La décentralisation : arme de destruction massive

 
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En 1982, l’Assemblée nationale, dominée par les socialistes, vote un texte de loi historique. Pour la première fois dans l’histoire moderne et contemporaine de la France, le processus de centralisation et d’unité nationale s’inverse purement et simplement. La loi du 2 mars 1982 transforme les régions en collectivité territoriale et les présidents de conseils généraux voient leurs prérogatives supplanter celles du préfet – relai du pouvoir central étatique depuis le Consulat napoléonien (1800). C’est un acte majeur dans l’histoire nationale qui prend à contre-pied un millénaire d’action royale, républicaine et impériale pour concentrer les pouvoirs politiques en un seul endroit : Paris. Depuis, des dizaines de lois ont été votées par l’Assemblée pour consacrer la déconcentration puis la décentralisation sous couverts de démocratie et d’efficacité administrative. Aujourd’hui, la France est une république dont l’organisation est décentralisée selon l’article premier de la Constitution de 1958 et dont la présente inscription date de 2003. Pour autant, la France demeure un État-nation unitaire, se démarquant des fédérations comme l’Allemagne, les États-Unis ou la Suisse. Le pouvoir politique principal est toujours à Paris et l’État ne fait que concéder des compétences annexes aux régions, départements et communes.

Dès lors, quel problème à décentraliser ? Pourquoi être contre plus de démocratie et d’enracinement local du pouvoir politique ?

La destruction de l’identité politique et étatique française

La France n’a pas toujours été une république une et indivisible selon l’expression consacrée sous la Révolution. Aux origines de notre nation, peu après la chute de l’Empire romain d’Occident, les royaumes barbares affichaient une organisation tribale. Les Francs, tout comme les Wisigoths et Ostrogoths, qui dirigeaient l’actuel territoire français ne faisaient pas exception. Le Royaume des Francs – quand il était soumis à une seule autorité royale – s’appuyait sur les anciennes structures romaines comme la civitas qui deviendra par la suite le pagus (ou pays en français contemporain). Loin de pouvoir maîtriser un territoire de plus de 600 000 km², le roi délègue son autorité à des administrateurs locaux appelés comtes. En parallèle, le pouvoir franc s’appuie sur les structures religieuses comme le diocèse pour se maintenir en place. Les partitions familiales à répétition tendent à affirmer le côté confédéral puis fédératif du royaume jusqu’à l’avènement des Carolingiens.

Sous les Carolingiens, et en particulier avec Charlemagne, un nouveau modèle se développe : la féodalité. Pour assurer la continuité de son autorité sur la moitié occidentale de l’Europe pour laquelle il est devenu empereur, il offre terres et titres à ses chevaliers méritants. Ces comtes, ducs, barons et autres seigneurs vont par la suite profiter de l’effondrement de la monarchie carolingienne pour prospérer jusqu’à concurrencer directement le pouvoir central. Vers l’An Mil, des territoires comme le Duché d’Aquitaine, celui de Normandie ou le Comté de Toulouse sont bien plus riches, puissants et influents que le roi. D’ailleurs, la monarchie alors élective, pâtit de cette puissance féodale : Hugues Capet pourtant comte de Paris et duc de France, n’est qu’un petit seigneur parmi les grands. Son autorité est purement symbolique. Pourtant, mille ans de persévérance vont permettre aux héritiers du premier roi capétien de soumettre les seigneurs et de dominer tout le royaume. Guerres, mariages et achats vont rythmer un long processus d’affirmation de l’autorité politique du roi – et de sa capitale Paris – sur les provinces. Lorsque débute la Renaissance, l’autorité de l’État français n’a de limites que les frontières du royaume. Malgré cela, il faudra attendre la Révolution de 1789 pour voir disparaître les reliquats de la féodalité : abolition des privilèges, création des départements, des préfets, etc.

L’État centralisé – ou du moins centralisateur – fait partie intégrante de l’identité française depuis des siècles voire des millénaires. Paris, siège du pouvoir royal, s’est imposé malgré les velléités seigneuriales. Mais au-delà de ce fait politique, une vision de l’État s’impose à travers la figure du roi : la suppression des intermédiaires. Pour imposer leur autorité, les souverains de France ont régulièrement jouer l’affrontement entre les intérêts populaires et ceux des seigneurs locaux – prenant le parti des premiers contre les seconds. Il en résulte alors une relation politique directe entre l’État et la Nation. Et contrairement à une idée reçue, il ne faudra pas attendre la Révolution pour constater les effets de cette mécanique. Ainsi, en pleine guerre de Succession d’Espagne, le roi Louis XIV fait appel à son peuple afin que celui-ci se mobilise et défende les intérêts de la Couronne contre l’Europe coalisée. Les mêmes réflexes seront à l’œuvre lors de la Révolution, de l’Empire et même pendant les deux conflits mondiaux du XXème siècle. On se mobilise et on se sacrifie, non pas pour la Bretagne ou l’Aquitaine, mais pour la France tout entière.

Ainsi, faire machine arrière, c’est compromettre ce contrat national millénaire fait entre l’autorité centrale française et la Nation. Pire encore, c’est s’attaquer à un élément capital de notre civilisation : le rapport à l’État et à la France.

Le projet fédéraliste européen : plus de régions, moins de France

Si les projets décentralisateurs se multiplient à partir des années 1980, ce n’est pas un hasard. Cette logique obéit à une politique menée par les élites au pouvoir acquises à la cause européenne. Ainsi, sous couverts de promouvoir la démocratie directe et l’efficacité administrative, la décentralisation trahit un projet destructeur européiste tourné contre les États-nations.

D’abord, il faut comprendre que le modèle d’État-nation est perçu par l’oligarchie politique française – a fortiori Occidentale – comme désuet depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant imposé au monde par Paris via les traités de Westphalie, ce modèle politique est combattu activement par les partisans du fédéralisme. En effet, jusqu’au XIXème siècle, l’autorité étatique s’imposait aux territoires par la force. Ainsi, le domaine royal français s’est agrandi par annexions successives pendant mille ans. Mais l’avènement de pays comme les États-Unis ou l’Allemagne met en avant l’idée d’un contrat social entre les États qui aboutit ainsi à une gouvernance fédérale. Dès lors, nous avons ici l’ancêtre idéologique de la Gouvernance mondiale et de l’État-monde défendus depuis les années 1970 en Occident. La mondialisation des échanges et des problématiques écologiques sont deux arguments massues destinés à promouvoir la fédération planétaire comme seule alternative viable au système politique national. Développer des régions en copiant le modèle américain ou allemand est alors la conséquence d’une telle pensée.

Dans cette logique, l’Union européenne voit l’État-nation comme un ennemi à abattre. Emprunte d’idéologie américaine, Bruxelles perçoit le modèle westphalien comme responsable de tous les maux (guerres, famines, taxations, etc.). L’idée même de souveraineté qui est au cœur des États-nations rebutent les plus fervents défenseurs du marché unique, du libre-échange et de la citoyenneté européenne. Il faut donc détruire les nations au plus vite avant qu’elles ne se réveillent pour reprendre la pensée développée par un certain Valéry Giscard d’Estaing… C’est là qu’interviennent les euro-régions. Non-contente de ressusciter les régions anciennement féodales, l’Union européenne promeut des régions internationales complètement déconnectées des réalités historiques et économiques comme les Alpes-Méditerranée qui associe deux régions françaises et trois régions italiennes pour une coopération transfrontalière. En 2008, les euro-régions obtiennent une voix auprès de la Commission européenne, court-circuitant dès lors leurs États-nations et le Parlement européen – organe supposé de la démocratie sur le continent.

Le retour des grands féodaux ?

La résurrection de grands ensembles historiques et la création de nouvelles structures régionales peuvent-elles faire craindre le retour des grands féodaux en France et en Europe ? Bien sûr, pour les défenseurs de la régionalisation, de la décentralisation et de la déconcentration, non. Mais l’Histoire leur donne mille fois tort.

Chaque fois qu’un pouvoir central délègue des compétences à une structure administrative inférieure, cela se solde par la désagrégation du pouvoir concerné. Voilà cinq millénaires, l’Égypte était administrée par un royaume pharaonique communément appelé Ancien Empire. Après avoir centralisé tous les pouvoirs régaliens dans la ville-nouvelle de Memphis, les pharaons déléguèrent leur pouvoir à des « préfets » avant l’heure, les nomarques. Véritables rois en leurs terres, il ne fallut pas longtemps avant que ceux-ci ne défient l’autorité centrale et royale. En quelques décennies, l’une des plus grandes civilisations humaines s’effondra – plongée dans le chaos. Autre exemple, les rois carolingiens dont nous parlions précédemment. Si le fait de déléguer le pouvoir était à l’origine une idée raisonnable, cela n’eut pour seule conséquence que de favoriser la féodalité et l’effondrement du pouvoir royal français pendant plusieurs siècles. Enfin, plus récemment, évoquons la Russie soviétique qui fédéralisa l’ancien empire des tsars, jetant les germes d’une dislocation étatique profonde que seule l’autorité restaurée d’un Vladimir Poutine a permit de stopper.

De tels scénarii sont-ils à redouter pour l’Europe et la France ? Oui. L’histoire nous le démontre et si cela n’arrive jamais soudainement, l’émergence de contre-pouvoirs décentralisés condamne les États à des crises institutionnelles majeures desquelles certains n’en sont jamais ressorti indemnes. Régulièrement, les présidents de régions s’expriment publiquement contre les actions étatiques. L’épidémie de coronavirus en 2020 a renforcé la légitimité sanitaire des régions sur l’État français impuissant. Certains territoires, comme la Corse ou la Martinique ont même des présidents nationalistes – signe avant-coureur d’une menace séparatiste bien plus imminente que jamais…

Conclusion

La décentralisation n’est pas à souhaiter en France ni dans aucun autre pays. Si elle séduit initialement par son côté démocratique et administratif jugé plus efficace, elle demeure une menace certaine pour l’unité nationale à moyen-long terme. Ainsi, en France, il ne s’est écoulé que quarante ans avant de voir un conseil régional corse ou martiniquais présidé par un nationaliste. En décembre 2015, Gilles Simeoni – président du Conseil exécutif de Corse – prêtait serment en langue corse, sur un texte fondateur du nationalisme insulaire. Si la centralisation n’est pas exempte de défauts majeurs comme un éloignement des élites vis-à-vis du peuple, elle reste le meilleur moyen de conserver l’unité de la nation et l’autorité suprême de l’État, c’est-à-dire la souveraineté.

Repères chronologiques

Ancien Empire égyptien – D’environ 2700 à 2200 avant l’ère chrétienne (AEC)

Chute de l’Empire romain d’Occident – An 476 de l’ère chrétienne (EC)

Avènement des Carolingiens avec Pépin le Bref – An 751 EC

Règne de Charlemagne – 768 à 814 EC, empereur dès 800 EC

Avènement des Capétiens avec Hugues Capet – An 987 EC

L’autorité de l’État se confond avec les frontières du royaume – Dès 1453 EC

Traités de Westphalie instaurant l’État-nation – 24 octobre 1648

Appel au peuple de Louis XIV – 12 juin 1709

Instauration des préfets par le Consulat – 17 février 1800

Premiers actes de la décentralisation politique – 2 mars 1982

Proclamation d’indépendance d’une quinzaine d’États soviétiques – 8 décembre 1991

Inscription de l’organisation décentralisée dans la Constitution – 28 mars 2003