La confiance, le carburant de la monnaie

 
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Depuis le début de la crise sanitaire, la création monétaire n’a cessé de progresser en Europe : le 18 mars 2020, la Banque Centrale Européenne annonçait le lancement en urgence d’un vaste programme de rachats d’actifs à l’échelle du continent. L’objectif de ce Pandemic Emergency Purchase Program (PEPP) était d’assainir les marchés financiers en rachetant un grand volume de titres de dettes publiques et privées afin de « contrer les risques que font peser l’apparition et la rapidité de  diffusion de la Covid-19 sur les perspectives de la zone euro et les mécanismes de transmission de la politique monétaire » [1]. A cet effet, une enveloppe de 750 milliards sera consacrée, tandis que les conditions des autres programmes de rachats seront assouplies et leur échelle élargie (beaucoup plus d’actifs d’entreprises privées et non plus spécifiquement financières y seront acceptés). Comme toujours en temps de crise, l’institution de Francfort assume son rôle de prêteur en dernier ressort et agit pour la défense du bien commun : en assurant le rachat à faible décote des titres de dettes elle s’assure de deux choses. Premièrement, elle restaure la confiance des investisseurs (banques, fonds, assurances, gestionnaires d’actifs) et des épargnants dans les émissions de dettes en les dissuadant de s’en débarrasser du fait de l’incertitude sur leur paiement final ou en modérant leur exigences de rendements supplémentaires pour accepter de les maintenir. Deuxièmement, elle opère par ces achats garantis une fluidification du marché secondaire : les acteurs qui souhaiteraient sortir tout de même ces titres de leurs portefeuilles pourront le faire dans des conditions sereines, sans avoir à brader leur actif. Assurer le maintien des conditions financières des prêteurs, tout en garantissant les emprunteurs contre une baisse des cours : la BCE agit avant tout sur un élément essentiel du fonctionnement des marchés financiers : la confiance.

La théorie de la confiance

En effet, le principe même du financement d’une entreprise ou d’un particulier réside dans le fait que le prêteur estime que les chances qu’il soit remboursé sont plus grandes que celles qu’il soit lésé et que son argent soit perdu. Sans ce capital de confiance, de projection personnelle dans l’avenir, aucune aventure économique n’est possible, car aucun échange futur ne saurait être préférable à l’autosuffisance si l’humain n’est pas mû par une foi en un avenir meilleur. Cette prédominance de l’affect en économie n’est pas nouvelle, Adam  Smith déjà dans la Théorie des sentiments moraux (1759), mettait les principes moraux et philosophiques de chaque  humain au cœur de ses comportements économiques. Pour le père du « Greed is good », les passions humaines ne sont pas étrangères à la rencontre des intérêts financiers. John Maynard Keynes ne dira pas autre chose : dans sa Théorie générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie (1936), il fonde son système de pensée sur une « Loi psychologique fondamentale », qui pousse chaque consommateur à épargner une partie de son revenu (dans des proportions inversement proportionnelles à son état de pauvreté) et chaque entrepreneur à arbitrer sa décision d’investissement par une vision personnelle de l’avenir plus ou moins pessimiste. De ces « animal spirits » irrationnels et imprévisibles découle la conviction qu’il est impossible de concevoir  une politique économique sérieuse qui ne serait pas fondée sur la stimulation de cette demande individuelle. Enfin, Friedrich Von Hayek a eu le mérite dans La Route de la Servitude (1944), d’insister sur la nécessaire libération psychologique de l’individu de la contrainte sociale et de la coercition afin d’assurer la bonne circulation des biens et des idées, et a mis en lumière son implication dans la définition d’un outil fondamental pour l’économie : la monnaie.

Le mystère de la monnaie

La monnaie en tant quel tel est un mystère pour les économistes. Construction fragile, hors de tout cadre naturel, elle n’est que le reflet du besoin irrépressible de l’humanité de se doter d’outils de mesure et de fluidification des échanges. Si son utilisation paraît aujourd’hui complètement innée et cohérente à tout un chacun, elle n’est rien qu’un réceptacle matériel de nos passions, de nos valeurs, de nos idées. Bref, de notre humanité. En tant que telle, elle fonde un système de valorisation universel à une communauté homogène (un pays, une entreprise, un empire, une tribu…) et elle garantit la rapidité et la simplicité des échanges (raison pour laquelle on la compare à des liquidités). Or, cette hiérarchie n’est induite que par la confiance que chacun accorde à sa valeur. Cette confiance a une seule source : c’est la garantie par une institution de l’ « atome » fondamental de la valeur contenue dans une unité. Cet atome est différent en fonction des courants politiques (pour un libéral c’est la valeur d’usage, pour un utilitariste c’est la valeur d’utilité, pour un marxiste, c’est la valeur-travail, pour un keynésien, c’est la consommation marginale…). Cette institution en revanche est la même pour tous : c’est la Banque Centrale, donc l’Etat.

La valeur de la monnaie dépend de la confiance dont bénéficie l’institution qui la garantit, et du côté tangible de sa valeur intrinsèques. Or, ces deux aspects sont de plus en plus problématiques, surtout quand on les regarde au niveau européen.

En effet, le plan de rachat massif d’actifs lancé par la BCE en mars 2020 n’est pas le premier du genre : il s’inscrit dans une longue liste de programmes exceptionnels de refinancement et de facilités de crédit mis en place par le banquier central européen depuis le début de la crise des subprimes : Rien que depuis 2016, via la création monétaire, la BCE a augmenté la valeur de son bilan de près de 63% de par une succession de plans : [2] Covered Bond Purchased Program (CBPP) : pour 60 milliards en 2009, Securities Market Program (SMP) pour 29 milliards en 2019, Covered Bond Purchased Program 2 (CBPP2) pour 16 milliards en 2011, Asset Purchase Program (APP) pour 245 milliards en 2014, trois plans de Targeted Long Term Refinancing Operation (TLTRO I, II et II) qui ont accordé des prêts aux banques européennes pour 1 310 milliards de 2014 à 2019 [3], plus une nouvelle tranche d’urgence en 2020 : la Pandemic Emergency Long Term Refinancing operation (PELTRO). Cette succession d’aides s’est traduite par une accélération de la croissance de la masse monétaire (+17,6% par mois en moyenne depuis novembre 2020 rien qu’en France, contre une moyenne de  10% depuis 2018 [4]), ce qui n’est pas sans risques. Car comme nous l’avons précisé précédemment, la confiance dans une monnaie ne se nourrit que de la tangibilité de ce qui fonde sa valeur. Or, créer des volumes de monnaie d’année en année, à un rythme complètement décorrélé de celui de la croissance de l’activité économique (entre 0,5% et 2,5% en moyenne entre 2008 et 2019 [5]) fait courir le risque d’un décrochage de cette valeur par rapport à ce qu’elle est réellement. Quelle est la valeur véritable d’une unité monétaire si celle-ci peut être crée ex nihilo à l’infini par un acteur extérieur dans des proportions astronomiques ? Certes, l’on sait depuis Aristote [6] que la monnaie «existe non par nature mais en vertu de la loi, nomos, et qu’il est en notre pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable ». Mais postuler que cette dernière, en tant qu’outil artificiel, puisse être produite de manière illimitée, sans s’adosser à un produit économique réel (qui n’est par nature pas extensible), c’est prendre le risque de briser ce pacte de confiance fondonnamental, qui pousse chaque acteur économique à abandonner sa propriété réelle en échange d’un morceau de papier ou d’une ligne de crédit. Si la valeur peut être créée de toutes pièces par une institution (de surcroît non démocratique dans le cas de la BCE) dans des proportions dantesques (le total des actifs rachetés par la banque de Francfort depuis le lancement des APP en 2014 s’élève à 3 086 milliards d’euros, soit 19% du PIB total de l’UE en 2018 [7]), alors le risque est grand que son support ne soit en réalité fondé que sur du vent, car il sera perçu comme ne valant rien. Si on ne peut créer du travail à partir de rien, quelle légitimité y a-t-il à émettre à l’infini des titres qui s’en prévalent ? C’est là le piège mortifère que Hayek avait identifié, lorsqu’il théorisait en 1944 que la fiduciaire était appelée dans le futur à devenir un bien de consommation comme un autre, soumis à concurrence sur les marchés, et que les individus, tout rationnels qu’ils sont, préférèreront toujours des devises solides et rares (fussent-elles privées) à celles sorties des planches à billet de régimes socialistes : fortes sur le papier mais inexistantes dans la réalités. En sommes trop sociales et pas assez économiques.

Le danger de l’anomie monétaire

Il est tentant pour chaque gouvernement dans l’impasse de laisser sa banque étendre à sa guise la masse monétaire, créer de l’argent à l’infini pour soutenir l’activité et perfuser la production, surtout dans un contexte européen ou le risque d’inflation est éteint depuis longtemps. Mais il n’existe pas de puits sans fond. Ce qui est gagné en argent numérique sera payé tôt ou tard en risque de confiance, en perte d’espoir dans la soutenabilité réelle de l’unité monétaire commune. Et que ce passe-t’il dans ce cas ? Le refus de souscrire à la signature du grand argentier, le refus de faire crédit, ou avec des garanties réelles plus élevées, les refus des moyens de paiement légaux et le retour au troc. Bref, le refus de faire sciemment tourner l’argent qui a été émis pour nourrir l’économie. Un cycle infernal, qui en plus de décrédibiliser profondément l’autorité publique, amène avec lui son lot de méfiance, de récession et de misère. Car quand un pays tout entier décide que l’argent ne vaut plus rien, il ne sert à rien de tamponner les billets pour les surévaluer ou de rajouter des 0 sur le chèque : une miche de pain vaut toujours son pesant d’heures, même s’il faut une brouette de milliards pour l’acheter.

Et que se passe t’il alors quand c’est l’institution-même à l’origine de la monnaie qui défaille ? C’est ce qui arrive au Venezuela : depuis 2017, le pays s’enfonce dans la crise, et a connu trois monnaies différentes [8] (le bolivar fort, le petro, et le bolivar souverain), toutes dévaluées en masse quelques jours après leur introduction du fait de l’impéritie profonde du gouvernement national sur sa capacité à faire tourner l’économie, ruinant de ce fait les rares épargnants encore en vie. En réponse, le petit peuple sait faire fonctionner tout son bon sens, et contourner le discours officiel pour se rabattre sur des monnaies alternatives ou de nécessité. C’est ainsi que dans les pays d’Amérique du Sud subissant l’incompétence monétaires de dirigeants populistes, le dollar américain est devenu l’espèce privilégiée dans les échanges du quotidien. Un comble pour des pays comme le Venezuela ou l’Argentine, qui ont tant magnifié la fierté bolivarienne contre l’impérialisme américain, quand la population voit son niveau de vie enchaîné à la politique monétaire de l’Oncle Sam (pas forcément plus vertueuse en termes de création de devises il est vrai).

Que peut-on retenir de cette plongée dans les arcanes de la finance ? Que la confiance en la monnaie est le bien le plus précieux en économie, et que sa manipulation par des apprentis sorciers, même de bonne foi, peut avoir des conséquences cataclysmiques sur les agents économiques, comme sur le bien-être des peuples. En ces temps troublés, où le « quoi qu’il en coûte » semble être devenu la norme morale indépassable, ils sont bien peu nombreux ceux qui prennent le risque d’alerter sur les dangers de la planche à billets démesurée. Dans une époque où certains appellent à un bazooka monétaire sans limite, à une nationalisation forcée des devises, voire à un non-remboursement des dettes, annulées dans un compte spécial de la banque centrale, il est urgent de se rappeler que si on peut créer artificiellement du crédit, les richesses qui lui sont liées ne sont pas aussi extensibles. Tout surplus se paie en confiance perdue du public pour sa monnaie. Et la perte de celle-ci est catastrophique, pour les économies comme pour les peuples ou les régimes politiques. Que les prophètes des nouvelles théories monétaires y réfléchissent à deux fois. Ont-ils oublié le châtiment  que l’Histoire réserve à ceux qui ont cru que l’argent tombait du ciel ?

 

Sources :

 [1] – Lancement du PEPP, Banque Centrale Européenne
https://www.ecb.europa.eu/press/pr/date/2020/html/ecb.pr200318_1~3949d6f266.en.html

 [2] -  Asset Purchases programmes, Banque Centrale Européenne
https://www.ecb.europa.eu/mopo/implement/app/html/index.fr.html

[3] - Bilan des TLTRO, Les Echos
https://investir.lesechos.fr/marches/actualites/les-banques-empruntent-a-la-bce-un-montant-record-de-1-310-mds-1914112.phpv

[4] – Croissance de la masse monétaire, Banque de France
https://www.banque-france.fr/sites/default/files/webstat_pdf/evo_mon_fra_2234_fr_si-monnaie_evolution_fr_202102.pdf

[5] - Taux de croissance UE depuis 2008, Eurostat
https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/tec00001/default/table?lang=en

[6] – Monnaie et mesure chez Aristote, Arnaud Berthoud, L’Argent (2004)
https://www.cairn.info/l-argent--9782707143129-page-85.htm#:~:text=Chez%20Aristote%2C%20la%20monnaie%20ne,perfection%20par%20son%20propre%20exercice.

[7] – PIB Union Européenne
https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/le-pib-des-pays-de-l-ue/

[8] – Au Vénézuela, un nouveau bolivar pour combattre l’inflation, La Croix
https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Au-Venezuela-nouveau-bolivar-combattre-lhyperinflation-2018-08-19-1200962630