La révolution française est-elle la conséquence de la philosophie des Lumières ?

 
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Introduction

Pour Daniel Mornet historien français « les causes politiques n’auraient sans doute pas suffis pour déterminer, du moins aussi rapidement, le Révolution. C’est l’intelligence (les idées) qui a dégagée les conséquences ». Suivi par Taine, Tocqueville et bien d’autres, cette thèse voudrait que les idées incarnées par les lumières soient l’élément déclencheur de la révolution de 1789. Cela sous-entend que le devenir historique est organisé comme une continuité linéaire et nécessaire, c’est à dire ici que la Révolution serait l’avènement logique de la philosophie des Lumières. Or ce qu’il faut interroger dans l’interprétation classique, c’est l’ordre des raisons et les relations de cause à effets qui déterminent les « signes avant-coureurs » à partir de l’événement.

La notion de révolution désigne un bouleversement soudain et rare, créant un avant et un après. Il s’agit d’éliminer un système dans le but d’en créer un autre. Selon la légende, Louis XVI, en apprenant la prise de la Bastille aurait déclaré au duc La Rochefoucault « C’est une révolte », ce à quoi il aurait répondu « Non Sire c’est une révolution ». Les révoltes sont des soulèvements populaires et la plupart échouent car les autorités font appel à leurs ressources. En revanche, lorsque le régime se révèle incapable de l’endiguer on parle de révolution. Dans notre histoire moderne, la révolution française fait office de Reine Mère en la matière. En effet, les députés du Tiers Etats et les sujets de la Monarchie Française n’ont aucun modèle sur qui s’inspirer, c’est cette singularité qui en fait un cas incontournable à étudier.

La remise en cause de l’unité des Lumières et de leur responsabilité envers la Révolution

Il est de notoriété publique de considérer les Lumières comme un courant uni et soudé par ses représentants, les philosophes des Lumières qui mènent tous un combat commun contre le fanatisme religieux, la dénonciation de l’intolérance, le combat contre l’injustice et l’ignorance. Par ces volontés et ces luttes, ils auraient été des précurseurs de la révolution en insufflant dans les pensées collectives ces idées subversives à travers leurs œuvres et pensées, anticipant et légitimant par avance la révolution.

Selon la thèse écartée, la rupture révolutionnaire se serait faite par la diffusion des œuvres philosophiques, qui par leurs contenus divers auraient exhibées et propagées les maux de la monarchie et conseillées la rébellion. Chartier montre que cette interprétation est fausse car il souligne que la lecture des textes était soumise à des interprétations très diverses selon qui lisait ; cela rendait impossible une vision et un objectif commun à tous. Il s’appuie également de l’épistémologie qui dessine des Lumières une réalité éclatée parsemée d’antagonismes et de différents points de vue, démantelant la pensée commune d’un courant « homogène et stable ». En effet les partis en place et engagés dans cet épisode révolutionnaire ne pensaient pas unanimement et avaient des interprétations multiples et conflictuelles. En vérité, l’intention des philosophes n’encourageait jamais la subversion.

Jean Joseph Mounier, dans De l’influence attribué aux philosophes, francs-maçons et illuminés, soutient que les philosophes n’ont jamais appelé à la révolte, leur objectif n’était pas de bouleverser l’ordre social établi mais au contraire de « le protéger contre des cataclysmes en le modernisant et le réformant ». Ils croyaient dans l’idée que le progrès est souhaitable mais toujours réfléchis avec le doute, l’inquiétude et l’incertitude. Mais face à ce constat une question est posée comment faire pour que cet esprit scientifique et critique qu’ils promouvaient ne devienne pas un dogme, un ordre indiscutable tel l’a été la religion ? L’esprit scientifique et critique devait donc être diffusé mais à un moment stopper devant les institutions car comme le souligne l’historien Antoine lilti, les philosophes des lumières savaient que l’octroi de cet esprit critique et le culte scientifique du progrès au peuple était un danger pour la société.

Enfin pour finaliser la rupture avec la thèse initiale, on peut revenir sur le parcours de Voltaire qui est un exemple, révélateur des tensions et des contradictions de ce courant de pensée. Ce dernier à ses débuts était un optimiste chevronné, admirateur des bienfaits de la mondialisation mais vers les années 1750 en se penchant sur l’histoire, il s’aperçoit que la colonisation a été un drame effroyable et va revenir sur son optimisme. Ainsi, les Lumières ne sont ni une doctrine cohérente ni un mythe fallacieux, mais le geste à la fois réflexif et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont cherché à réformer leur époque et la questionner notamment au regard de sa modernisation mais sans pour autant penser à la renverser.

La Révolution : un évènement soudain et imprévu

En étudiant les caractéristiques (oeuvres, correspondances…) des députés des Etats Généraux de l’Assemblée Constituante, Timothy Tackett tente de mettre à jour le processus de radicalisation. Dès lors il constate que la Révolution s’est développée par crises et sursauts, désapprouvant un processus homogène et linéaire.

 

La dynamique de groupe

La convocation des Etats généraux mobilise le peuple pour la rédaction des cahiers de doléance ; les parlementaires prétendront d’ailleurs être « la voix de la nation ». Kurt Lewin fondateur des théories de la dynamique de groupe montre que celle-ci peut faciliter des changements dans les comportements d'une personne ou d'un groupe. Cette influence du groupe peut devenir significative, influençant les représentations et actions individuelles. L’expérience des états généraux et le processus d’assemblée vont faire émerger des vertus et des moyens insoupçonnables chez les députés du Tiers. De plus la foule crie son soutien aux députés du tiers dans les mois de Juin - Juillet - Aout. Laurent de Visme député du tiers disait « L’opinion publique fait notre force ». Par ce processus complexe de la psychologie de groupe, l’expérience et le processus de l’Assemblée ont créé un sentiment d’appartenance commune créant un « nous » et un « eux » pas si évident quelques temps auparavant.

La radicalisation des députés

L’intransigeance de la noblesse s’est posée comme un facteur central dans la radicalisation du tiers état. Lorsque Louis XVI convoque les Etats généraux le 8 aout 1788, il s’offre une chance à mettre fin à la révolte aristocratique en ouvrant le jeu politique à tous. Le poids des antagonismes sociaux va conduire à l’éclatement du processus de pacification. La radicalité de l’affrontement ne va pas s’opérer par un corps à corps mais par des anciennes pratiques d’assemblée. Cela commence par la reconnaissance d’un lieu politique en se réunissant d’abord à la salle de l’hôtel des Menus Plaisirs conduisant à une révolution juridique par la création de l’Assemblée Nationale le 17 juin 1789. En interdisant la réunion, le roi pousse l’Assemblée à se recroqueviller à la salle du Jeu de Paume et prêter serment de se séparer qu’après avoir donné une Constitution au Pays. On assiste à un transfert de la sacralité politique : du Roi à celle de la nation. Chartier insiste sur les divergences économiques, des insatisfactions et un fossé économique et social se fait ressentir. Opposés à tout compromis, les conservateurs, majoritaires dans la noblesse vont également faire émerger une dynamique de groupe encore plus réactionnaire. Dès lors, dans de nombreuses lettres, les députés du tiers vont insister sur l’arrogance et le mépris avec lesquels ils sont traités. C’est ainsi dans cet état d’esprit que les députés du tiers état vont voter des motions révolutionnaires, résultant alors plus d’une lutte pour le respect et la considération que d’une lutte des classes. Une lutte finissant par conduire à la Révolution.

 

La révolution constructrice des lumières

Chartier le redémontre, le courant des Lumières est traversé par une multitude de pensées divergentes, rendant impossible le développement d’une seule idéologie conciliant et regroupant chaque pensée dans un système de pensée cohérent et naturel. Ce n’est qu’à la fin de cet épisode qu’une véritable idéologie révolutionnaire française unique, incarnant les principes des lumières, va naître, fusionnant toutes les anciennes divergences des idées.

On va voir qu’en voulant fonder sa légitimité sur des auteurs, des textes et des idées en rupture avec l’ancien régime, la révolution a unifié et donner sens aux Lumières. La Révolution va faire une sélection très restreinte des œuvres et auteurs se limitant à Voltaire et Rousseau. Pourtant opposés par une philosophie qui met l’accent sur l’élitisme et l’autre sur l’émotion.

Enfin des auteurs vont faire émerger l’esprit des Lumières dans les textes de l’époque qui verront leur consécration dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789. Le célèbre pamphlet de l’Abbé Sieyès qui a inspiré la rédaction de la déclaration reprend les grandes idées des Lumières. Il propose de confier la souveraineté à la Nation, entité abstraite et distincte de la personne physique qui la dirige. Rédigée en moins d’une semaine la DDHC nait dans une configuration politique tumultueuse, qu’elle va légitimer. Elle devient le guide de tout travail législatif. Utopie philosophique élaborée dans une France en plein chaos révolutionnaire, elle fonde intrinsèquement ses racines dans la philosophie des Lumières.

 

Conclusion

Le contexte latent presque effervescent caractérisé par l'émergence, l'affirmation et la démocratisation du livre permettant l’émancipation culturelle et la critique, articulé avec un contexte de crise économique très défavorable au régime et le siècle emblématique de l’ouverture d’esprit et de la remise en question des dogmes auraient normalement été à l’origine de l’épisode révolutionnaire. Mais comme on l’a exposé précédemment ce conglomérat de facteurs a participé à la Révolution car il était inscrit inconsciemment dans les esprits mais ce n’est pas lui qui a été à son origine car la Révolution est en soi un événement inattendu, qui n’a été prévu qu’au dernier moment. C’est à dire qu’il n’a pas été médité longuement par des individus, ni encouragé par le siècle des lumières et ni a été le résultat ou la finalité d’une longue trajectoire historique comme l'aurait pensé Tocqueville. C’est seulement une fois l’épisode passé que s’est constitué une véritable idéologie révolutionnaire et des lumières qui a su se répandre et perdurer dans le temps. Comme le dit Tackett « C’est à l’épreuve des faits pour expliquer et justifier leurs actions que les députés se mettent à élaborer une idéologie cohérente », prenant désormais en considération les idées des lumières. C’est donc la Révolution qui a fait les livres puisque c’est elle qui a donné une signification prémonitoire et programmatique à certaines œuvres et idées.

Ce qui fait tenir l’idéologie des “Lumières” comme objet historique, distinct de la “philosophie du XVIIIe siècle”, c'est selon Antoine Lilti “le besoin que nous avons, inlassablement, de nous confronter à la scène originelle des espoirs et des craintes soulevés par la modernité.” Cette citation montre la nécessité que nous avons à nous référer à l’idéologie des lumières comme exemple car elle fut la première à s'intéresser et s’interroger au progrès, à l’évolution de la société et de ses crises. Les Lumières apparaissent donc et encore aujourd’hui comme une solution invoquée dans l’espace public dans un combat contre l’obscurantisme. Elles sont donc une réponse collective au surgissement de la modernité, dont les ambivalences et incertitudes forment aujourd’hui encore notre horizon.

 

Sources :

Penser la Révolution française, François Furet, Gallimard, 1978.

Qu’est-ce que les Lumières ? Alphonse Dupront, 1996.

http://archives.lesechos.fr/archives/cercle/2012/03/20/cercle_44784.htm

Timothy. Tackett « Le processus de radicalisation au début de la Révolution française », dans B. Gaïti, A. Collovald (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique. p 47-66.

Roger Chartier, Les origines culturelles de la révolution française - Chapitre 4 Les livres font ils les révolutions ?

Maffesoli Michel. L'idéologie, sa genèse et sa duplicité. In: L'Homme et la société, N. 35-36, 1975. Marxisme critique et idéologie. pp. 199-214.

http://www.slate.fr/story/184416/livre-antoine-lilti-heritage-lumieres-histoire-eclairagephilosophie

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1989_num_30_3_2621

https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/sur-la-revolution-francaise