer comment une société de plus en plus individualiste finit par générer un individu affaibli, incapable de contestation » (Le Grand Continent, 08/01/2018).

Il convient maintenant de terminer, après une description aussi fidèle que possible des théories de Todd, par nuancer ces dernières. Gardons bien en tête qu’un effondrement de l’Union européenne, qui semble par certains aspects de plus en plus envisageable, remettrait en cause de nombreux aspects de sa théorie. On peut aussi mettre en avant une forme de « surestimation » de l’Allemagne : bien que Todd mette en avant ces dernières années une vision plus nuancée de la suprématie allemande, il n’a jamais mis en avant la « fictivité » de sa domination économique sur l’Europe (car reposant avant tout sur le système Target 2 ; voir « Géopolitique du « Monde d'Après » : L'Union Européenne, l'Euro et la crise du coronavirus »), qui justifie par exemple l’élaboration de plans de sortie de l’euro par l’Allemagne. Au sein d’une structure comme l’Union européenne, qui a décidé de défier en combat singulier le réel, il faut s’attendre à voir au moment de l’inéluctable victoire de la réalité les gains des vainqueurs apparents se révéler être en définitive d’abyssales pertes. L’Allemagne le sait, et tente de manœuvrer pour limiter la casse. Les rapports de forces européens sont ainsi infiniment plus complexes qu’une simple suprématie allemande.

Alors oui, les prises de positions, d’Emmanuel Todd, comme toutes prise de positions, sont contestables. Cependant, Todd est l’un des rares chercheurs qui ose sortir d’une posture de neutralité scientifique, de la simple formulation des problèmes et du constat d’un situation de plus en plus critique pour la France, pour proposer des solutions concrètes de redressement pour le pays. Prescriptions qui, par ailleurs, prennent en compte le fruit de ses travaux anthropologiques – dont on peut bien évidemment s’inspirer sans aboutir aux mêmes prescriptions politiques que lui.

Il nous apparaît cependant que les thèses d’« Emmanuel le militant » restent des stimulants intellectuels de grande valeur permettant, autant pour les confirmer que pour les réfuter, de se poser les bonnes questions. Pendant que celles de « Todd le chercheur », et en particulier ses travaux consacrés aux structures familiales, taux d’alphabétisations, structures éducatives et évolution des variables démographiques, sont tout bonnement indispensables pour n’importe quelle personne qui envisage sérieusement de rendre compte des dynamiques à l’oeuvre dans le monde contemporain.

 

Sources :

TODD, Emnmanuel. Où en sommes-nous ?, Éditions du Seuil, 2017.

SALVADORI, Pierre. « "Après la démocratie", une conversation avec Emmanuel Todd » [en ligne]. Le Grand Continent, 08/01/2018. Disponible sur : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/08/il-a-une-vie-apres-la-democratie-entretien-avec-emmanuel-todd/ 

SOUBROUILLARD, Régis. « Emmanuel Todd : "L’Europe n’est plus le monde d’une démocratie libérale égalitaire" » [en ligne]. Marianne, 25/01/2015. Disponible sur : https://www.marianne.net/politique/emmanuel-todd-leurope-nest-plus-le-monde-dune-democratie-liberale-egalitaire  

BRUNFAUT, Simon. « Emmanuel Todd: "L'Europe vit une guerre économique et une implosion démographique" » [en ligne]. L’Echo, 21/02/2020. Disponible sur : https://www.lecho.be/opinions/general/emmanuel-todd-l-europe-vit-une-guerre-economique-et-une-implosion-demographique/10209873.html  

CHARTIER, Claire. « Emmanuel Todd : "Depuis le Covid, nous savons que le mensonge d’Etat règne en France" » [en ligne]. L’Express, 26/07/2020. Disponible sur : https://www.temoignagefiscal.com/emmanuel-todd-depuis-le-covid-nous-savons-que-le-mensonge-detat-regne-en-france/

FAURE, Sonya ; DAUMAS, Cécile. « Emmanuel Todd : "La crétinisation des mieux éduqués est extraordinaire" » [en ligne]. Libération, 06/09/2017. Disponible sur : https://www.liberation.fr/debats/2017/09/06/emmanuel-todd-la-cretinisation-des-mieux-eduques-est-extraordinaire_1594601

ZEMMOUR, Éric. « Todd le chercheur et Emmanuel le militant » [en ligne]. Je Suis Français, 27/01/2020. Disponible sur : https://www.jesuisfrancais.blog/2020/01/27/eric-zemmour-todd-le-chercheur-et-emmanuel-le-militant/

DEVECCHIO, Alexandre ; BASTIÉ, Eugénie. « Éric Zemmour – Emmanuel Todd : l’affrontement inédit entre deux inclassables » [en ligne]. Le Figaro, 12/09/2017. Disponible sur : https://www.herodote.net/Textes/Zemmour-Todd.pdf

MAHRANE, Saïd. « Marcel Gauchet et Emmanuel Todd, le grand débat » [en ligne]. Le Point, 03/11/2016. Disponible sur : https://www.herodote.net/Textes/Le%20Point-2016-11-03-Todd-Gauchet.pdf

LARANÉ, André. « Emmanuel Todd pour tous ; Introduction » [en ligne]. Herodote, 27/11/2018. Disponible sur : https://www.herodote.net/articles/article.php?ID=1288&ID_dossier=397

LARANÉ, André. « Où en sommes-nous ? Une esquisse de l'Histoire humaine » [en ligne]. Herodote, 20/01/2020. Disponible sur : https://www.herodote.net/Une_esquisse_de_l_Histoire_humaine-article-1664.php?ID_dossier=397

YouTube. « La France va-t-elle disparaître ? Emmanuel Todd - Aurélien Enthoven - François Asselineau », Union Populaire Républicaine, 31/10/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=nr_xbTXYNqY 

YouTube. « Interdit d'interdire - Les Luttes des classes en France avec Emmanuel Todd », RT France, 27/01/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=4VzBTCM5zNw

YouTube. « La France au bord de l’implosion sociale ? », France Culture, 22/01/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=wB4kflH00so

YouTube. « Emmanuel Todd : Trahison des élites françaises ? [EN DIRECT] », Thinkerview, 07/11/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=6adEOQR3ea4

YouTube. « Emmanuel Todd : Où en sommes-nous ? une esquisse de l'histoire humaine », Agora Des Savoirs, 08/12/2017. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Z0TLjvmLay8

YouTube. « Emmanuel Todd et Jérôme Fourquet : "La France au XXIème siècle : archipel ou lutte des classes ?" », etbadaboum, 28/02/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=jfnh_0_i_go

YouTube. « Emmanuel Todd: les mutations de l’Occident », Mediapart, 14/09/2017. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=IaCE1iVOORY

YouTube. « Emmanuel Todd – l’Europe selon Todd (Arnaud Montebourg en bonus) », Conférence Gambetta, 14/11/2018. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Y9cUYnEZAxA

YouTube. « C Politique - Emmanuel Todd - 02/02/20 », C Pol, 03/02/2020. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=3Vp4z3n4wcw