La défaite de 1940, histoire d’un traumatisme (1/3)
C’est la défaite des défaites. Plus fulgurant que celui de 1870, plus incroyable que celui de 1814 et plus désespéré que celui de 1815, le choc de 1940 est la pierre angulaire de la mentalité française contemporaine. L’occupation allemande et la collaboration vichyste qui suivirent achevèrent de détruire la fierté nationale que la libération et la présidence gaullienne ne purent effacer. Nombreux sont ceux qui se sont penché sur les causes de la défaite ultime. Dans cette pensée sur la chute de la France au cours de la Seconde Guerre mondiale, nous reviendrons sur les différents facteurs cruciaux permettant d’expliquer l’incompréhensible échec de l’Armée qui était considérée comme la plus puissante du monde d’alors ainsi que l’impact historiographique visible de nos jours.
Un pays dévasté par deux conflits industriels totaux
La France de 1940 est un pays fatigué, laissé exsangue par deux guerres totales en moins d’un siècle. En 1870, elle est balayée par la supériorité doctrinaire de la Prusse et de ses alliés allemands. En 1918, elle remporte une revanche extrêmement coûteuse en vies humaines qui grèvera profondément la démographie française, longtemps demeurée première en Europe.
Lorsque débute le second conflit mondial, la France compte moins de 42 millions d’habitants. C’est le cinquième pays européen en termes de population après l’Union soviétique, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie. Parallèlement, c’est elle qui affiche le plus lourd tribut humain proportionnellement à sa population au cours de la Grande Guerre, expliquant une croissance démographique parmi les plus basses du continent. Vieillissante, la société française est encore marquée par la ruralité (les Français sont majoritairement citadins qu’à partir des années 1930).
Psychologiquement, les Français sont, à l’instar des autres nations européennes, ébranlés dans leurs convictions profondes des suites des horreurs vécues lors de la Grande Guerre. Loin du romantisme et de l’héroïsme napoléonien, le conflit a fortement déshumanisé le soldat devenu « de la chair à canon ». Une fois l’événement fini, de nombreux courants pacifistes fleurissent en France et ailleurs appelant à la paix, au dialogue et aux bons sentiments. Mécaniquement, cette posture ne pouvait être tenue que par les vainqueurs ; les perdants, eux, pensant déjà à la revanche comme l’Allemagne de Weimar. Dès lors se créé un ascendant stratégique des derniers sur les premiers, du pragmatisme sur l’idéalisme.
Au-delà de l’aspect humain, la France accuse également un retard industriel évident vis-à-vis de ses voisins. Le nord-est du pays a été ravagé par quatre années de guerre totale, théâtre de bombardements d’artillerie jamais vus dans l’Histoire humaine. L’industrie française, reposant sur le principe des petites et moyennes entreprises familiales, peine à concurrencer les grands groupes allemands, soviétiques et britanniques. Pour autant, de nombreuses marques françaises sont renommées à l’international à l’instar de Renault, Peugeot, Citroën (automobiles), Morane-Saulnier, Amiot, Bloch, Dewoitine (avions), MAS, SOMUA (matériels militaires) ou encore Schneider et FAMH (aciéries et armes à feu).
Si la démographie et la production industrielle sont en berne, un autre facteur déterminant dans la défaite de 1940 est la crise politique que traverse la Troisième République depuis la fin de la Grande Guerre. Alors que la victoire de 1918 et la guerre avaient permis l’Union sacrée, les premières dissensions naissent dès 1923 quand la France, isolée diplomatiquement, est sommée par Washington et Londres de retirer ses troupes d’Allemagne. La perte de confiance est totale et des hommes politiques comme Aristide Briand se lancent alors dans une politique suicidaire de collaboration avec le voisin allemand qui prépare déjà la revanche…
En 1929, le krach boursier de New York n’a d’abord qu’un impact modéré sur le tissu industriel français qui est, rappelons-le, archaïque et fondé sur les PME familiales. Pour autant, la crise s’installe dès 1931 et ce qui protégea initialement la France de la crise économique amplifia le phénomène. Des mouvements sociaux, majoritairement ouvriers, éclatent et les tensions se font vives au sein de la société française. La victoire du Front populaire (alliance des trois partis de Gauche : les communistes, les socialistes et les radicaux), ramène temporairement le calme dans le pays au prix de concessions malvenues sur le droit du travail. En effet, alors que les grèves spontanées obligent le gouvernement nouvellement élu à des actions sociales, l’Allemagne décuple ses efforts de réarmement, profitant de la faiblesse de son voisin outre-Rhin.
L’instabilité gouvernementale inhérente à la Troisième République telle qu’exercée à partir de 1879 finit de fragiliser un pays déjà largement ébranlé. Si celle-ci n’était pas un problème dans une France tournée vers la Revanche et la reconquête de l’Alsace-Lorraine (1871-1920), elle devient un fardeau capital, paralysant toute action gouvernementale à long terme.
La « meilleure armée du monde » : des lions menés par des moutons
Dès les premières phrases de son célèbre discours du 18 juin 1940, le général de brigade Charles de Gaulle met en cause l’incompétence des chefs militaires et leur souligne leur responsabilité dans la défaite.
En 1918, la France alignait la plus puissante armée du monde d’alors avec 4,8 millions d’hommes sous les drapeaux tricolores. Plus encore, c’est la première force militaire mécanique avec 88 000 camions et voitures en service, presque 12 000 pièces d’artillerie et 3 600 avions. D’un point de vue doctrinaire, elle est le chef de file des « Alliés » en proposant une alliance entre la mobilité mécanique et l’interopérabilité des armes terrestres et aériennes. Cette combinaison, à l’origine de l’effondrement de l’armée allemande au cours de l’année 1918, sera rapidement abandonnée au profit de l’école britannique qui promeut l’appui de l’infanterie lourde par les chars d’assaut fortement blindés. Le pacifisme de la fin des années 1920 et le repli sur la stratégie défensive avec le vote de la ligne Maginot (1928) vont condamner la doctrine offensive mécanisée, désormais défendue par quelques marginaux comme le commandant Charles de Gaulle. Outre-Rhin cependant, des hommes comme Rommel, Guderian ou Hoth vont s’inspirer du triomphe logistique français pour élaborer la future « guerre-éclair » (blitzkrieg).
En 1939, la France bénéficie encore d’une aura légendaire. Renouant avec les exploits royaux de l’Ancien Régime et les brillantes victoires de l’épopée napoléonienne, elle est encore forte de 600 000 hommes d’active. Côté matériel, elle domine l’Europe avec un grand nombre de canons et de chars d’assaut. La mobilisation permet d’égaler les effectifs de la Grande Guerre avec 2,5 millions de soldats disponibles pour le combat et tout autant pour supporter l’effort militaire à l’arrière.
Cependant, de nombreux facteurs viennent battre en brèche les capacités militaires françaises. Outre un cruel manque de moyens antiaériens (avions et artillerie spécialisée) et radio, les forces militaires nationales sont inégalement dotées avec une marine de guerre bénéficiant de l’influence du « parti colonial » tandis que la jeune armée de l’Air manque de tout. Les unités d’active sont très bien équipées à l’inverse des unités de réserve. D’un point de vue doctrinaire, la stratégie retenue est celle des Britanniques en 1918 (développée plus haut) et l’attitude défensive théorisée autour de la ligne Maginot.
Au-delà de ces différentes considérations, l’état-major français affiche des lacunes profondes. Les officiers généraux ont majoritairement connu la Grande Guerre en tant qu’officiers supérieurs. Certains ont fait leurs armes dans l’empire colonial (Weygand, Gamelin, Giraud) tandis que d’autres sont des carriéristes proches des cercles de pouvoir politique (Darlan). Nommés par ce dernier, ils partagent les doctrines défensives et statiques des années 1920/1930. En revanche, la Nation dispose d’excellents officiers supérieurs qu’il sera possible de retrouver au sein des forces françaises libres : le colonel De Gaulle, les fraîchement promus généraux de brigade De Lattre de Tassigny et Juin, ou encore les capitaines De Hautecloque (alias Leclerc) et Koenig.
Contrairement à une idée reçue, née a posteriori, les soldats français n’ont rien à envier aux Poilus de 14-18. Leur résistance face à l’effondrement et le désespoir généralisé, à Dunkerque, Stonne, Montcornet, sur la Loire ou encore dans le ciel de France, ont fortement et durablement affaibli l’armée allemande occidentale qui n’arrivera pas à soumettre le Royaume-Uni. Dans les Alpes, ils feront bloc contre l’armée italienne qui sera incapable de traverser le relief malgré la situation européenne plus que favorable.
De bons soldats, dirigés par des officiers de terrain efficaces, inégalement équipés de matériel de qualité, sont dirigés par un état-major politique qui fera la démonstration de son incompétence.
Sources :
Ndr : seuls les auteurs sont cités pour des raisons pratiques et de visibilité, leurs œuvres respectives et leurs pensées historiographiques ont nourri l’écriture de cet article.
Georges Clemenceau (1841-1929)
Marc Bloch (1886-1944)
Charles de Gaulle (1890-1970)
Raymond Aron (1905-1983)
Pierre Milza (1932-2018)
Robert Paxton (1932-)
Serge Berstein (1934-)
Éric Zemmour (1958-)
Pierre-Yves Rougeyron (1986-)