La nécessaire réforme des retraites

 
Image de la grève générale de 1995 où deux millions de Français ont battu le pavé contre la tentative de réforme - AFP

Image de la grève générale de 1995 où deux millions de Français ont battu le pavé contre la tentative de réforme - AFP

 

La grève, la grève, la grève….c’est le seul mot qui vient à l’esprit en France lorsqu’est évoquée une réforme du système de retraite. Celle d’Emmanuel Macron prévue fin 2019 ne semble pas devoir y échapper, alors que certains rêvent tout haut de rejouer mai 1968 ou décembre 1995. Laissons-les divaguer entre eux pour s’intéresser au fond du sujet. Qu’est ce qui cloche avec le régime de retraite actuel ?

UN RÉGIME CORPORATISTE  

Le régime de retraite français actuel est fondé sur le travail : tous les mois, chaque salarié verse une partie de son salaire (un pourcentage de son salaire brut) à un organisme collecteur, qui va reverser cet argent à une caisse centrale. Cette dernière sera chargée de dépenser cet argent pour effectuer des prestations qui rentrent dans la mission édictée le Code de la Sécurité sociale. En plus de retenir ces cotisations, l’employeur du salarié va aussi verser de sa poche une cotisation spécifique (la part patronale), calculée elle aussi sur la base du salaire brut. Ces cotisations salariales et patronales sont sensées représenter la seule ressource de financement de la Sécurité sociale (l’équilibre des dépenses et des recettes devant toujours être atteint), et fonder la solidarité entre les groupes sociaux : les actifs d’aujourd’hui paient pour les inactifs, les valides d’aujourd’hui paient pour les malades, les jeunes d’aujourd’hui paient pour leur parents. 

La spécificité française réside dans la cohabitation au sein de ce système de différentes caisses de retraites, qui vont par elles-mêmes collecter les cotisations et verser les prestations. Elles bénéficient toutes d’une autonomie plus ou moins large, ce qui leur permet de décider des montants qui seront versés et du système de calcul des pensions en fonction de l’âge. La plus grande et la plus puissante d’entre elles s’appelle la CNAV (Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse) : elle a pour mission d’assurer les retraites des salariés du secteur privé non rattachés à une caisse particulière et des indépendants (artisans, commerçants), et gère 18,11 millions de cotisants pour 14,1 millions de retraités en 2018 [1]. Elle est au cœur de ce qu’on appelle le « régime général ». Ce dernier est basé sur l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans (il faut avoir travaillé 172 trimestres au cours de sa vie pour prétendre à une retraite), et 67 ans pour prétendre toucher une pension à taux plein. 

Mais en parallèle de la CNAV existent une myriade d’autres caisses professionnelles, qui bénéficient d’une autonomie de gestion et se voient attribuer la liberté de verser les prestations de retraites qu’elles peuvent fixer d’elles-mêmes, quitte à ce qu’elles soient plus favorables que le régime général (absence de décote, âge de départ plus précoce, période de cotisation allégée, modalités de prise en compte des salaires plus avantageuse…). Ce sont les régimes spéciaux, qui font régulièrement la une de l’actualité. Pourtant, tous ne sont pas dérogatoires : certains sont alignés sur les conditions légales, et se contentent de fixer des taux de cotisation plus élevés pour leurs adhérents, afin de constituer des réserves au niveau de la caisse pour assurer sa pérennité dans le temps. En effet, elles sont souvent organisés par professions (Mutualité Sociale Agricole, Caisse des Marins, des avocats) ce qui donne au système hexagonal sa qualification de « corporatiste » : comme dans les corporations du Moyen Âge, l’adhésion est obligatoire pour exercer le métier en question. D’autres sont spécifiquement liées à un statut (Caisse des militaires, Caisse des agents hospitaliers), à un secteur (Caisse des mines, Caisse des Industries électriques et gazières), voire à une entreprise précise (Caisse de la SNCF, de la Comédie Française ou du Port autonome de Strasbourg). Cette particularité provient de la volonté du législateur de laisser une grande liberté à la négociation et au compromis entre acteurs pour organiser la vie sociale du pays. En effet, le régime général et de nombreuses caisses sont gérés à parité par l’Etat et les partenaires sociaux (syndicats de salariés et syndicats patronaux), voire entièrement par ces derniers pour les régimes complémentaires. L’Etat laisse la définition des règles aux syndicats, et se contente de les transcrire dans sa Loi de Finance de la Sécurité sociale une fois qu’elles ont été décidées. C’est à cet amour français de la négociation collective que l’on doit l’existence de régimes de retraites si nombreux.

DE NOMBREUX DYSFONCTIONNEMENTS  

Pourtant, la recherche du compromis permanent n’a pas accouché d’un système pérenne. Depuis 2000, l’ensemble des régimes obligatoires de la Sécurité Sociale sont en déficit (23,9 milliards en 2010) [2], ceci étant du à plusieurs facteurs : un allongement continu de l’espérance de vie en bonne santé (80 ans pour les hommes, 85 ans pour les femmes en 2017 [3]) qui rallonge les durées de retraite à financer, le tassement de la pyramide des âges, qui fait que le ratio entre les cotisants et les bénéficiaires de plus en plus nombreux se réduit (il est de 1,7 aujourd’hui, mais sera de 1,5 en 2030 selon le Conseil d’Orientation des Retraites [4]), le chômage de masse qui sévit sur le marché français, fragilisant la base des cotisants actifs. Face à ce fléau, les différents gouvernements se sont efforcés d’agir, au travers de différentes réformes (allongement de la durée de cotisation à 40 ans avec la réforme Fillon de 2003, relèvement du plafond de départ à la retraite à 62 ans avec la réforme Woerth de 2010, désindexation partielle des pensions de l’inflation en 2014 par Manuel Valls), en parallèle des plans d’économie touchant la Sécurité Sociale dans son ensemble. Si les comptes publics se sont améliorés depuis (déficit anticipé de 1,1 milliards pour 2019 [5] mais les mesures d’urgence de décembre 2018 sont ensuite passées par là), le cas des régimes spéciaux n’a pas encore été traité.  

Car problème il y a bien. En effet, si tous ne sont pas en déficit, une majorité des régimes spéciaux est en déséquilibre financier, du fait d’une disproportion entre les actifs cotisants et les retraités : seuls les régimes des professions libérales (CNAVPL), des avocats (CNBF), des indépendants (SSI) et bien sûr le régime général comptent plus d’actifs que d’inactifs : tous les autres sont obligés de verser plus que ce qu’ils reçoivent chaque année ! Cette situation financière est aggravée par le fait que certains prévoient des avantages financiers conséquents pour leurs adhérents sans avoir de ressources disponibles en contrepartie. Ce déséquilibre a pour conséquence que le différentiel doit être assuré par des ressources supplémentaires aux cotisations, qui proviennent directement de l’Etat. Selon la Cour des Comptes, ce dernier a dû consacrer en 2018 5,5 milliards d’euros pour renflouer les régimes de la RATP, de la SNCF et des IEG (EDF, Engie, Enedis….) [6]. Et encore, sans compter qu’une partie des avantages de ces derniers sont payés par une taxe prélevée directement sur les factures d’électricité (la Contribution Tarifaire d’acheminement : CTA). En clair, ce sont les consommateurs qui doivent payer les retraites des agents [7]

L’Etat, en tant que financeur en dernier recours (par une dotation d’équilibre ou un transfert de ressources propres) a donc son mot à dire dans la réorientation des trajectoires des régimes de retraite. En effet, il est surprenant de remarquer qu’une partie croissante des ressources du régime général ne provient plus des cotisations sociales ou de la CSG, mais bien de l’impôt (20% en 2019). Selon la Cour des Comptes, ce chiffre est de 35% pour la branche vieillesse (soit la retraite de base) [8], et serait du aux mouvements d’allègements de cotisations décidés par Emmanuel Macron depuis 2017 (suppression des cotisations sociales salariales maladie et chômage en 2018, transformation du CICE en allègement de charges patronales).Cela constitue donc une deuxième raison pour que la puissance publique reprenne la main pour diriger un système de retraite qui lui échappe depuis trop longtemps (car entre les mains des partenaires sociaux), alors qu’elle est obligée de mettre tous les ans au pot pour le renflouer. 

Enfin, l’Etat s’assure de la pérennité à très long terme des retraites des Français, en se portant garant de la dette totale de la Sécurité sociale. En effet, des années de déficit cumulés du régime général et des régimes spéciaux ont créé un grand trou dans les finances publiques, qu’il a fallu combler par l’emprunt (il ne vous aura pas échappé que l’Etat lui aussi était en déficit). C’est le rôle de la Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale (CADES), sous la tutelle du ministère de la Santé, qui est chargé de récupérer cette dette et de la financer en émettant des titres sur les marchés financiers (le besoin de financement court est alors remplacé par un besoin de financement long) [9]. Une opération dans laquelle l’Etat met sa signature en jeu. Les guerriers de la justice sociale qui jurent la main sur le cœur qu’ils refuseront toujours le système des fonds de pension à l’américaine devraient se rappeler que ce sont déjà les loups de Wall Street qui financent les retraites de nos anciens !

LE CHEMIN DE LA REFORME  

Au vu de ce diagnostic, une réforme des régimes de retraites en France apparaît donc plus que nécessaire. Celle-ci devrait s’articuler autour de trois axes clés. 

Le premier consisterait à unifier les caisses actuelles sous un seul organisme. La Sécurité sociale est un bien commun, qui doit être géré comme un tout homogène, sous le contrôle de la puissance publique qui en est la garante. Centraliser les collectes et les prestations permettrait de piloter les effets beaucoup plus efficacement que sous une multitude d’acteurs. Une bonne idée serait de généraliser, voire d’obliger les caisses à utiliser le réseau de collecte ACOSS (Agence Centrale des Organismes de Sécurité Sociale), qui supervise les organismes de collecte des URSSAF (Union de Recouvrement de la Sécurité Sociale et des Allocations Familiales). Disposer ainsi d’une trésorerie centrale serait un début prometteur pour fluidifier le système. 

Le deuxième axe découle du premier, et représenterait une véritable révolution pour la mentalité française : il faudrait mettre fin au système du paritarisme en matière de retraites, et exclure les syndicats et organisations professionnelles de la gouvernance des systèmes. Il est de principe en management que qui paie décide. Or, les cotisations sociales sont amenées à décliner à l’avenir, compétitivité et mesures de pouvoir d’achat oblige. Si leur proportion devait devenir minoritaire dans le système de financement, il faudra veiller à adapter cette gouvernance au pouvoir souverain de celui qui paie (car c’est ce dernier qui doit pouvoir contrôler les paramètres de ce pour quoi il engage ses ressources). Il est scandaleux que les syndicats de salariés et de patrons soient juges et parties, et se permettent de décider des modalités d’un programme social qu’ils ne financent pas. Cette compétence devra à terme relever du seul gouvernement central. 

Enfin, la révolution copernicienne du système ne s’achèvera qu’avec l’abandon progressif du caractère corporatiste du système français. Aux cotisations individuelles fixées par métier devront se substituer un système dans lequel c’est bien l’impôt qui financera les régimes de retraites. Pour y arriver, l’Etat doit substituer de plus en plus de ses ressources propres (TVA, IS…) aux anciennes sources. C’est le seul moyen d’arriver à un système de Sécurité Sociale qui sera véritablement universel, et permettra de mettre tous les salariés et futurs retraités sur un pied d’égalité. 

Un tel système sera plus facile à équilibrer et à piloter, mais offrira le désavantage de devoir aligner les anciennes caisses sur des règles uniformes, de supprimer les anciens avantages des régimes spéciaux qui ne peuvent plus se les permettre, et de fondre les complémentaires et leur juteuses réserves dans le régime général universel. Cela sera bien sûr source de conflits et de résistances, de la part de salariés d’anciens monopoles publics qui voudront se battre pour conserver des acquis sociaux désuets, comme de la part de corporations qui refuseront que l’on touche à leur réserves patiemment constituées depuis des décennies. Mais cela aura valu à coup sûr mieux qu’une faillite inéluctable. 

Sources :

[1] Statistiques de la CNAV 
https://www.lassuranceretraite.fr/portail-info/hors-menu/footer/qui-sommes-nous.html#paragraphe-08a2b212-ea50-4a6d-b478-e5862db20f34 

[2] Déficit de la Sécurité Sociale en 2010 
https://www.vie-publique.fr/fiches/23875-levolution-du-deficit-du-regime-general-de-la-securite-sociale  

[3] Durée de vie en bonne santé en France 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/3281641?sommaire=3281778 

[4] Perspective des retraites en France à l’horizon 2030, COR, 2019 
https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2019-11/Rapport_novembre_2019.pdf 

[5] Projet de loi de finance de la Sécurité Sociale 2019 
https://www.lemonde.fr/financement-de-la-sante/article/2018/09/25/la-securite-sociale-va-mieux-mais-les-efforts-continuent_5359891_1655421.html 

[6] Les régimes spéciaux de retraite de la RATP, de la SNCF et des Industries Electriques et Gazières, Cour des Comptes, Juin 2019 
https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-07/20190716-rapport-regimes-speciaux-retraite.pdf 

[7] Contribution tarifaire d’acheminement 
https://www.cnieg.fr/accueil/entreprise/services/cta/informations-cta.html 

[8] La Sécurité Sociale, Cour des Comptes, Octobre 2019 
https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-10/20191008-rapport-securite-sociale-2019-2.pdf 

[9] La Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale 
https://www.cades.fr/pdf/lettres/fr/Comprendre_cades_2018_VF.pdf