Le colonel Legrier a-t-il raison ?

 
Photo par : Etat Major - Forces Spéciales - Twitter

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Le colonel François-Régis Legrier, du 68e Régiment d’artillerie d’Afrique, a été le commandant de la task force Wagram déployée d’octobre 2018 à février 2019 au Levant. La task force Wagram représentait les forces françaises composées d’artillerie et de forces spéciales, en charge de la lutte contre l’Etat islamique (EI).  

Dans la Revue Défense Nationale n°817 de février 2019, le colonel Legrier livre son analyse de la bataille d’Hajin, un des derniers bastions de l’EI. Il s’étend notamment sur l’approche qu’a eu la coalition occidentale face à l’Etat islamique. Peu de temps après, son article sera censuré sur ordre du cabinet de la ministre des Armées. Mais, de quoi parle le colonel Legrier pour être ainsi sanctionné ?  

Le militaire remet avant tout en cause la stratégie occidentale employée contre l’Etat islamique. En effet, les dernières interventions militaires « occidentales » (comprenez les Etats membres de l’OTAN) ont eu lieu dans le cadre de guerres par procuration. Une guerre par procuration est une guerre où au moins un des belligérants affronte son ennemi indirectement en soutenant un Etat, un groupe armé qui le combat directement. La guerre du Vietnam, la guerre soviétique d’Afghanistan ou la guerre de Corée sont des exemples de guerre par procuration entre les Blocs de l’Ouest et de l’Est durant la Guerre froide. 

La guerre par procuration présente un grand avantage. Elle évite de causer des pertes à l’un des Etats belligérants. Les dirigeants de cet Etat n’ont alors que peu de compte à rendre devant leur opinion publique. Durant la guerre du Vietnam, l’administration Johnson, confrontée à un nombre considérable de morts et de blessés au sein de la jeunesse américaine sous les drapeaux, en a su quelque chose…  

En revanche, ce type de guerre pénalise aussi celui qui la pratique. En effet, la guerre par procuration implique de « déléguer » la guerre à un ou des alliés. Ces alliés sont souvent des factions locales : tribus, milices, partis politiques… ou des conglomérats de ce genre. De ce fait, on se rend dépendant de ces alliés qui poursuivent presque toujours leur propre agenda politique au détriment de celui du « procurateur ». De plus, ces alliés ne disposent pas forcément de la quantité, de l’expérience, de la discipline, du matériel, de l’armement nécessaires pour mener certaines opérations.  

C’est la conduite de ce type de guerre par Paris que blâme le colonel Legrier. Présent sur le terrain, il décrit la victoire d’Hajin comme « très poussive, à un coût exorbitant et au prix de nombreuses destructions ».  On peut mettre en cause l’armement léger des combattants des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), nos alliés durant la batille. Par ailleurs, les FDS avaient été aussi inquiétées par des déclarations de Donald Trump sur le retrait des forces US de Syrie (ce qui les auraient livré au régime Assad ou à leurs ennemis trucs).  

Evidemment, il existe des solutions pour remédier à la faiblesse d’un allié local, un proxy comme disent les Américains. Ces solutions sont notamment l’instruction et l’appui. Mais, elles sont discutables. Par exemple, il n’a fallu que quelques semaines à l’armée irakienne pour abandonner tout le nord de son propre territoire et battre en retraite devant les troupes fanatisées de l’Etat islamique. Pourtant, cette armée avait été formée et équipée par des instructeurs américains. Dans l’affaire, le Pentagone a perdu quantité de matériel et de temps à former un allié incapable. Quant à l’appui, il prend corps sous forme de soutien aérien, d’artillerie ou d’assistance de forces spéciales. La task force Wagram en est la parfaite illustration.  

Cependant, même les appuis ont leur faiblesse. Il est difficile voire impossible d’utiliser des avions ou des canons en cas de météo défavorable. Face à une telle puissance de feu, l’ennemi cherchera le contact. Un contact tel que l’utilisation de l’appui aérien bombarderait autant des forces amies qu’ennemies. L’EI a recouru à cette tactique plusieurs fois.  

Mais, la vraie question posée par le colonel Legrier est celle-ci : pourquoi continuer à entretenir une armée que l’on n’ose pas engager contre l’ennemi le plus dangereux de notre temps ? Les troupes de l’EI dans Hajin n’étaient que 2000 sans moyen lourds, sans moyen motorisé.  

Malgré leur valeur, les artilleurs ne sont que des appuis. Malgré leur technique, les aviateurs ne peuvent pas tout. Les forces spéciales sont engagées pour des opérations discrètes, délicates, spéciales mais pas pour une bataille rangée. Au final qu’est-ce qui a empêché la France, pour prendre en exemple la première armée d’Europe, d’envoyer un groupement tactique interarmes ? Hajin aurait été prise en quelques heures ou quelques jours au lieu de 5 mois. Les infrastructures de la zone (routes, ponts, mosquées, hôpitaux et habitations) auraient été épargnées. Les Occidentaux auraient pu clamer avoir remporté une victoire claire, nette et sans appel avant d’évacuer la Syrie. 

Ce n’est pas le cas. Les populations locales ne connaissent l’aide occidentale que par les dégâts de nos frappes. Dans la lutte contre l’Etat islamique, nous avons perdu l’initiative en Syrie à cause d’alliés incontrôlables. Nous en paierons tôt ou tard le prix. 

Dans son article, le colonel Legrier interpelle à demi-mots les responsables politiques. La guerre par procuration est un choix politique et non militaire. S’ils veulent retrouver leur liberté d’action, les responsables politiques se doivent de renoncer à la guerre par procuration. Ils doivent faire appel à leurs propres forces. Compétentes, motivées, bien équipées, les armées occidentales sont une épée dans les mains de leur Etat. 

Je conclurai en citant Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».