La légitimité du pouvoir politique en Occident (2/3)
Dans le précédent article, nous avons abordé les origines socio-culturelles de la légitimité au sein des civilisations occidentales – de la préhistoire à nos jours. Trois grands axes de légitimation sont apparus : la légitimité militaire, religieuse au sens large du terme, et contractuelle. Nous avons aussi vu la chronologie de ces légitimités, de la plus ancienne à la plus récente, mais également, de la plus fragile à la plus solide. Il est ainsi apparu que si la légitimité militaire est la plus ancienne historiquement, c’est aussi la plus exigeante du fait des mérites personnels requis et de la perpétuation de ce pouvoir nouvellement acquis. Cependant, comment peut-on perdre une légitimité ? Quels sont les mécanismes et processus à l’œuvre dans cette perte ?
Comment devient-on illégitime ?
La légitimité militaire est ancienne. D’un point de vue socio-culturel, elle correspond à la répartition tripartite traditionnelle des civilisations indo-européennes : le guerrier (bellatores), le prêtre (oratores) et le travailleur (laboratores). Si les victoires militaires sont un moyen sûr et rapide de gravir les échelons de la société et de créer une légitimité naturelle, la capitalisation de cette dernière relève du véritable défi personnel et familial. Un enchaînement malencontreux de défaites vient souvent à bout des plus grands empires comme la France napoléonienne. Pendant plus d’une décennie, la France révolutionnaire puis impériale a enchaîné les victoires glorieuses grâce au génie stratégique de Napoléon Bonaparte. Des plaines vallonées de l’Italie septentrionale aux collines glaciales d’Europe centrale, la France a su imposer son autorité à travers ses exploits militaires. Dix ans après l’exécution de Louis XVI, le pays renouait avec la monarchie – un régime neuf, fondé sur le mérite individuel et l’égalité des citoyens. Pourtant, malgré le rétablissement du sacré et un héritier de son sang, l’Empereur n’a pu se maintenir au pouvoir. Les défaites en Espagne, Autriche et Russie ne faisant que se multiplier, la légitimité du monarque vacilla jusqu’à céder face aux prétentions traditionnelles de Louis XVIII, frère du défunt roi guillotiné. De plus, outre les revirements militaires, il est à noter l’incompatibilité entre une monarchie héréditaire de droit civil (et non divin) avec les fondements égalitaristes et méritocratiques de la Révolution, repris et affirmés par le nouveau régime. Napoléon II, roi de Rome, ne put ainsi succéder à son père, ni en 1814 ni en 1815.
Un autre facteur peut expliquer l’illégitimité militaire : la concurrence. Alors que la République romaine vit ses dernières décennies, la légitimité du pouvoir ne se mesure plus qu’aux triomphes de ses consuls et généraux. Ainsi, Marc-Antoine, officier respecté et reconnu de Jules César ayant servi en Gaules et administrateur de l’Orient romain, tombe en disgrâce à la suite des victoires de son adversaires Octave, fils adoptif de César et futur empereur. Pourtant, Marc-Antoine disposait de la même légitimité politique qu’Octave, ayant vaincu les conjurés et meurtriers de César auparavant – à ceci près qu’Octave étant le fils adoptif du vainqueur des Gaules, il jouissait d’une légitimité héréditaire incontestable. Cela en dit long quant à la fragilité du pouvoir politique acquis par la force.
La légitimité religieuse est plus difficile à obtenir mais aussi à perdre. Une fois le poids symbolique du clergé acquis ou l’idée d’hérédité rendue naturelle aux yeux des administrés, la perte de légitimité est plus complexe à constater. Ainsi, en France, il fallut attendre des siècles avant que la légitimité naturelle d’un roi soit contestée soit la guerre de Cent-Ans au cours de laquelle les rois d’Angleterre ont failli supplanter les Capétiens français. Après cela, il faudra attendre les guerres de Religions avec Henri IV puis la Révolution française de 1789. A chaque fois, le prince voit sa légitimité chanceler dès lors qu’un pouvoir de substitution se présente comme une alternative viable (roi d’Angleterre, branche cadette des Capétiens-Navarre, République…). De plus, certains comportements apparaissent rédhibitoires. En Angleterre, la chute de la monarchie intervint à la suite des actes jugés tyranniques de Charles Ier. Enfin, le progrès scientifique et technique n’est pas à sous-estimer. La Renaissance, les Lumières britanniques et françaises ainsi que les avancées scientifiques de la Révolution industrielle ont fortement ébranlé les fondements mêmes de la religion traditionnelle en Occident. L’athéisme et l’anticléricalisme – fortement ancrés en France depuis la Révolution – n’ont eu de cesse de décrédibiliser le droit divin. Ainsi, Charles X est le dernier monarque français à être sacré de façon traditionnelle en la cathédrale de Reims, le 29 mai 1825, non sans moqueries diverses et variées.
Être illégitime en démocratie ?
Enfin, la légitimité contractuelle apparaît très difficile à perdre. Résultante de l’élection d’un conseil ou d’un corps électoral constitué, cette autorité n’est cependant pas exempte d’illégitimité. Ainsi, malgré une nomination par le Sénat de la République romaine, Jules César n’en finira pas moins assassiné par ces mêmes sénateurs craignant la tyrannie du dictateur. Beaucoup plus récemment, nous pouvons parler du régime de Vichy en France. Pourtant légitimes car institués par les parlementaires de la Troisième République, les pouvoirs exceptionnels du maréchal Pétain n’en furent pas moins contestés par la France libre du général De Gaulle en raison du caractère collaborateur des nouvelles institutions. Une fois la légitimité militaire acquise en 1944, ce dernier ne manquera pas de proclamer le régime de Vichy comme nul et non-avenu, illégitime. Dans les deux cas mentionnés, des considérations morales entrent clairement en ligne de compte : la peur de la tyrannie et la collaboration allemande. Ce facteur est bien évidemment complexe à définir et fluctue en fonction des époques comme des régions du monde.
Un autre élément essentiel conclue notre analyse de l’illégitimité en démocratie : le parjure. Dans un système aux mandats impératifs (sociétés anciennes, médiévales et modernes), le manque de résultat et le mensonge conduisent inéluctablement à l’éviction du magistrat. Ainsi, le stratège (équivalent grec du dictateur romain) athénien Périclès est déchu de ses droits de citoyen en 429 av. EC* après l’éclatement d’une épidémie de peste au sein de la cité due à la tactique employée par le chef d’État grec – celui-ci refusant l’affrontement direct contre les Spartiates en pleine guerre du Péloponnèse. Bien plus récemment, Charles de Gaulle démissionna de son mandat de président de la République française après une défaite au référendum de 1969 sur la réforme du Sénat et la création des régions. Celui-ci pensait qu’un désaveu du peuple souverain constituait une perte nette de légitimité incompatible avec sa fonction – un exemple que ne suivra pas son successeur Jacques Chirac, en 2005, à l’occasion du référendum sur la constitution européenne…
Cependant, dans un système organisé autour du mandat représentatif (la plupart des démocraties occidentales contemporaines), la perte de légitimité est bien plus subtile et insidieuse. Elle se fait souvent sur le temps long (plusieurs années voire décennies) et aboutit généralement à une guerre civile ou l’avènement d’une dictature. Ainsi, au cours des décennies 1920-1930, la Troisième République perdit progressivement sa légitimité aux vues de sa très forte instabilité gouvernementale et parlementaire – accouchant directement au régime de Vichy en 1940. Le même phénomène s’opéra en Allemagne de la fin de la Première Guerre mondiale à l’avènement d’Adolf Hitler et du nazisme d’État. Enfin, le populisme occidental incarné par Donald Trump, Boris Johnson ou certains mouvements politiques, européens traduit l’expression de ce sentiment d’abandon, de trahison et de parjures à répétition de la part d’une classe politique mondialisée et bien trop éloignée des problématiques nationales…
*av. EC = avant l’ère chrétienne