La préfectorale, une exception si française

 
Casquette de Préfet de 1933.

Casquette de Préfet de 1933.

 

Comment dit-on « préfet » en anglais ? Ça n’existe pas, pas plus que le mot « shérif » n’a d’équivalent en français. Cette dichotomie est au cœur d’une opposition historique entre les différents modèles d’administration du territoire national : d’un côté le monde anglo-saxon, épris de morale et de liberté, où la carte des régions épouse celle des anciens évêchés ou domaines princiers (en Angleterre) ou celle des différentes communautés religieuses de colons (aux Etats-Unis). De l’autre côté, le modèle continental français, héritier des politiques royales de centralisation, soucieux d’unité nationale et de contrôle des territoires par la capitale. Ces deux ensembles sont emblématiques de la fracture culturelle et politique qui traverse les pays européens, et sont révélateurs de la manière dont l’Histoire des peuples et des nations a pu façonner les institutions, et notamment les structures de gouvernance des terres conquises. Parmi elles, l’institution préfectorale française est une quintessence parfaite de l’esprit national, un aboutissement naturel de la propension des rois et empereurs continentaux à vouloir maitriser l’Hexagone.

Un poste révolutionnaire

La fonction de Préfet a été créée sous le Consulat de Bonaparte, par la loi du 28 pluviôse an VIII (soit le 17 février 1800). Il s’agissait à l’époque de stabiliser les institutions postrévolutionnaires et de pérenniser la nouvelle organisation administrative de la France après le coup d’Etat du 18 Brumaire : c’est la politique des « masses de granit », qui doit solidifier les acquis de la Révolution tout en ramenant l’ordre dans le pays pour lui donner un exécutif solide après les expériences des Comités et du Directoire. Cette loi est l’œuvre du ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal, grand serviteur de l’Etat assez méconnu de nos jours (et grand chimiste qui a donné son nom au processus de conservation du vin par ajout de sucre : la chaptalisation), et complétait la loi du 15 janvier 1790 qui avait créé les départements. Elle fait table rase à la fois des rares institutions provinciales de l’Ancien Régime encore vivantes (les seigneuries, les paroisses, les parlements), des corps royaux de gouvernement (les intendants) et des institutions révolutionnaires (les communes, les comités, les gouvernements militaires). Tous ces éléments sont éradiqués ou mis au pas, fusionnés dans de nouvelles entités, rationnalisées et rentabilisés, dans un souci d’uniformisation et de simplification. Pour ce faire, un nouvel agent est créé dans la hiérarchie de la fonction publique française, amené à devenir la clé de voûte des institutions territoriales : le préfet impérial. Celui-ci est défini comme un agent public, titulaire d’un mandat d’exécution, chargé de représenter l’intégralité des fonctions et des pouvoirs du corps exécutif dans son département. Sa tâche est de veiller à la stricte application des lois et des règlements généraux dans sa circonscription, et de pallier jusqu’au bout au respect de l’ordre public, sous la supervision du gouvernement central. Si sa mission ressemble à celle des anciens intendants royaux, comme l’a souligné Tocqueville dans ses essais [1], ce n’est en rien un simple truchement sémantique, car les pouvoirs du nouveau préfet sont plus vastes : fonctionnaire entièrement soumis au pouvoir central, il est pourtant « empereur aux petits pieds » dans sa province. Sa mission va au-delà de l’application des directives de gouvernement : il contrôle et dirige les subdivisions locales des administrations centrales pour contrôler et administrer la vie des citoyens. Véritable main de l’Etat dans son district, il aura pour tâche de façonner son département à l’image de la France, là où les anciens intendants royaux devaient encore composer avec des pouvoirs locaux de façade.

Si les préfets ont été institués par un Premier Consul gardien des acquis de la Révolution Française, leur nature et leur fonction apparaît comme une rupture avec les idéaux défendus par les Conventionnels. Là où la constitution du 5 fructidor an III (24 juin 1793) ne jurait qu’à travers l’institution dans chaque province d’assemblées primaires, d’assemblées cantonales et d’assemblées électorales, chargées de superviser des administrations territoriales dont les présidents étaient élus, au contraire la loi de 1800 décrète que seuls les préfets nommés par l’Etat disposent de la force exécutive au niveau local, tandis que le sénatus-consulte du 4 août 1802 vient préciser que ce sont les eux qui constituent les assemblées cantonales, alors que le Premier Consul en nomme les présidents et les maires. Là où les expériences conventionnelles souhaitent un régime fondé sur le débat et la subsidiarité des décisions de proximité par la participation citoyenne et l’organisation de contre-pouvoirs élus, le Consulat puis l’Empire affirment une autorité verticale dont le préfet nommé et révoqué à souhait est le pilier. En instituant ces grands commis de l’Etat, Napoléon Bonaparte s’inscrit dans la dynamique politique et administrative millénaire de la monarchie française, qui veut qu’un territoire bien arpenté soit plus aisé pour lever l’impôt et mater les révoltes. Là où la République révolutionnaire aspirait à faire du Peuple français le seul souverain qui soit, et présentait le citoyen personne physique comme l’atome primaire du corps national, pénétré et façonné par les idéaux d’égalité comme preuve de modernité, le Consulat renoue au contraire avec la conception royale féodale du territoire comme socle de la souveraineté, comme lien ultime entre le souverain et la Nation. C’est dans cette idée que la loi Chaptal superpose l’organisation préfectorale à celle des départements, avec l’idée que les limites de chaque circonscription comme chef-lieu de préfecture soient déterminées de telle sorte que la moindre parcelle de territoire se situe à moins d’une journée de cheval d’un préfet. Par cette chape administrative posée sur le pays, l’Etat napoléonien s’assurait la pénétration de ses décrets dans le moindre arpent de la terre de France, un outil que n’aurait certainement pas renié Louis XIV !

Une fonction symbolique qui traverse les siècles

La préfectorale incarne donc depuis 1800 l’affirmation d’une autorité centrale unique et verticale débarrassée de la multitude d’institutions et de pouvoirs « bourgeoiso-nobilitaires » qui enkystaient l’Ancien Régime et furent balayés par la tourmente révolutionnaire, tout en refusant l’idéal représentatif et décentralisé du pouvoir exécutif communal porté par cette dernière, au service d’une stabilisation de la vie sociale et d’un retour à l’ordre établi, conditions de la modernisation et de l’industrialisation du pays en ce début de XIXème siècle.

Le succès de cette manœuvre ne sera pas démenti, et sa pérennité à travers les différents régimes politiques qui se succèderont en sera le plus bel éclat. Les préfets ne seront pas remis en cause lors de la restauration de 1814-1815. A ceux qui souhaitaient effacer ce symbole honni d’un régime déchu, les Bourbon restaurés (Louis XVIII le premier) sauront manœuvrer pour conserver cet outil si utile, si puissant pour tenir le pays. Au fond d’eux-mêmes savent-ils que ce n’est là que la continuité de la politique capétienne de leurs ancêtres, et qu’on ne peut que se réjouir de la disparition des anciens pouvoirs locaux, sur lesquels avaient buté tant de rois. Les différentes républiques sauront aussi s’accommoder de ces agents si efficaces. Avec la démocratisation des pratiques politiques viendra l’action du préfet comme garant du bon déroulement du scrutin. La régularité de l’élection présidentielle de 1848 (la première au suffrage universel direct masculin) devra beaucoup à leur dévotion à organiser les commissions électorales, dans un contexte où le petit peuple doit apprendre cette nouvelle vertu qu’est le choix éclairé du dirigeant. Ils sont garants de la stabilité de l’ordre public et s’affirment alors comme l’outil universel français de l’administration des territoires, traversant les aventures constitutionnelles avec rigueur et discrétion.

Avec la restauration de l’ordre impérial après 1851, leur institution sera conservée et renforcée. Leur pouvoir devient peu à peu démesuré, à l’image du baron Eugène Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870, et qui fait mener sur ordre direct de l’Empereur, une gigantesque transformation immobilière à Paris, détruisant la moitié des bâtiments existants et modifiant l’apparence de la capitale pour les siècles à venir. Dans la société de la Belle Epoque, la figure du préfet en redingote et favoris devient emblématique du paysage social, au même titre que le rentier en haut-de-forme ou la bourgeoise en robe cintrée. Un personnage à la Feydeau.

Le retour de la république vient rogner leurs prérogatives, avec la loi du 5 avril 1884, qui organise la répartition des pouvoirs entre préfet pour le département et le maire pour la commune, rompant avec la pratique des édiles municipaux nommés par le pouvoir, même si est conservée la tutelle du premier sur les affaires du second, conforté toutefois par le principe de la « Libre administration des collectivités territoriales » [2]. Malgré ce sérieux coup de canif, leur rôle dans la gouvernance autoritaire du territoire ne sera pas sérieusement remis en cause avant un siècle encore (jusqu’en 1982 et les lois Deferre), dans un pays qui a besoin d’une administration efficace pour affronter les tempêtes du XXème siècle. En août 1914, le pays peut lever en quelques jours 4 millions de soldats, vêtus, armés et entraînés vers les lignes de front, avec un taux de désertion inférieur à 1%, en substituant à leur poste les non-appelés ou les femmes, le tout sans le moindre accroc. La France peut être ravagée par la guerre, son peuple saigné à blanc, l’Administration préfectorale tient, et se fait le relais de l’exécutif. De grandes figures préfectorales incarneront les réflexes et les émotions du peuple français dans les soubresauts de son Histoire, de Jean Moulin, figure de la Résistance infiltrée dans les rouages de la France occupée, à Maurice Papon, personnification de la tragique déchirure nationale sur la question algérienne, et responsable de la répression sanglante de la manifestation parisienne au Métro Charonne le 8 février 1962.

Les préfets incarnent donc, malgré eux, une part essentielle et existentielle de la France. Véritable courroie transmission des ordres du pouvoir, ils incarnent la parfaite continuité de cette volonté de maîtriser le territoire pour maîtriser le peuple, et ce quel que soit la nature du régime en place. Entrés dans le paysage institutionnel français, ils y resteront encore longtemps. Pourtant, s’ils peuvent se sentir aujourd’hui menacés de toutes parts (par l’Union Européenne qui n’aime pas la puissance exécutive nationale dont ils sont les dépositaires, par les centristes décentralisateurs, qui vomissent le jacobinisme qui façonna la France, par les contestataires anarcho-syndicalistes, qui voient en eux les chefs d’une police répressive et antisociale, par les fractions de gauche rétives à l’autorité et allergiques à l’uniforme), qu’ils soient rassurés : leur fonction séculaire est appelée à se fondre dans le destin millénaire du pays dont ils sont l’ossature. Pas plus qu’on n’imagine une Allemagne sans Länders, une Angleterre sans Lords, une Amérique sans Shérifs ou une Russie sans Tsar, on n’imagine pas une France sans préfets en gants blancs.

Sources :

[1] – L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville, 1856

[2] – Les grands principes de la loi municipale de 1884, Sénat
https://www.senat.fr/evenement/archives/D18/principes.html