Introduction à la philosophie politique chinoise

 
Le Paon, le Dragon et l’Aigle - 250 AD

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« C'est un fait de notre modernité : l'Occident est de plus en plus conscient de ce qu'il ne peut limiter légitimement le champ de ses investigations théoriques à l'horizon de sa propre tradition culturelle. Plus les sciences humaines affirmeront leur validité, plus elles devront prendre en considération l'expérience des civilisations qui se sont développées en dehors de son emprise, sous peine de prétendre à une généralité théorique qui ne sera que le masque de son propre égocentrisme (...). ».

C’est sur ces mots qu’était lancé, en 1982, la revue universitaire Extrême Orient – Extrême-Occident, spécialisé dans l’étude du « monde sinisé », et mettant en évidence la nécessité d’une plus grande prise en compte des civilisations extra-européenne dans les études relatives aux sciences humaines. Nous renouvelons cet appel en le déclinant au domaine de la science politique, et tentons de contribuer autant que faire se peut à une meilleure compréhension et une plus grande prise en compte des référentiels extra-européens dans la théorie politique, par une tentative de vulgarisation de la philosophie politique extrême-Orientale que nous poursuivons ici-même, après avoir déjà présenté en quoi il est acceptable de parler de « philosophie asiatique » (voir article «  Une philosophie politique asiatique ? »).

La philosophie chinoise comme pôle de la philosophie mondiale

Si l’on admet une définition large de la « Philosophie » et qu’on admet par là que la philosophie peut exister dans d’autres langues que le grec ou l’allemand (voir « Une philosophie politique asiatique ? »), la philosophie chinoise fait incontestablement parti de ce que l’on peut appeler, dans une vision européocentrée assumée, la « philosophie Orientale ». Pour comprendre ce que l’on qualifie en ces termes, il convient d’en délimiter les différents foyers. Si l’on s’accorde en effet généralement sur l’idée que la « philosophie Occidentale » a pour origine unique la philosophie Grecque, ce que l’on appelle la « philosophie Orientale » est bien plus diverse, car l’on appelle « Orient » un ensemble de civilisations à l’Est de l’Europe, quand « l’Occident » n’en représente qu’une particulière.

D’une façon grossière, on peut considérer que l’Orient est aujourd’hui constitué de trois « blocs civilisationnels » qui conçoivent le monde à partir de référentiels philosophiques et religieux distincts :  le « bloc Indien » (centré sur les religions védiques et les conceptions du monde qui s’en dégagent, c’est à dire les actuels Hindouisme, Jaïnisme, Sikhisme et Bouddhisme du Petit Véhicule – Hīnayāna) ; le « bloc Chinois » (centrée sur la sphère culturelle traditionnelle chinoise et sa zone d’influence – Japon, Corée, Viêt-Nam, Mongolie), et le « bloc Islamique » (aujourd’hui uni par l’Islam, bien que cette unification soit relativement récente et qu’il convienne de considérer comme ayant constitué des civilisations à part avec des référentiels originaux – bien qu’ayant aujourd’hui quasiment disparus – des régions comme l’Égypte ou la Perse).

Bien entendu, cette typologie des civilisations demanderait plus d’approfondissement et de précisions, et peut être contestée ; on pourrait par exemple affirmer que le « bloc Islamique » et le « bloc Occidental » ne sont en réalité que 2 manifestations d’un bloc civilisationnel unique, inspiré par l’Ancien Testament et la philosophie Grecque.

Dans Cultures d’Orient et d’Occident et leurs philosophies (東西文化及 其哲學) publié en 1921, le philosophe chinois Liang Shuming (梁漱溟 ; 1893-1988) explique les différences entre les aires civilisationnelles et les philosophies indiennes, chinoises et occidentales par la volonté et les désirs de ces différents peuples, étroitement lié à leur idéal respectif. L’idéal de l’Occident se caractériserait par une tendance à vouloir influencer l’environnement pour le plier à sa volonté, celui de la Chine par une tendance à modifier son désir pour le conformer à la réalité de l’environnement tandis que l’idéal de l’Inde serait celui d’une élimination du désir consécutif à la découverte que la majeure partie de ce que l’on prend pour « la réalité », le monde que nous connaissons, n’est qu’une illusion. Thierry Meynard commenta, dans la revue Études chinoises : « La culture occidentale y était représentée par une volonté d’affirmation du soi et de domination du monde ; la culture indienne (...) par une volonté de négation du soi et de fuite du monde ; et la culture chinoise, par une volonté d’intériorité et d’harmonie avec le monde. ».

Naissance et développement de la philosophie chinoise

On considère généralement que l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui la « philosophie chinoise » remonte à la période s’étalant du Vème au IIIème siècle AVJC, durant la période que les découpages historiques chinois qualifient de « période des Royaumes Combattants » (戰國 /  战国) (et pour être tout à fait exact, la fin de la « période des Printemps et Automnes » / 春秋 est aussi concernée). Il s’agit d’une période bien spécifique qui voit l’affaiblissement de la dynastie Zhou (周朝) qui règne sur la Chine depuis le XIIème siècle AVJC et la captation du pouvoir « de fait » par les différents chefs de provinces, qui s’affrontèrent pendant près de deux siècles, jusqu’à la victoire définitive de l’un de ces royaumes qui réunifiera la Chine et proclamera l’avènement d’une nouvelle dynastie : la dynastie Qin (秦朝). Et c’est dans ce contexte si particulier que vont se développer ce que les chinois appellent les « Cent écoles de pensée » (諸子百家) ; c’est en effet cette période de guerre et de chaos qui sera le terreau de ce qui est considéré comme « l’âge d’or de la philosophie chinoise », et qui verra s’affronter sur le terrain des idées des écoles de pensées plus ou moins connues dont l’influence sera visible tout le long de l’histoire de la Chine, et ce jusqu’à aujourd’hui.

Il faut cependant bien garder en tête que cette période ne peut en aucun cas être considérée comme la « période fondatrice de la civilisation chinoise », « l’histoire officielle chinoise » commençant vers 1500AVJC avec les premières traces de caractères chinois, bien que la tradition chinoise fasse remonter le début de sa civilisation à près de 2700AVJC avec « 黄帝 », « l’Empereur Jaune » (pour comparer, les 1ères traces de populations celtes en Europe datent de 1350AVJC). Il est capital d’avoir conscience de ces faits dans un contexte où la quasi-totalité des penseurs chinois que nous allons évoquer fondent la légitimité de leurs doctrines sur le fait qu’elles soient très anciennes, et qu’ils ne font que « rappeler » des thèses qui sont centenaires, voire millénaires (dans une logique tout à fait inverse au progressisme moderne et contemporain, qui présente les théories les plus récentes comme les plus fiables, amenant les philosophes modernes à qualifier quasi-systématiquement leurs théories de « nouvelles et révolutionnaires », quand bien même cela n’était absolument pas le cas).

Cette période peut cependant être considérée comme la période fondatrice de la philosophie chinoise, puisque l’ensemble de son histoire postérieure se fera en référence aux penseurs de cette période, que ce soit pour les contester ou plus généralement pour les approfondir, donnant à cette période une importance comparable à celle de la Grèce Antique dans l’histoire de la philosophie Occidentale. À noter aussi que ces théoriciens n’auront pas qu’une influence sur la philosophie la Chine, mais sur l’ensemble des traditions philosophiques des pays appartenant à la sphère culturelle chinoise : l’importance du Confucianisme (une de ces « Cent écoles de pensée ») dans la philosophie japonaise de l’ère Edo fut considérable, et fait donc de cette période de l’Antiquité chinoise l’une des sources de la philosophie japonaise, qui prendra un chemin spécifique et autonome vis à vis de la Chine à partir du XVIIème siècle (exception faite des réflexions autour du bouddhisme, arrivé lui aussi de Chine au VIème siècle).

Cette période particulière de l’histoire chinoise s’intègre tout à fait dans ce que le philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969) qualifie d’« Achsenzeit », « période axiale ». Il s’agit d’une période historique ayant vu apparaître de façon plus ou moins simultanée dans les principales civilisations du monde, qui n’avaient à l’époque à peu près aucune relation, des nouveaux modes de pensée signant l’émergence de nouveaux rapports au savoir et à la religion. La période des Royaumes Combattants en Chine et l’apparition de ses grandes figures comme Laozi (老子), Kongfuzi (孔夫子 ; Confucius), Mozi (墨子) ou Zhuangzi (莊子) se trouve en effet plus ou moins se superposer à la révolution religieuse de l’Inde, ayant vu les figures du Bouddha et de Mahāvīra bouleverser profondément la société indienne, tandis que la pensée Grecque se structurait avec des penseurs comme Héraclite, Parménide, Pythagore ou Thalès, en attendant Socrate, et que les juifs, en exil à Babylone, connaissaient une période capitale dans la formation de leur doctrine, avec entre autre des prophètes comme Ézéchiel et Jérémie. C’est également à cette période que l’on considère traditionnellement que le prophète Zoroastre diffusait sa doctrine en Perse.

La philosophie chinoise et la pensée politique

Quel est le contenu politique de toutes ces doctrines chinoises, comment résumer les idées des penseurs des Royaumes Combattants ? Il est impossible de répondre clairement à cette question pour la simple et bonne raison que tous ces philosophes chinois n’ont pas une doctrine unique. Ils s’affrontent, de façon plus ou moins directe et plus ou moins violente, sur le terrain des idées. La période des Royaumes Combattants n’est pas qu’une période d’affrontements politiques et militaires, il s’agit aussi d’une période de l’histoire chinoise qui voit se dérouler de réels et profonds conflits de nature idéologique et philosophique, et c’est tout l’intérêt de l’étude de cette période.

Ces théoriciens ont cependant pour points communs de développer des pensées   éminemment politiques. Les « philosophes » chinois de cet époque étaient en effet dans la plupart des cas des lettrés qui cherchaient, par leurs discours et leurs réflexions, à obtenir des postes de conseillers dans les différents Royaumes. Leur objectif était, de façon général, toujours le même : partant du constat de la division et de l’anarchie dans laquelle la Chine était plongée, ils proposaient des pistes de réformes politiques, morales, sociales ou juridiques pour redresser la situation et aboutir à un pays unifié, centralisé et pacifié. Dans un mouvement inverse mais complémentaire, de nombreux Royaumes cherchaient à attirer ces lettrés pour bénéficier de leurs conseils, ou simplement augmenter le prestige et le rayonnement de leur Royaume du fait de la présence des plus célèbres d’entre eux.

Si l’étude de cette période est capitale pour qui veut comprendre les référentiels politiques de la Chine et la nature de ses réflexions politiques, cette période de plus de deux siècles voyant s’affronter et se remettre en cause mutuellement des conceptions politiques radicalement opposées reste d’un grand intérêt pour éclairer les débats actuels. Dans la mesure ou les questions qu’ils traitent ne sont pas définitivement tranchées (« L’homme est-il par nature bon ou méchant ? » ; « Quelles sont les finalités de la politique ? »), la façon dont ces questions ont été traitées en Chine pourrait nous permettre de réévaluer l’histoire des idées politiques en Occident. Et même pourquoi pas de remettre sur le devant de la scène des questions de philosophie politique fondamentales, à la place des simples questions administratives auxquelles l’idée de « débat politique » fait aujourd’hui référence.

Un exemple permettra d’éclaircir les choses : l’idée de la nature humaine. Si la philosophie classique s’entendait sur le fait que l’homme était une créature intrinsèquement sociale, et donc naturellement portée à la bonté et la bienveillance envers les siens, la philosophie moderne s’est basée sur le pré-supposé inverse : l’idée d’un égoïsme et d’une malveillance par nature de l’homme envers ses congénères. C’est ainsi qu’Hobbes justifie le « contrat social » (car « L’homme est un loup pour l’homme » ; les hommes se réfugient derrière le Léviathan pour être protégés des instincts destructeurs de leurs congénères) ou que Montesquieu justifie la « séparation des pouvoirs » (« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ») . Or il se trouve que cette idée d’une « malveillance naturelle de l’homme » n’a été démontrée rationnellement ni dans Le Léviathan ni dans L’Esprit des Lois ; cette idée n’a été affirmée que comme un « pré-requis » sur lequel « le sens commun ne pouvait qu’acquiescer ». Ces idées étaient cependant proprement révolutionnaires dans le cadre de la pensée qui dominait à l’époque. Mais cela faisait bien longtemps que Platon, Saint Thomas d’Aquin et autres Aristote n’étaient plus en mesure de répondre quoi que ce soit pour réfuter les pré-supposés de ces « nouvelles théories ». Ces hypothèses précédemment évoquées ont pourtant toutes les deux été formulées à l’époque des Royaumes Combattants, la pensée antique trouvant dans l’école confucéenne de Kongfuzi (孔夫子) et ses disciples de très bon représentants, tandis que le fond de pensée de l’école Occidentale moderne trouve d’éminents représentants dans l’école moïste et son fondateur, Mozi (墨子).

Cette question de nature anthropologique est proprement fondamental et détermine l’ensemble de la philosophie politique qui en découle : l’idée d’un homme naturellement bon débouche sur l’idée d’une société existant « par nature », tandis que celle d’un homme naturellement mauvais sur une société bâtie sur la base d’un « contrat », les hommes ayant décidé de vivre ensemble « par intérêt » plutôt que « par nature ». Et tandis qu’une société existant « par nature » est nécessairement régie par des « lois naturelles », immuables et indépendantes de la volonté humaine, une « société artificielle » bâtie sur la base d’un « contrat social » se trouve sans aucune limites naturelles et immanentes car fondée sur des lois elles aussi contractuelles, c’est-à-dire décidées par les hommes qui sont libres de les changer quand ils le veulent dans le sens de leurs désirs.

On comprend ainsi parfaitement que ce bouleversement radical de l’anthropologie sur laquelle est bâtie la philosophie politique est d’une importance cruciale. Ce passage à une « politique contractuelle » en Europe s’est fait en douceur, sans que personne ne s’y oppose vraiment et sans qu’un débat approfondi portant sur la nature humaine n’ai lieu.

Ce débat a eu lieu en Chine. En prendre connaissance, et étudier son déroulement et son aboutissement, peut-être d’un intérêt non négligeable pour avoir conscience de la nature et des fondements du monde que l’Occident a bâti et dans lequel il décline aujourd’hui, lentement mais sûrement. Comprendre la nature de ces débats qui secouèrent le monde chinois durant plusieurs siècles autour de ces questions pourra nous amener à comprendre comment et pourquoi la Chine a, à cette époque, refusé les prémisses qui ont abouti chez nous au développement du « monde moderne » tel que nous le connaissons. Et si, finalement, cette idée d’un homme fondamentalement égoïste, et cette idée de « contrat social » sur lesquels sont fondés la modernité, pouvaient être remis en cause ?

Le détour par la Chine est tout à fait en mesure de nous amener à porter un regard neuf sur nous-même, et pourquoi pas nous inspirer pour enfin provoquer cette « renaissance philosophique de l’Occident » que nous sommes si nombreux à espérer.

Sources :

- « Éditorial », dans Extrême-Orient, Extrême-Occident, 1982, n°1. Essais de poétique chinoise et comparée. pp. 5-7. Disponible sur : www.persee.fr/doc/oroc_0754-5010_1982_num_1_1_876
- MEYNARD Thierry. « Liang Shuming, Les idées maîtresses de la culture chinoise (traduction et notes de Michel Masson) », dans Études chinoises, n°29, 2010. Numéro spécial sur le pouvoir politique. pp.367-373. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_2010_num_29_1_951_t16_0367_0000_2
- Liang Shuming [en ligne ; version du 22/04/2018]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liang_Shuming
- Dynastie Zhou [en ligne ; version du 25/01/2020]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dynastie_Zhou
- Chronologie du monde chinois [en ligne ; version du 16/09/2019]. Wikipédia, l'encyclopédie libre. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_du_monde_chinois