La défaite de 1940, histoire d’un traumatisme (2/3)

 
Char lourd français B1-Bis, ayant gagné la bataille de Stonne, le 16 Mai 1940, en anéantissant 13 Panzer III et IV embusqués en quelques minutes.

Char lourd français B1-Bis, ayant gagné la bataille de Stonne, le 16 Mai 1940, en anéantissant 13 Panzer III et IV embusqués en quelques minutes.

 

Des alliés peu fiables pour une guerre lointaine

Depuis 1904, la France est alliée avec le Royaume-Uni dans ce qui sera connu comme « l’Entente cordiale ». Comment expliquer un tel rapprochement entre deux nations historiquement ennemies ? Londres craint l’Empire allemand depuis que ce dernier, unifié en 1871 au détriment de Paris, s’est lancé dans une œuvre impérialiste et maritime en construisant une grande flotte de guerre. À la recherche d’alliés potentiels pour contenir l’expansionnisme germanique, l’Angleterre entre dans l’alliance établie par la France et la Russie depuis 1892 dans ce but précis. Une fois la Grande Guerre remportée et l’Allemagne affaiblie, elle montre des signes d’hostilité envers son ancien allié français. Prenant le parti de Berlin à de nombreuses reprises (invasion de la Ruhr en 1923, remilitarisation de la Rhénanie et annexion de l’Autriche en 1936, annexion des Sudètes en 1938…), le but est simple : contenir l’impérialisme français dans une logique historique d’équilibre des puissances en Europe. Ce n’est que lorsque la Pologne est envahie par l’Allemagne en 1939 que le Royaume-Uni sonne la charge en emmenant la France avec elle.

Côté américain, les relations sont encore plus tendues. Entrée tardivement dans le conflit (avril 1917), l’Amérique a rapidement imposé sa loi quant à la paix acquise. Principaux créditeurs des nations européennes ruinées par quatre années de guerre, les États-Unis perpétuent la diplomatie britannique traditionnelle développée plus haut. S’ils sont entrés en guerre pour éviter l’hégémonie allemande, ce n’est pas pour voir naître une hégémonie française. De plus, ancrés dans une tradition isolationniste, ils refusent de ratifier le traité de Versailles, sortant de facto de la coalition de 1918. Protestant contre les véhémences guerrières (et pourtant légitimes) de la France des années 1920, ils financent le redressement économique de l’Allemagne, alimentant, sciemment ou non, le projet de revanche mis au point par la République de Weimar dès le lendemain de la guerre. Pour Washington, la France est un rempart indestructible qui saura épuiser les éventuelles revendications belliqueuses venues d’outre-Rhin. D’ici là, ils auront pleinement eu le temps de mobiliser et de fournir en matériel et financements les belligérants. On comprend aisément leur choc et effroi lorsqu’ils assistèrent à la chute de la France, les forçant à provoquer le Japon pour entrer en guerre.

Enfin, il convient d’insister sur le fait que la guerre n’est, pour beaucoup de Français, pas justifiée. La Pologne est un pays lointain pour lequel il n’est pas mérité d’entrer dans une nouvelle guerre. Parce que la France n’a pas été directement agressée par l’Allemagne en 1939, le pays se retrouve dans la même situation que les États-Unis de 1917 à devoir défendre une guerre étrangère. Quand bien même cela n’enlèvera pas la détermination guerrière des soldats français au moment de l’invasion en 1940, cela permet d’expliquer le manque d’unité politique et l’absence de toute « Union sacrée ». De plus, l’Union soviétique, partie gagnante dans l’invasion de la Pologne, ordonne au Parti communiste français de défendre la paix, l’écartant immédiatement de toute alliance alors que celui-ci était près à y adhérer jusqu’à cette date.

Tous ces éléments n’expliquent pas la défaite de 1940 mais éclaire un peu plus l’anglophobie de la société française qui assistera, impuissante, à la fuite de Dunkerque et au manque d’implication des troupes britanniques lors de la campagne. C’est sur ce terreau fertile que s’enracinera Vichy. Pourtant, sans les excuser, les Britanniques avaient une vision mondiale du conflit, se refusant à engager toutes leurs forces dans une seule bataille. De plus, leur part dans le dispositif allié à la veille de la bataille de France était sensiblement égale à celle occupée en 1914.

France-Allemagne 1940

La bataille de France est l’objet de tous les fantasmes dont celui d’une armée allemande invincible. Qu’en était-il réellement ? Le tableau ci-dessous résume et compare les différences d’effectifs et de dotations matérielles.

 
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Ainsi, au 10 mai 1940, les Alliés (France, Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas et Pologne) sont supérieurs en tous points face à l’Allemagne à l’exception de l’aviation. De plus, représentant 68% des moyens humains et matériels totaux, la France n’a pas à rougir face à l’armée allemande. Mais au-delà des chiffres, il faut s’intéresser à la réalité du terrain car le nombre, malgré le contexte de guerre industrielle et massive, n’a jamais fait gagner une bataille.

Intéressons-nous à chaque point en commençant avec les effectifs. Si la France domine l’Alliance, elle affiche son retard démographique hérité de la Grande Guerre. De fait, au moment de la mobilisation, elle ne réussit à lever « que » cinq millions de conscrits contre presque le double côté germanique. Déployés de la frontière suisse à la mer du Nord, ces soldats subissent l’effet psychologique de la « Drôle de guerre », attendant l’ennemi sans jamais le voir. De plus, il existe une réelle disparité d’équipements, d’entraînement et de moral au sein de l’armée française. Si les unités d’active sont les plus puissantes, elles sont aussi les plus faibles numériquement parlant : 20 sur 104. Les moyens se partagent ensuite entre les différentes tranches d’âge au sein des réservistes. Les plus jeunes sont mieux dotés que les plus anciens. Cependant, le même problème s’observe au sein de l’armée allemande : 45% des effectifs sont âgés de plus de 40 ans tandis que 50% de tous les soldats n’ont que quelques semaines d’entraînements ! C’est donc une armée française plus expérimentée qui se mesure à une force allemande novice.

En 1940, le fantassin français devait être doté du fusil d’infanterie MAS 36. Dans les faits, subsistait encore les armes de la Grande Guerre comme le Lebel 1886/93 ou le Berthier 1892/16. Si les deux dernières étaient chambrées en 8 mm, le nouveau MAS 36 l’était en 7,5 mm ce qui induisait une contrainte logistique évidente. Son uniforme était un ensemble de mises-à-jour de la tenue « bleu horizon » avec un camouflage kaki adopté dans les années 1930. Le casque individuel était l’Adrian 1926, évolution du célèbre couvre-chef des Poilus (modèle 1915). Si le fait qu’une armée porte encore les équipements de la guerre précédente peu faire sourire, il ne faut pas oublier que la période initiale de la Seconde Guerre mondiale est un rejeu de la Grande Guerre ! Ainsi, côté allemand, le fantassin est sensé être doté du fusil Mauser 1898k (98k) adopté en 1935. Dans les faits, c’est une évolution du modèle 1898b qui était lui aussi encore utilisé au cours du conflit. Pour le reste de l’uniforme, ce dernier n’a pas évolué depuis 1916 : le casque Stahlhelm M1935 qui est une évolution du M1916.

Côté artillerie, la France affiche un bien meilleur niveau de préparation qu’en 1914 avec plus de 10 000 canons dont majoritairement le célèbre 75 mm M1897. Consciente de la menace blindée allemande, l’armée française est très bien équipée en matériel antichar, en témoigne les plus de 7 000 SA34 et SA37 de 25 mm construits par l’armurier Hotchkiss ! Mais c’est bien le manque d’armes antiaériennes qui handicape grandement le camp allié de manière générale. Face à eux, les Allemands ont déjà le redoutable canon de 88 mm, originellement destiné à la défense antiaérienne et qui sera utilisé contre les chars français lourds.

Vient un des points les plus polémiques : les blindés. Il a longtemps été considéré que l’Allemagne avait la meilleure armée mécanisée de la Seconde Guerre mondiale. Si l’affirmation est vraie à partir de 1941, l’arme blindée du Reich est loin d’être la plus impressionnante, loin de là. À la veille de la bataille de France, l’armée allemande était encore largement hippomobile. Seuls 10% des divisions étaient motorisées. Côté français, l’héritage de la Grande Guerre est encore perceptible avec quasiment deux fois plus de camions. Les chars d’assaut, eux, sont équivalents en nombre mais pas en qualité. Si les Allemands ont les véhicules les plus mobiles, la puissance de feu et la protection sont aux abonnés absents. Quant aux Français (et Britanniques), l’inverse se constate avec des monstres d’acier lents mais destructeurs. La principale différence entre les deux camps réside dans l’équipement radio : quasi-absent chez les Alliés et omniprésent côté allemand.

Handicap évident, l’aviation de combat est largement supérieure en nombre et en qualité au sein de l’armée allemande. Cependant, là encore, contrairement à une idée reçue, le rôle de la Luftwaffe n’était pas le soutien aérien mais bien la supériorité aérienne. Dessinée pour interdire l’espace aérien à l’ennemi et laisser le champ libre aux troupes terrestres, l’aviation de guerre allemande compte dans ses rangs le légendaire Messerschmitt Bf.109, futur adversaire du Spitfire britannique lors de la bataille d’Angleterre. Les Français, dont on qualifia souvent l’armée de l’Air comme inexistante, constituent un défi pour l’aviation teutonne. Outre la qualité de ses pilotes, la jeune force aérienne dispose d’un nombre équivalent de chasseurs (764 contre 836) et enregistre des victoires capitales pour la suite du conflit. Malgré le fait que seulement deux avions de chasse français pouvaient se mesurer au Bf.109 (à savoir le Dewoitine D.520 et le Curtiss H-75 américain), le taux de réussite des aviateurs tricolores dépasse les 2:1 (deux avions allemands abattus pour un avion français). À l’issue du combat, en juin 1940, l’armée de l’Air française avait réussi à abattre 916 appareils ennemis soit presque 1/5ème de la flotte aérienne allemande totale. Un manque à déployer évident pour la suite du conflit.

En somme, la France n’a pas à rougir face à l’Allemagne lorsque commence l’affrontement. Assurant presque 70% de l’effort de guerre allié, elle surclasse son adversaire en termes de motorisation, d’armement blindé, et d’efficacité au combat aérien malgré des moyens souvent lacunaires. Mais alors comment expliquer un tel effondrement ?

Sources :

Ndr : seuls les auteurs sont cités pour des raisons pratiques et de visibilité, leurs œuvres respectives et leurs pensées historiographiques ont nourri l’écriture de cet article.

Georges Clemenceau (1841-1929)

Marc Bloch (1886-1944)

Charles de Gaulle (1890-1970)

Raymond Aron (1905-1983)

Pierre Milza (1932-2018)

Robert Paxton (1932-)

Serge Berstein (1934-)

Éric Zemmour (1958-)

Pierre-Yves Rougeyron (1986-)