Langues et diversité des représentations politiques : l'influence de la langue

 
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« Système de signes vocaux, éventuellement graphiques, propre à une communauté d'individus, qui l'utilisent pour s'exprimer et communiquer entre eux ». C’est ainsi que le dictionnaire Larousse définit une langue. La 1ère chose à avoir en tête, c’est qu’une langue n’est pas, contrairement à ce que cette définition met en avant, qu’un simple moyen de communication. Bien plus fondamentale qu’un simple outil permettant l’expression de la pensée, la langue est le matériel permettant l’apparition, la naissance, de la pensée. Nous voyons le monde à travers la langue, nous le comprenons et l’interprétons à travers les concepts que contient notre langue, nous pensons à et avec ce que notre langue nous permet.

Une langue est donc intrinsèquement liée à une civilisation et une culture ; les différentes visions du monde induites par chaque langue ont un impact considérable sur l’organisation des peuples et sur qui ils sont. C’est ainsi que nous allons chercher à démontrer l’intérêt de l’étude et de la compréhension des langues étrangères dans une perspective politique. En quoi et par quel mécanisme une langue peut-elle avoir une influence sur la perception politique d’un peuple ? Pourquoi est-il indispensable d’étudier, ou au moins de connaître les fondements, de la langue d’un peuple ou d’une civilisation que l’on cherche à comprendre ? Nous allons tenter de mettre en avant des éléments de réflexion à partir de comparaisons entre le « Monde Occidental » et le « Monde Chinois ».

« Monde Chinois » et « Monde Occidental »

Nous qualifions de « Monde Chinois » la Chine et l’ensemble de sa sphère culturel, c’est à dire les pays à sa périphérie qui ont bâti leurs civilisations à partir de cette culture chinoise, en s’en différenciant ultérieurement. Nous y incluons des pays comme le Japon, la Corée, la Mongolie ou le Viêt-Nam. La culture traditionnelle de ce « Monde Chinois » est à l’origine foncièrement différente de celle du « Monde Occidental », voire par certains aspects complètement antithétique. Par « Monde Occidental », nous entendons cette fois la « civilisation moderne » née en Europe et qui succéda à la « civilisation chrétienne médiévale » et la « civilisation antique ». Tout d’abord localisée en Europe de l’Ouest puis s’étendant à l’Amérique, cette nouvelle sphère civilisationnelle a ensuite gagné l’ensemble de l’Europe avant de se répandre, depuis la seconde moitié du XXème siècle, à l’ensemble du monde.

Cette « civilisation Occidentale » à pour particularité, entre autre, d’être une civilisation foncièrement individualiste. La civilisation Occidentale se distingue en effet par sa conception du groupe pensé à partir de l’individu, et ainsi de la société comme un agglomérat d’individualités : la société n'existe donc pas en tant que tel mais uniquement à travers l’existence individuelle de chacun de ses membres. En clair, la réalité est le « Je », qui s'additionne à d'autres « Je » pour former un « Nous », qui n’existe pas en tant que tel mais à travers la coexistence de tous ces « Je » qui le forment. La société n'est en définitive que le résultat de l'addition d’individualités ; elle existe à travers eux, « par eux et pour eux ». Cette conception spécifique de la société aboutit par exemple à l’élaboration de mécanismes consistant à « protéger » les individus de la « menace » que le groupe pourrait faire peser sur eux et sur leur autonomie ; les « droits de l’Homme », issus de la pensée libérale (une des principaux courants de pensée aboutissant à l’émergence d’une nouvelle civilisation distincte de la civilisation chrétienne, bien que fondée sur cette dernière), sont un exemple de mécanismes élaborés par la « société Occidentale » dans ce but.

Dans le Monde Chinois, et comme dans toute civilisation traditionnelle d'ailleurs, y compris les civilisations antiques et chrétiennes européennes (la civilisation moderne Occidentale n'étant en définitive qu'une version corrompue de la civilisation chrétienne ; « Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. » - Gilbert Keith Chesterton), la société repose sur une vision holiste de l'homme. Le « Monde Chinois » traditionnel pense, au contraire du « Monde Occidental », l'individu comme membre d'une communauté et n'existant qu'à travers elle. L'individu n'existe pas en tant que tel, mais uniquement à travers les relations qu'il entretient avec son entourage. Cette fois, la réalité c'est le « Nous ». « Je » n'existe pas en tant que tel et se trouve forcément contenu dans un « Nous » qui lui donne sens et identité ; soit « notre Nous », soit un autre, mais il ne peut pas exister en dehors d’un rapport à la communauté. Dans ce contexte, il n’y a pas de « droits de l’Homme », du moins dans leur conception Occidentale, que les individus pourraient brandir contre la société ; c’est plutôt la société qui a des droits sur l’individu.

 
Le Monde Chinois et sa zone d'influence en Asie orientale.

Le Monde Chinois et sa zone d'influence en Asie orientale.

 

Langage et conception de la société : la première personne du pluriel

Cette notion de « Nous » faisant référence à la communauté est tout bonnement capitale ; c’est elle qui détermine le rapport que peuvent entretenir l’individu et la société dans une civilisation donnée. L’exemple du « Monde Chinois » nous permettra d’illustrer parfaitement cette idée : il faut savoir que dans la langue chinoise, cette notion de « Nous » tel qu’on l’entend n'existe pas. En effet, le pronom personnel chinois que l'on traduit généralement par « Nous » est « 我們 » (womên), « 我 » étant le pronom personnel « Je » et « 們 » étant la marque du pluriel. En clair, ce que l'on qualifie dans les langues occidentales de « Nous », et qui représente un pronom personnel sujet distinct et à part entière dans nos langues (« We » en anglais, « Nosotros » en espagnol, « Wir » en allemand, « Noi » en italien...), trouve son équivalent chinois dans « 我們 » qui signifie littéralement « plusieurs Je ». Pour un mandarinophone, cette notion de « Nous » fait référence à l’idée de « plusieurs moi », et se traduit donc par une assimilation implicite, par le langage, des autres membres du groupe à une part de soi-même. Le groupe, la société, est donc constitué d'une « multitude de moi », les autres membres du groupe étant implicitement présentés par le langage comme une part de ma propre personne ; « l’autre, c’est moi », « son destin est le mien ».
Il est en effet particulièrement intéressant d’observer les spécificités de certaines langues, par rapports à nos langages de références, en ce qui concerne les pronoms personnels. Nous pouvons ainsi par ce biais constater comment chaque société, bâtie sur la vision du monde qui découle de sa langue, conçoit le rapport à l'autre et à la communauté. Pour sortir de l’exemple chinois, on retrouve par exemple dans la langue indonésienne la distinction entre « Kita » - le « nous inclusif », c'est à dire un « nous » qui inclus l’interlocuteur - et « Kami » - le « nous exclusif », c'est à dire un « nous » qui, au contraire, n’inclus par l’interlocuteur. Une illustration permettra de clarifier cette distinction : la phrase « Kami pergi ke pantai » signifie « Nous allons à la plage », mais en n’incluant pas l’interlocuteur dans le « Nous » ; contrairement à la phrase « Kita pergi ke pantai » qui signifie exactement la même chose, mais cette fois-ci en incluant l’interlocuteur dans le « Nous ».

 
Langage et conception de la société: la 1ère personne du pluriel.

Langage et conception de la société: la 1ère personne du pluriel.

 

Exprimer une pensée sans pronoms personnels ?

Cette nuance que l’on retrouve dans la langue indonésienne peut sembler ardue, puisque elle n’existe pas dans la plupart de nos langues européennes, et est un exemple des nuances et subtilités qui peuvent être pensées dans certaines langues, et pas dans d’autres. Et ce sont toutes ces nuances que l’on retrouve dans les constructions linguistiques qui forgent les différentes conceptions du monde propres à chaque peuple, la langue étant le prisme par lequel on perçoit le monde et donc le pense. La langue est-ce par l'intermédiaire de quoi on peut penser le monde et le concevoir, puisque on pense à travers les mots de notre langue et les idées/concepts/liens qu'elle permet.

Les langues européennes sont articulées autour des pronoms personnels sujets, le français et l'anglais en particulier (l'espagnol l’est moins par exemple). Mais cette façon de construire des phrases, et donc de penser et de raisonner, n’est absolument pas nécéssaire et ne va pas de soi. Prenons un exemple : la phrase, en français, « Est-ce que tu comprends ? », ou son équivalent « Comprends-tu ? ». On traduirait cette phrase en anglais par « Do you understand ? ». Le sens de cette phrase est articulé autour des pronoms personnels; « Tu » et « You » sont indispensables pour que la phrase ait un sens. En japonais, l'équivalent de cette phrase est « 分かりますか。 » (« Wakarimasu ka ? »). Cette phrase est composée de 2 éléments : « 分かります », qui signifie « comprendre » et « か », qui est une particule indiquant que la phrase est à la forme interrogative, et donc qu’il s’agit d’une question. Comme nous pouvons le constater, n'y a dans cette phrase pas de sujet, pas de pronom. Quand on répondra « Je comprends. », « I understand. », le japonais répondra simplement « 分かります。 » (« Wakarimasu »). Et d'ailleurs un indonésien pourra aussi simplement répondre « Mengerti », qui a exactement le même sens que « 分かります », sans avoir non plus à nécessairement rappeler le sujet ou utiliser un pronom personnel.
Autre exemple, plus frappant encore : la phrase « Excusez-moi, comprenez-vous le japonais ? » se traduira par « すみません、日本語が分かりますか。 ».

 
Exprimer une pensée sans pronoms personnels ?

Exprimer une pensée sans pronoms personnels ?

 

Alors que la phrase française compte 2 pronoms personnels dans cette phrase, la même phrase en japonais n’en compte aucun. Bien entendu, il existe des pronoms personnels en japonais (« 私 »/« わたし »= « Je »; « 貴方 »/« あなた »= « Tu »…) ; ils sont même bien plus nombreux et bien plus divers qu’en français, mais ils ne sont que peu utilisés, le contexte suffisant généralement pour comprendre à qui l’on s'adresse.

Les pronoms personnels n'étant en définitive que des mots servant à séparer différentes catégories de sujet, à séparer ma personne de celle des autres, concevoir une langue qui s'exprime sans opérer cette séparation dans chaque phrase entre, par exemple, « Moi » et « Toi », permet de commencer à imaginer quelle vision du monde se dégage dans des sociétés fondées sur de telles langues.

Ces éléments nous permettent ainsi de prendre conscience de la diversité des constructions linguistiques et de leurs différentes approches de la réalité. Nous avons illustré ce phénomène à travers l’exemple des pronoms personnels, qui permet d’esquisser des différences en termes de regard sur les questions traitant des rapports entre « l’individu » et « le groupe ». Différences induites, entre autre, par des nuances linguistiques qui se répercutent sur les conceptions de la réalité, et donc sur les mentalités et caractères des différents peuples.

Les bases ayant été posées, il conviendra la prochaine fois de creuser la question en s’intéressant concrètement à la façon dont ces différences de mentalités esquissées entre « Monde Chinois » et « Monde Occidental » se traduisent dans la réalité politique du « modèle chinois », qui se structure peu à peu et qui ne peut se comprendre si on le regarde, de façon hâtive et ethnocentrique, que comme une simple dictature.



Sources:

Larousse. « Langue », Dictionnaire, français [en ligne, 04/2020]. Disponible sur: https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/langue/46180