Les enjeux de la capitalisation des entreprises françaises après le Covid-19

 
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Une nouvelle grande dépression, la pire crise économique depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, un cataclysme financier sans précédent, une explosion du chômage… on l’a compris les conséquences à moyen terme de la crise sanitaire du Covid-19 pour les entreprises françaises seront légions. Si certains se mettent à craindre une vague de licenciement sans précédent, c’est qu’ils anticipent une tension et une explosion des difficultés sur un point faible récurrent du tissu industriel français : la faible capitalisation des entreprises hexagonales.

En effet, les acteurs économiques français ont la particularité d’afficher depuis longtemps un des taux de fonds propres parmi la moyenne basse des pays européens. La faute à un financement externe axé sur l’emprunt, une fiscalité bien peu encourageante, une ouverture à l’international qui favorise le départ des bénéfices à l’étranger, mais aussi à des spécificités juridiques et culturelles qui nous placent derrière nos amis espagnols, mais devant nos amis allemands. Face à l’ampleur du dispositif qui a été mis en œuvre par le gouvernement français pour aider les entreprises à survivre (chômage partiel, prêts garantis, plans de relance), un problème de moyen terme va vite émerger : au-delà de la fourniture de liquidités aux entreprises, l’on ne pourra assurer les fondations d’une bonne relance qu’en se posant la question de leur solvabilité. Dans ce contexte de crise, quels sont les enjeux de ce sujet, et en quoi la capitalisation des entreprises françaises sera-t-elle un atout pour faire repartir la croissance économique ?

L’ADN financier de l’entreprise

Les capitaux propres représentent pour une entreprise la somme de plusieurs éléments. Tout d’abord le capital social, qui est constitué par l’ensemble des apports (liquidités, machines, brevets, marques, bâtiments, savoir-faire) qui auront été effectués par les associés lors de la fondation de l’entreprise, et qui seront sanctuarisés dans un compte spécifique de la comptabilité afin de ne pas être vendus, pour servir de garantie ultime aux futurs créanciers de la société. C’est pour cette raison que cette somme servira par la suite à déterminer la répartition du pouvoir entre les associés (le découpage du capital en actions ou en part sociales individuelles) et celle des futurs dividendes. A cela s’ajoutent les « réserves », qui sont les bénéfices des années précédentes qui n’auront pas été distribués ou investis, et le résultat de l’année. Cet ensemble (qu’on appelle aussi « fonds propres ») représente le magot d’une entreprise, les ressources propres  qu’elle possède et qu’elle peut mobiliser pour développer son activité en toute indépendance. A côté de ces ressources peuvent aussi exister d’autres sources de financement qu’elle peut utiliser pour effectuer des investissements : la dette (qu’elle soit bancaire, privée, obligataire…), les augmentations de capital (faire rentrer de nouveaux actionnaires au capital ou augmenter la part des existants) ou la galaxie tentaculaire des produits financiers hybrides, qui mélangent des spécificités de chaque instrument (options, obligations convertibles, dette subordonnée, swaps…). Une entreprise qui arrive à se financer uniquement via ses fonds propres restera donc indépendante de tout acteur extérieur ou de tout prêteur, rester « en famille » entre dirigeants, et ne pas dépendre du bon vouloir d’un banquier pour continuer à exister, à la contrainte près de devoir partager une partie de ses bénéfices avec ses actionnaires. C’est aussi disposer d’une assise solide, d’un matelas de sécurité pour affronter les épreuves en cas de coup dur, comme une crise ou une récession. Cela posé, quelles sont les spécificités en la matière des entreprises françaises ?

Des entreprises françaises dans la moyenne

Selon une étude réalisée par la Banque de France [1], au sein de l’Europe, les champions du taux de fonds propres (proportion des fonds propres par rapport au total du bilan) sont les Espagnols, avec en 2001 un taux avoisinant les 40%. Les élèves les plus en retrait sont les Allemands et les Italiens (avec un taux de 20% environ), tandis que les entreprises françaises affichent des taux de 30%. Ce positionnement contrasté peut s’expliquer par des facteurs tout aussi économiques que culturels.

Tout d’abord, les entreprises qui font la robustesse du tissu industriel allemand entretiennent avec leurs banquiers des relations de long terme, fondées sur la confiance réciproque et l’association productive dans le temps, détachée de la simple interaction entre un prêteur et son débiteur. Ce partenariat informel, surnommé « hausbank » outre-Rhin permet au banquier d’être associé plus étroitement à l’activité, et de par cette réduction de l’asymétrie d’informations, entraîne de sa part une moindre exigence de capitaux propres pour octroyer une ligne de prêts ou des conditions de covenant (critères financiers à atteindre pour ne pas déclencher un remboursement anticipé de l’en-cours) assez souples, ce qui n’incite pas les entrepreneurs à les augmenter régulièrement. En Italie, le mouvement est inverse : les PME transalpines sont multibancarisées, et n’hésitent pas à entretenir des lignes de crédit auprès de multiples établissements, ces derniers gérant leur en-cours presque comme un portefeuille d’investissements, où il faut multiplier les positions de trésorerie pour amoindrir les risques. De ce fait, la multiplicité de ces interactions fait que les banques n’exigent pas non plus de leurs clients un niveau de fonds propres très élevés, gérant leur risque de défaut par la diversification des positions. De telles pratiques ne sont pas d’actualité en France, restée sur le modèle de la banque universelle très volumineuse et très à cheval sur le risque de crédit, qui peut imposer à ses clients des ratios supérieurs à ceux qu’elle-même doit respecter du fait des normes internationales (normes de Bâle II et III).

Une autre source d’explication serait aussi à trouver dans la spécificité du droit français des entreprises en difficultés. Alors que la plupart des pays européens disposent de procédures très protectrices des créanciers (en clair, si l’entreprise fait faillite, le droit et la justice vont chercher avant tout à rembourser en priorité les prêteurs et les apporteurs de capitaux), le système français (procédure de sauvegarde et de redressement judiciaire) va chercher avant tout à réaliser des plans de continuations, et à préserver au maximum la continuité de l’activité ainsi que la préservation des emplois (recherche d’un repreneur).  Dans ce cadre, les créances de salaires sont plus privilégiés que celles les apporteurs de fonds, sauf dans le cadre du privilège du New Money, c’est à dire d’un prêteur qui apporterait de l’argent pour sauver l’entreprise, qui pourra se rembourser en priorité sur les actifs en cas de faillite. Ce différentiel dans la protection des investisseurs expliquerait aussi le degré d’aversion au risque plus faible des prêteurs allemands, qui expliquerait leur absence d’exigence de fonds propres délirants, là où les prêteurs français chercheront à se garantir au maximum sur des fonds propres élevés.

Enfin, d’autres sources alternatives de financement sont très développées en Allemagne (prêt interentreprises, pool de financement sectoriel, financement intragroupe), et ne le sont pas autant de ce côté du Rhin, ce qui expliquerait encore l’attrait du financement classique par capitaux propres.

Les spécificités françaises

Les structures de capital françaises reflètent des spécificités bien hexagonales. On assiste depuis les années 90 à une concentration croissante de ce dernier : en 1998, la Banque de France [2] estimait que 37%  des entreprises étaient détenues à plus de 50% par une autre société, 35% l’étaient par une personne physique, le reste ne comportait pas d’actionnaire avec une part supérieure à 50% (ce qui faisait entrer en jeu des pactes d’actionnaires). Cette spécificité souligne le modèle capitaliste français, qui préfère se baser sur une structure hiérarchique pyramidale pour assurer la gouvernance de la société, là où les Anglo-Saxons se satisfont des jeux de pouvoirs et des changements d’alliance dans les Boards, sans parler de la « mitbestimmung », la culture de la cogestion à l’allemande, qui associe patrons et salariés dans les décisions. Cette polarisation de la possession des titres peut aussi s’expliquer par la faiblesse des institutions financières dans le financement des entreprises par rapport aux pays anglo-saxons, elles qui ont le culte de la participation minoritaire et de la prise de contrôle progressive (par exemple l’activité de « Business Angels » en France est moins développée qu’aux USA). On note aussi l’importance relative du capital familial [3] (plus de 50% du capital des entreprises en 1996 est possédé par un ensemble d’une même famille, et ce taux passe à 80% pour les parts donnant accès à la pleine propriété de l’entreprise). Cette spécificité expliquerait aussi la plus faible capitalisation des PME françaises par rapport à leur cousines germaines. Enfin, sur la même période, 30% du capital était détenu par des entreprises non financières, via des participations croisées et circulaires de sociétés entre elles (l’exemple de l’alliance Renault-Nissan fait foi).

Un autre fait à relever est aussi la prédominance des non-résidents (au sens fiscal du terme) parmi les détenteurs de capital français. Cela peut être des entreprises immatriculées à l’étranger, ou des personnes physiques qui ont la majorité de leurs revenus hors de France. Leur taux de possession global est passé de 10% en 1977 à 30% en 2015 [4], principalement du à l’ouverture du marché des capitaux permise par le Traité de Maastricht, et à l’opportunité offerte par les vagues de privatisations enclenchées depuis 1986. On peut aussi noter la patte des « paradis fiscaux européens » (des pays comme le Luxembourg ou les Pays-Bas), qui offrent des conditions fiscales très avantageuses pour réaliser des investissements à l’étranger. Ainsi, les entreprises françaises ou étrangères investissant via leurs véhicules viendront gonfler la part des non-résidents. Pourtant, ces derniers restent majoritairement Européens ou Américains. Malgré les coups d’éclats médiatiques, les rachats d’entreprises françaises par les Chinois et les Quataris ne représentent qu’un petit 1% du capital total estimé.

Enfin, un autre phénomène à noter est la baisse tendancielle de la part des épargnants dans le financement des entreprises [5] : ces derniers sont plus réticents en France à prendre des participations au capital, et ceux malgré une démocratisation des produits d’accès (Plan Epargne Action). Le dogme de l’assurance-vie investie en Bons du Trésor et du Livret A ont la vie dure. Tout comme celui de l’actionnariat d’Etat, qui n’a pas disparu en France malgré des vagues de privatisations successives.

De ce tour d’horizon du capital des entreprises françaises, on peut tirer deux leçons. Tout d’abord, la pérennité d’une relance de l’économie suite à la pandémie de Covid-19 passera par un renforcement de leur capacités d’investissement, qui peut se faire via un renforcement de leur fonds propres. En suivant les tendances de l’économie française, il conviendra donc de faciliter encore plus l’investissement direct en réorientant une partie de notre épargne vers nos entreprises, via des produits bancaires adaptés. Cela sera en plus un bon moyen de renationaliser notre capital national. Pour autant, cette exigence doit aussi être couplée à un effort d’intégration plus poussée des marchés de capitaux au niveau européen [6], pour profiter au maximum des allocations d’actifs transnationales, et combler le déficit d’épargne pour financer l’économie. Un bon moyen de sortir de la spirale infernale de « l’argent magique » de la BCE. Après le dé-confinement, la recapitalisation !

Sources :

[1] - Les capitaux propres des entreprises et la stabilité financière : L’apport d’une approche par « les capitaux propres nets en risque – ou net worth at risk »
https://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/archipel/publications/bdf_rsf/etudes_bdf_rsf/bdf_rsf_08_etu_4.pdf

[2] - Structure du capital des entreprises françaises en 1996
https://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/archipel/publications/bdf_bm/etudes_bdf_bm/bdf_bm_55_etu_2.pdf

[3] - L’évolution de l’actionnariat en France : 1977-2017
https://www.cairn.info/revue-d-economie-financiere-2018-2-page-73.htm#

[4] - Qui détient les entreprises françaises ?
https://sms.hypotheses.org/18560

[5] – Le financement des TPE-PME (rapport du Médiateur du Crédit)
https://mediateur-credit.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/ofe_2019.pdf

[6] – Union des marchés de capitaux en Europe
https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/vers-une-veritable-union-des-marches-de-capitaux-1006382